XII

– C’est curieux, ils ne peuvent jamais taper les chiffres en face des noms imprimés, aux « Auteurs ». Regardez, Fanny. À cause du décalage de la colonne dactylographiée, c’est nous qui avons l’air d’avoir fait 2 440 avant-hier soir, et les Mathurins 22 000.

Jane tendait la feuille des recettes à Fanny.

– Vous avez les feuilles de la première semaine, Jane ? Donnez-les-moi. Vingt… Seize, dix-sept mille quatre, dix-huit mille quatre, vingt mille trente-deux…, lut Fanny à mi-voix. C’est bon, n’est-ce pas ?

Jane hocha la tête.

– Bon ? Je vous crois ! La fortune, Fanny ! Et les fêtes qui approchent…

– Les fêtes ?

– Mais Noël, voyons ! Trois matinées, deux réveillons… Et la reprise du Logis à Antoine… Et la tournée du Raisin dans la périphérie !… Ce Farou ! On ne peut déjà plus lui parler, dit Jane assez aigrement.

– Alors, c’est… c’est vraiment un succès ? insista Fanny. On en est sûr, maintenant ?

– Quelle question !… Pourquoi tenez-vous à… ?

Elle s’avisa que Fanny, la tête penchée sur les feuillets, ne lisait plus. Elle nota aussi que Fanny était habillée de neuf, amincie dans une robe d’un bleu sombre qui lui donnait un air de visite discrète ou de départ, et que les papiers tremblaient entre ses mains.

– Alors… soupira Fanny, alors… allons-y.

Elle releva sur Jane un regard trouble et presque suppliant. Le fard de sa bouche laissait à découvert une petite marge de lèvre d’un blanc mauve étrange, et le soleil bas de décembre, jouant à travers les arbres du Champ-de-Mars, l’obligea à cligner des paupières.

Le même soleil blondit, jusqu’au vert tendre des chevelures du jeune maïs, la tête de Jane qui, d’un mouvement rapide, se glissa hors du rayon.

– Allons-y… répéta Fanny d’un ton morne. Voilà… Ma pauvre Jane…

Le battement de son cœur, son sang bourdonnant dans ses oreilles, désordonnaient ce qu’elle avait résolu.

« Qu’ai-je dit… ma pauvre Jane… Ce n’est pas cela qu’il fallait… »

Mais elle avait affaire à une rivale qui ne voulut consentir à aucune infériorité, et qui ne lui laissa prononcer que quelques mots de plus :

– Voilà… Jane… J’ai appris que vous… que Farou…

– Attendez ! interrompit Jane. Attendez ! Un moment…

Elle réunit ses forces avec gravité. Sur ses joues, un fard rose d’une teinte très pâle, invisible d’habitude, se révéla, délimita sa forme d’ovale allongé.

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– Qu’allons-nous faire demanda-t-elle.

À cause du « nous », Fanny rougit.

– Comment, ce que nous allons faire ?

– Oui… Est-ce Farou ou bien est-ce nous qui en déciderons ? Si vous permettez, je vais m’asseoir. Je ne me sens pas très bien, debout.

Assise, Jane dut lever vers Fanny son visage qui, d’abord, parut paisible, allégé seulement de son habituelle candeur.

Pour lutter plus librement, elle sembla ne garder que l’essentiel de ses traits, qui marquèrent la trentaine proche, la forme changeante de la bouche sous le nez un peu long, de très beaux yeux de jalouse. Elle reprit :

– Vous en avez parlé à Farou ?

– Non. Vous le sauriez.

– Pas forcément… Je vous remercie de m’en avoir parlé la première.

– La première ? Vous alliez m’en parler ?

Jane rejeta loin d’elle, de la main, une semblable initiative.

– Non… Oh ! Grands dieux, non !… De m’en avoir parlé, à moi, premièrement. Alors… nous décidons quoi ?

Un tel calme, même simulé, prenait Fanny au dépourvu. Elle se savait capable d’improviser, mais à la faveur d’un mouvement de passion. Elle sourit, faute de mieux.

– Il me semble que ça tombe sous le sens, ce que nous déciderons, dit-elle.

– Bon, je comprends. Mais alors, c’est votre décision à vous, Fanny, votre décision à vous seule…

Ses yeux gris, pleins de prière, avertissaient Fanny qu’elle ne devait pas compter avec l’outrecuidance des paroles, mais avec l’arrière-pensée, inexpliquée, qui les dictait.

Cependant, Fanny ouvrit ses narines blanches et l’approche de la colère l’éclaira toute.

– Ne vous emportez pas, Fanny !… Mon Dieu, comme il faut faire attention à toutes nos paroles ! Laisserez-vous Farou en dehors de… de notre débat ? Ignorera-t-il notre conversation d’aujourd’hui ?

– Non, voyons ! Qu’est-ce que vous allez chercher ? C’est impossible !

– Vous avez réfléchi à cela, Fanny ?

– Parfaitement réfléchi.

Elle mentait. Elle avait seulement pensé qu’après une manière de cri : « Je sais tout ! » les choses s’arrangeraient ou se bouleverseraient fatalement. Mais elle ne voyait devant elle qu’une raisonnable jeune femme, émue, certes, qui déjà discutait, qui s’apprêtait sans doute à employer des connaissances pratiques et une résignation louvoyante.

« C’est qu’elle sait, elle, pensa Fanny. Elle a disputé, à plus d’une femme, plus d’un homme… »

– Je crains, dit Jane, en secouant la tête, que vous n’y ayez moins réfléchi que moi…

– Depuis moins longtemps que vous, c’est probable.

– Si vous préférez.

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Mais Fanny n’aimait ni cette souplesse, ni cette aisance. Elle baissa le front comme un cheval qui s’encapuchonne, et doubla son menton.

– Que va-t-il faire ? demanda Jane plus bas, comme à elle-même.

Fanny sourit, montrant la marge pâle de ses lèvres rouges.

– Vous avez peur ?

– Peur ? Non… Peut-être que oui.

– Peur de quoi ?

Jane mit son regard tristement dans celui de Fanny.

– Mais de tout ce qui peut arriver, Fanny, de tout ce qui va transformer notre vie…

– Vous pourrez toujours le voir au-dehors, dit Fanny d’une vilaine voix.

– Voir qui ?… Ah ! Farou… Je ne pensais pas à Farou.

– C’est bien de l’ingratitude, dit la même voix.

– Je ne dois pas de gratitude à Farou, répliqua Jane en haussant les sourcils.

– Encore heureux que vous ne réclamiez pas, devant moi, la sienne.

Une toux convulsive coupa le souffle de Fanny. Jane fit un geste découragé, et s’accouda à la table, en appuyant sa tête sur sa main. Le soleil de décembre avait déjà quitté la pièce, et la couleur du crépuscule, clair et vert, verdissait la singulière chevelure de Jane, qui découvrait un plat et trop large intervalle de joue, entre le nez et la très petite oreille.

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Une larme raya cette joue plate, gagna le coin de la bouche qui la but avec indifférence.

– Trois ans et demi, quatre… Presque quatre ans… compta Jane, pour elle-même.

Aidée par un mouvement de violence, Fanny sortit de son ankylose.

– Je vous dispense des statistiques, et des détails, vous savez ! cria-t-elle.

Le profil rayé d’une larme se tourna vivement, et Jane toisa son amie.

– Qu’est-ce que vous croyez donc, Fanny ? Vous croyez que, depuis tantôt quatre ans, je suis… Que Farou est…

– N’ayez donc pas peur des mots ! Et quant au temps… nous savons qu’il ne fait rien à l’affaire, n’est-ce pas ?

– Oh ! mais si, ma chère, quand il s’agit de Farou !…

Elle haussait les épaules comme si elle riait.

– Fanny, vous avez devant vous un bien ordinaire caprice de Farou… tout ce qu’il y a de plus ordinaire…

L’humilité, la grimace amère de Jane, révoltèrent Fanny comme autant de gestes de basse comédie.

– Ce n’est pas vrai ! Ayez le cœur de ne pas mentir ! Est-ce que je vous menace ? Est-ce que je me plains ? Finissons au moins convenablement… commodément… ce que nous avons entamé… Oui, commodément…

Elle s’enrouait en parlant haut, s’en remettait à sa colère, avec un plaisir égaré, du soin de la mener plus loin. Mais, en même temps, elle redoublait le mot « commodément », en y attachant une vertu modératrice. Elle eut la surprise de voir Jane, dressée sur ses pieds, avancer à la rencontre du sien un visage hardi.

– Comment ? Comment, ce n’est pas vrai ? Et qu’est-ce que je serais donc, alors ? La femme que Farou aime, peut-être ? Vous pensez que je me fais petite pour vous attendrir ? Ma pauvre Fanny ! Vous m’avez dispensée des statistiques, sans quoi je ne vous ferais pas mystère du nombre de semaines qui ont passé sans que Farou daigne me traiter autrement que comme…

Une porte, refermée à la volée dans l’appartement, lui coupa la parole. Toutes deux, dans leur posture d’aigre chicane, les mains sur les flancs, écoutèrent.

– Ce n’est pas lui, dit enfin Jane. Si c’était lui, nous aurions entendu d’abord la porte du palier…

– Elle fait très peu de bruit depuis qu’on a posé les nouveaux bourrelets, dit Fanny. De toute manière, il n’entre jamais ici avant le dîner…

Refroidies, elles s’écartèrent l’une de l’autre, comme si elles renonçaient tacitement à un plan de bataille. Fanny alla déployer les doubles rideaux des deux fenêtres, alluma les lampes sur les deux tables. Elle s’assit, tisonna les braises, chargea de bûches les chenets. Elle sentait le froid de la nuit commençante, cristalline et cinglée de bise, et elle grelottait malgré les radiateurs et le feu de bois.

Son moment furieux passé, elle avait déjà moins de goût pour affronter, fût-ce « commodément », Jane et la vérité, ou Jane et le mensonge. Sage et de volonté courte, elle se disait déjà :

« Nous étions mieux, avant… Aucune de nous deux ne tirera profit, ni bonheur, de ce qui va venir… Si Jane ne parlait plus, cela vaudrait mieux… »

Mais Jane parla de nouveau.

– Ah ! Fanny, si je pouvais me faire comprendre… Vous ne savez pas, vous ne savez pas…

Fanny releva son front blanc, sa mouvante mèche noire.

– Mais je vais savoir, dit-elle d’un ton morne. Je ne vois pas comment je vous empêcherais, maintenant, de me faire savoir. Je vous en prie, ne nous laissons pas entraîner à échanger des choses… des choses comme les femmes ont la rage de s’en dire sur leurs amants, sur leurs indispositions mensuelles et leurs maladies, des choses dégoûtantes…

Elle avala sa salive avec répugnance. Et contradictoirement elle ajouta, d’un trait :

– D’ailleurs, j’en sais assez… Et puis, je vous ai vus un jour dans la salle de bains pendant qu’il vous embrassait, un jour que vous aviez un tablier et vous repassiez…

Elle se tut, honteuse. Mais Jane ne se souciait guère de honte ni de silence. Elle se jeta sur ce souvenir avec une gloutonnerie d’aveux et de rancune :

– Dans la salle de bains ? Un jour où je repassais ? Ah ! mais parfaitement ! Ah ! parlons-en ! Ah ! vous tombez bien !

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Elle se mit à marcher de long en large, en faisant claquer sur sa paume un coupe-papier flexible :

– Oui, oui ! Ce jour-là, parfaitement ! Il m’a embrassée comme il aurait embrassé la bonne, vous m’entendez ? Et quand je dis comme la bonne, je suis moins qu’une bonne à ses yeux, moins que toutes les Asselin et les Irrigoyen du monde ! Vous savez pourtant ce que c’est que les toquades de Farou, voyons, Fanny ! Vous m’en avez assez parlé, vous m’avez assez montré votre sagesse supérieure, votre indulgence… votre complaisance…

Jane s’arrêta un instant, secoua ses cheveux en arrière, renifla des pleurs d’irritation. Deux maigres petites larmes tremblaient et brillaient au coin de ses yeux, et elle continuait de faire claquer le coupe-papier.

À mesure que Jane avoisinait le désarroi, Fanny revenait à un calme inopportun, d’où elle jugeait qu’aucun paroxysme ne convenait à Jane. « Elle est faite pour des manifestations moyennes ; des douleurs blond-cendré… »

– … On croirait vraiment, à vous entendre, Fanny, que vous ne savez pas ce que c’est que Farou !

– C’est mon mari, dit Fanny.

Elle empreignit sa réplique d’une simplicité assez pompeuse, et n’en fut pas contente. Elle n’en retira pas non plus l’effet qu’elle escomptait, car Jane s’écria :

– Dieu merci, Fanny !

– Je ne pensais pas avoir à en remercier qui que ce soit, dit Fanny. Même pas vous.

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Jane parut intimidée pour la première fois, et regarda de côté et d’autre.

– Je voulais dire Dieu merci, vous étiez là aussi… En même temps que lui… On se sent tellement seule, avec Farou… acheva-t-elle comme au hasard.

Elle ajouta de la même manière tâtonnante et précipitée :

– Avec d’autres hommes aussi, naturellement, on se sent seule… Mais avec Farou davantage… Je ne dois aucune gratitude à Farou, c’est parfaitement exact. Mais je dois ici de la reconnaissance à quelqu’un…

– Charmante façon de me la manifester ! éclata Fanny.

Sur ce cri, Jane s’apaisa, comme si ce fût son tour de flegme.

– Je vous l’ai manifestée, Fanny, comme j’ai pu… Ce n’était pas commode. Depuis quatre ans, j’ai tellement pensé plus à vous qu’à Farou…

Fanny se leva roidement :

– Non, dit-elle. Pas ça. Rien n’est monstrueux entre nous, jusqu’à présent ; tout y est même extrêmement banal. Mais je ne supporterai pas le couplet sensible… Oh ! Jane !…

Elle cacha son visage dans ses mains, et le découvrit promptement pour que Jane ne crût pas qu’elle pleurait.

– Ce n’est pas un couplet sensible ! protesta Jane. Pourquoi aurais-je pensé tant que ça à Farou ?

Elle lut, sur les traits de Fanny, l’étonnement que Farou nommait « la stupeur du joli poisson » et poursuivit avec impatience :

– Mais oui… Ce que vous ne comprenez pas tout de suite, vous le traitez de mensonge. Vous êtes si neuve, Fanny…

Elle s’adoucit, tendit vers le chaud visage de Fanny une main en coupe comme pour épouser, de la paume, le suave et lourd contour de la joue :

– Si neuve… si fraîche… Quelle différence avec moi…

– Oui, oui, interrompit Fanny avec une prévenance hors de propos, car elle craignit puérilement, tout à coup, de voir entrer dans la conversation Quéméré, et Meyrowicz, et Davidson, et…

– Vous dites oui, oui, mais comment voulez-vous comprendre, dans votre état ? Eh ! oui, cet état de nouveauté, cet état jeune fille dans lequel vous passez votre vie… Pour vous, il y a Farou, et encore Farou, et seulement Farou, et pas d’autre homme que Farou… C’est très beau, – et encore je n’en suis pas sûre, que ce soit très beau, – mais, moi, je ne vois pas, je n’ai vu à aucun moment Farou des mêmes yeux que vous, mettons du même cœur que vous… Je n’ai pas été très longue à faire la différence entre vous deux, Fanny, et à partir du moment où je l’ai faite, alors… Oh ! alors…

Elle s’agitait, changeait de ton comme si elle eût, enfin, touché et presque franchi la zone la plus pénible de leur entretien. Elle écartait, puis ramenait à elle, de la main, ce qu’elle voulait exprimer.

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La sincérité s’éloignait et se rapprochait d’elle comme une tentation.

– Alors, vous comprenez, ça n’a pas traîné ! Non, ça n’a pas traîné !

– Mais quoi, à la fin ? demanda Fanny.

Jane tourna les épaules sous sa robe, avec une gaucherie provinciale et empruntée que Fanny remarquait pour la première fois.

– Ça me gêne à dire, Fanny… Je ne me gêne pas pour vous parler de Farou. Farou, c’est un homme, un homme qui est séduisant, un homme connu, qui a beaucoup de talent ; enfin, Fanny, je vous avoue qu’il n’en faut pas tant pour séduire une fille comme moi, qui n’a aucune raison d’être sérieuse, de rester chaste et solitaire… Il n’y a rien d’étonnant à ce que je sois devenue facilement amoureuse, jalouse, mécontente, enfin tout ce que vous avez vu de moi… Mais, en somme, à part que Farou est Farou, il n’a rien de tellement extraordinaire comme homme… Tandis que vous, Fanny, vous…

Elle s’assit, prit son mouchoir et se mit à pleurer d’une manière abondante, facile et discrète qui semblait lui être nouvelle, et agréable.

Elle se moucha et reprit posément :

– Vous, Fanny, vous êtes beaucoup mieux, comme femme, que Farou comme homme. Beaucoup, beaucoup mieux…

– Oh ! dit Fanny superbement, faut-il que vous le connaissiez mal !

Jane tourna vers elle un regard fin de femme :

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– La preuve…, dit-elle en souriant à demi… Vous avez bien failli me le faire croire, qu’il était incomparable…

– C’est ça, dit Fanny en hochant la tête, ça va être ma faute…

– Oui et non… Dans un certain sens.

Elle voulut sans doute expliquer, exposer à Fanny la condition des nouvelles serves élégantes, détachées et voyageant comme font dans l’air les semences empennées, leur facilité, leur séduction anonyme, mais elle y renonça devant la femelle brune et butée, sédentaire, qui relevait d’un code plus ancien.

– Je parle des premiers temps, naturellement. Après…

– Après, vous êtes devenue mon amie, dit Fanny avec une douceur de mauvais augure.

– Non, répliqua Jane nettement. Je l’étais avant. Je ne pouvais pas cesser de l’être…

– Pour si peu, suggéra Fanny.

– Je n’ai rien, en effet, de la femme fatale, poursuivit Jane. Ni de la gaupe intéressée, ni de l’ambitieuse. Vous pouvez me rendre cette justice. Qu’est-ce que vous risquiez, avec moi ? Pas grand-chose…

– Oui… Vous auriez voulu être la seule à me tromper, précisa Fanny avec la même douceur.

– … Mais j’avais contre moi, contre nous, votre indulgence envers Farou, votre damnée indulgence, votre soi-disant compréhension de Farou… Votre manie de le couvrir de louanges, et de malédictions cent fois plus flatteuses encore… Votre « supériorité » qui consistait à mettre Farou à la disposition de toutes les femmes, vous la trouviez honorable, Fanny ? Moi, pas. Ah ! non ! moi, pas !… C’est un trait qui vous déparait, qui rabaissait l’idée que je me faisais de vous… Vous, dit-elle en contemplant Fanny avec une admiration exigeante, vous, c’était moi, en plus beau.

Elle s’éloigna, souleva un moment le rideau d’une fenêtre et le laissa retomber promptement comme pour cacher ce qu’elle avait revu dans la nuit minéralisée. Elle revint poser sa main sur l’épaule de Fanny, l’ébranla légèrement :

– Et vous me demandiez, tout à l’heure, si j’avais peur ? Mais je tremble, je gèle de peur, Fanny ! Vous, vous pensez à vous débarrasser de moi, vous pensez que les petites affaires physiques de l’amour sont des crimes si j’y suis mêlée, vous pensez à m’arracher Farou, comme s’il ne s’en était pas déjà occupé, lui-même, il y a beau temps ; vous pensez à faire maison nette, et à brûler de la résine au benjoin dans ma chambre, peut-être… C’est fabuleux qu’on puisse penser à l’amour tant que ça ! Ça n’est pas si grave, un homme, ça n’est pas éternel ! Un homme, c’est… ce n’est pas plus qu’un homme… Croyez-vous qu’on rencontre un homme tout seul, comme ça, isolé, libre, tout prêt à vous vouer sa vie ? Un homme n’est jamais seul, Fanny, et c’est assez terrible, en effet, qu’il ait toujours une femme, une autre maîtresse, une mère, une servante, une secrétaire, une parente, une, quoi ! Si vous saviez ce que j’ai pu rencontrer, comme femmes, autour d’un amant !… C’est horrible. Le mot n’est pas trop fort.

Elle serrait ses mains, autour de ses avant-bras, au point que le bout de ses doigts se décolorait. Elle se versa brusquement un verre d’eau qu’elle approcha d’abord de ses lèvres, puis elle se ravisa et le tendit à Fanny.

– Pardon. Je meurs de soif.

– Moi aussi, dit Fanny.

Elles burent en silence, courtoises comme les bêtes qui font trêve au bord du ruisseau. Elles étaient diversement marquées par l’émotion : Jane rouge aux pommettes, et Fanny pâle, avec des cernes charbonnés autour des yeux, et une bouche démaquillée, d’un mauve nègre. Fanny fit entendre, après qu’elle eut bu, un grand soupir de fatigue, et Jane esquissa de nouveau un geste de sa main autour de la joue arrondie, sans la toucher :

– Pauvre Fanny !… Quel tourment je vous donne… Voulez-vous…

Elle n’osa pas poursuivre. Fanny dit brièvement : « Non, merci », et s’absorba à chercher les termes exacts d’une ancienne remontrance de Jane à Farou :

« Elle lui a dit : « Vous feriez mieux de lui donner la main », ou « de la tenir par la main », je ne me souviens plus exactement… Elle lui disait aussi, le jour où ils me croyaient évanouie : « Ne lui cognez pas les pieds dans la porte ou quelque chose d’analogue, et : « Est-ce ainsi qu’on porte une femme ?… »

– Je vous dois de connaître l’envie de servir, dit doucement Jane.

Fanny ne put contenir son agitation, elle se leva, se mit à tourner sur place, comme elle faisait aux heures de gaieté, avec son agilité de créature ronde aux mouvements aisés.

– Non, dit-elle, non, je ne peux pas supporter… Puisque tout est gâté, il faut que vous changiez de langage, que vous cessiez de faire appel à notre émotion, d’exploiter ce lien, ce passé, cette…

Une porte s’ouvrit derrière elle.

A-â-â-âh ! bâilla une grande voix joyeuse. Tout’s ces femm’s ! Tout’s ces femm’s ! J’en ai des femm’s dans ma maison !

Il rentrait désordonné et content : son bel œil jaune languissant et impénétrable annonçait qu’il quittait un plaisir rapide ou un long travail. L’argent facile pour quelques mois, un succès recrudescent le paraient d’une jeunesse non point dessaisonnée, mais étrangère à l’actualité, et qu’il portait comme une lavallière à pois.

– Je viens de rencontrer Pierre Wolff, s ‘écria-t-il. Je dois avoir rudement bonne mine, car il m’a menacé d’artério-sclérose, de paralysie agitante, et…

Il s’avisa que Fanny, pas plus que Jane, n’avait bougé à son entrée. Il consulta les deux visages, les vit identiquement différents de ce qu’ils étaient le matin même, et demanda d’un ton de maître :

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Farou… commença Fanny…

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– Fanny, je vous assure… pria Jane.

– Qu’est-ce qu’il y a ? répéta plus haut Farou avec intolérance. Des querelles de femmes ? Des histoires avec les domestiques ?

Fanny regarda Jane et fit entendre un petit rire. Jane esquissa un mouvement de retraite de tout le corps, une sorte de politesse mimée, comme pour lui dire : « Je vous laisse libre, parlez… » À quoi Fanny répondit par un signe de tête : « Je me charge de tout. »

– Farou, reprit Fanny, nous venons de nous expliquer sérieusement, Jane et moi. Tu vois que nous sommes très calmes. Nous entendons le rester.

Elle parlait d’une bouche que la pâleur mauve avait gagnée tout entière, et articulait avec soin. Farou eut juste le temps de voir, sur le visage de sa femme, cette pâleur des lèvres, et des yeux trop grands, trop beaux, envahis par l’hébétude et qui n’exprimaient plus rien. Il dut croire qu’elle allait s’évanouir, car il avança un bras. Mais elle s’expliqua.

– Jane est ta maîtresse, je suis ta femme, nous ne pouvons rien décider complètement sans toi…

Farou, qui s’était assis, se leva lentement. Ses sourcils descendirent sur son front avec majesté, et les deux femmes n’eurent peur, un instant, que parce qu’elles le trouvaient beau. Elles attendirent, l’une et l’autre, elles ne savaient quel tonnerre…

– Laquelle de vous deux en a parlé ? dit enfin Farou.

– Moi, naturellement, déclara Fanny, offensée.

Il posa son regard sur elle, mais sans feu, et avec une défiance déjà réfléchie.

– Tu le savais depuis longtemps ?

Elle mentit, par une sorte de forfanterie :

– Oh !… très longtemps…

– Et tu l’as si bien caché ? Mes compliments.

Elle crut à une contre-offensive vulgaire et haussa l’épaule.

– Mais, continua Farou, si tu l’as réellement caché si longtemps… ce qui m’étonne… oui, ce qui m’étonne… pourquoi ne continues-tu pas ?

Stupide un moment, elle se ressaisit et cria :

– Tu crois donc qu’on peut garder pour soi une chose pareille, qu’on peut se taire indéfiniment ?

– J’en suis persuadé, dit Farou.

Elle en appela, du geste, à Jane, en balbutiant :

– Ça, par exemple… Ça, par exemple…

– Surtout toi, ajouta Farou.

– L’habitude, n’est-ce pas ?…

Jusque-là, Farou avait surveillé les mains tremblantes de Fanny. Mais il lui vit les yeux pleins de larmes, et prit de l’aisance.

– L’habitude, si le mot te convient. T’ai-je jamais retiré, quoi que j’aie fait, la moindre part de ma tendresse depuis douze ans ?

Sur ce mot, Jane s’avança dans la lumière, par un glissement doux, et Farou tressaillit.

– Je sens très bien, Jane, ce que cette scène a de particulièrement pénible pour vous… Mais toutes vos paroles la rendront plus pénible encore, je vous supplie de vous le rappeler.

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– Mais je ne voulais pas parler, dit Jane.

– Du reste, continua Farou, je suis prêt à revendiquer toutes les responsabilités.

Une exclamation aiguë de Fanny l’interrompit.

– Quoi, responsabilités ? Quelles responsabilités ? Qui te demande d’être responsable ?… Ce n’est pas ça, Farou… Dis ce que tu veux, fais quelque chose, occupe-toi de nous, mais pas de cette manière-là… Vite, Farou, vite !…

Elle avait horreur qu’il sût, en un tel moment, se modérer, et l’accusait déjà de révérence envers les us immémoriaux de l’homme pris entre deux femmes. Comment Farou n’avait-il pas encore tempêté, envoyé au diable l’humaine équité, tous les ménagements, la sensibilité de Jane et de Fanny, et ravi dans ses bras l’objet, fût-il temporaire, de son choix éclatant ? « Qu’il est lent, mon Dieu, qu’il est lent !… Une violence, mais amoureuse, et pour l’une de nous, n’importe laquelle, un désespoir, mais amoureux… Sommes-nous de si vieilles gens, pour qu’il reste ainsi froid, et qu’il n’ait même pas blasphémé ?…

– Nous ne sommes pas des fous, dit Farou. Je ne suis qu’un homme, mais un homme décidé à conserver un maximum d’équilibre dans une situation où tant d’hommes, et de femmes, perdent le leur. Si j’ai été, envers Jane…

– Je ne suis pas en question, intervint Jane. Je ne réclame rien, il me semble ? Je ne suis en question que si Fanny veut que je m’éloigne…ce qui est assez naturel.

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Il acquiesça d’un hochement de tête grave. Fanny cherchait sur toute cette force masculine, ombragée d’un crin chevalin, dessinée à grands traits, une décision mâle, et la trace de l’émotion qu’éveillaient, en elle, les paroles de Jane.

– Fanny sait très bien… dit Farou.

Il se reprit, s’adressa à sa femme :

– Tu sais très bien, Fanny, que tu es ma chère Fanny. Et moi, j’ai toujours bénéficié de ta tendresse pour moi, à travers tout, depuis plus de dix ans. Ce sont ces dix années-là qui me garantissent que tu sauras ménager celle qui mérite d’être ménagée. Je t’en suis d’avance reconnaissant.

« Celle qui méritait d’être ménagée » accueillit sans broncher la fin de la période et la stupeur de Fanny. Même elle indiqua, de la bouche arrondie, un sifflement d’admiration ironique. Elle semblait avoir perdu, depuis l’entrée de Farou, la faculté de s’émouvoir et de s’étonner, et suivait les mouvements de Fanny et de Farou en rapetissant ses yeux.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? Farou, qu’est-ce que ça veut dire ?… murmura Fanny consternée.

Elle revint à Farou juste à temps pour le voir réprimer un bâillement de détente nerveuse.

« L’envie d’être loin d’ici lui sort par les pores ! » pensa Fanny, hors d’elle. « Il va s’en aller… Il va trouver un prétexte pour s’en aller… Est-ce tout ce qu’il dira ? Est-ce ainsi qu’on finit, ou qu’on commence une saison de la vie ?… »

– Farou ! appela-t-elle avec une tristesse furieuse.

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– Mais oui, ma Fanny, je suis là. Je t’écoute. Veux-tu que nous causions seuls ?

– Farou !…

Elle repoussa cette douceur, cette prévenance qui la traitaient en malade délirante. Elle eût meurtri Farou pour voir jaillir de lui quelque chose d’involontaire, d’irrépressible, le sang, l’imprécation, la plainte…

Farou courut le risque de lui poser une main sur la tête, et de se pencher sur elle en lui renversant le front. Au fond des grandes prunelles jaunes, Fanny lut le désir de la convaincre par des moyens sensuels, mais, plus loin encore, il lui sembla que se tenait tapi, attentif, un peu couard, l’esprit de précaution… Sa folie retomba au plus bas d’elle-même, et elle fit, en courbant le col, glisser la pesante main sur ses cheveux.

– Écoute, Farou… Je ne suis pas capable de causer avec toi… Tu es entré trop tôt, comprends-tu ? C’est ça, tu es entré trop tôt.

– Tant mieux, dit Farou, très digne. Ma place est ici. Vidons tout cela.

Fanny le considéra, découragée. Elle avait envie, à son tour, de lui parler avec l’accent d’une déplorable bonté.

– Non, Farou, laisse… Il nous faut simplement achever, Jane et moi, de causer ensemble et de prendre, ce soir même, quelques… dispositions pratiques. Rien, entre Jane et moi, ne sera dit, qui nous oblige à élever la voix… N’est-ce pas, Jane ?

– Naturellement, dit Jane.

Elle se tenait debout à la même place, un peu en arrière de Fanny, et l’œil attentif.

– Bon… acquiesça Farou… Bien… Je n’y vois pas d’inconvénient. Tu n’en vois pas à ce que je reste à côté, dans le cabinet de travail ? J’ai confiance que rien de ce qui nous concerne, tous les trois, ne servira de pâture au public ? Pas même à un racontar d’office ? Une absolue confiance ?…

Il profitait de sa phrase suspendue pour gagner la porte lentement, à reculons, en imposant à l’une et l’autre femme son regard jaune, tombant de haut.

– Oui, oui, oui, répondait chaque fois Fanny.

Elle consentait impatiemment, de la tête, et le câble noir de ses cheveux, à la fin, se dénoua. Des deux mains, elle les rassembla à la hâte.

L’attention de Farou ne quittait pas les deux visages défaits, la chevelure épaisse et libre que tordaient les bras blancs… Dans ses yeux passa une proposition de paix que Fanny ne put voir, mais telle que Jane s’avança sur Farou d’un mouvement agressif.

– Oui vous pouvez avoir confiance. Mais laissez-nous causer seules.

Farou obéit avec un petit sourire crispé. Jane le suivit jusqu’à la porte, qu’elle referma, et revint à Fanny qui achevait de rattacher ses cheveux.

– Et voilà, dit Jane sèchement.

– Oui…, soupira Fanny accablée. Voilà.

Elle laissa retomber le long d’elle ses bras.

– Reposez-vous, Fanny. Rien ne presse.

Page 172

Fanny retourna à son fauteuil au coin de l’âtre et se serra contre le feu. Le passage de la femme de chambre obligea Jane à s’asseoir, à feuilleter le courrier de Farou et les papiers de la Société des Auteurs, qu’elle feignit de classer. La femme de chambre retraversa le salon, emportant le smoking et le linge de Farou.

– Il sort, dit Fanny à mi-voix.

– Oui, dit Jane. C’est ce soir les couturières du Gymnase. Vous irez ?

Fanny ne répondit pas. Elle se ramassait en boule sur son fauteuil, les seins contre les genoux, et contemplait le feu. Jane, à peine appuyée au dossier de son siège, semblait attendre qu’on la relevât d’une faction. Elle prit des notes sur un carnet, parut compter mentalement, regarda l’heure à son poignet.

Vers sept heures, Jean Farou rentra. Fanny répondit machinalement à son « Bonsoir, Mamie » et ne bougea pas. Mais il s’exhala de Jean Farou un parfum si outrageant, si délateur, que les deux femmes levèrent la tête en même temps.

– C’est toi qui sens comme ça ? demanda Fanny.

– Comme quoi, Mamie ?

La meurtrissure de ses paupières, sa bouche lustrée, épaissie et fiévreuse, sa jeunesse assombrie par la chute, le jeune garçon les dédiait à Jane, les tournait vers elle comme une insulte obstinée. Il riait avec dureté et lui apportait à respirer le bas parfum, l’annonce enfin de sa délivrance, l’odeur d’une autre femme.

– Va te changer, lui ordonna Fanny. Tu nous rends malades.

Il sortit, fier d’être compris et blâmé.

– Croyez-vous, dit Fanny. Ce que c’est vilain, un petit garçon qui devient un homme… Un peu plus il nous l’amènerait… Tellement fier d’avoir une maîtresse pour lui…

– Pour lui et contre moi, dit Jane.

– C’est juste.

Elles se sentaient rigoureusement seules, et parlaient sans ambages.

– Il fait ce qu’il peut, il se donne un mal pour ne plus vous aimer…

– Oh ! m’aimer… Peut-être assez pour me vouloir du mal… Peut-être m’en a-t-il fait… Je ne vous interroge pas, Fanny, ajouta Jane vivement. Si vous le voulez, pendant que nous sommes tranquilles, parlons peu, parlons net… Admettons que je parte demain…

– Non, non, interrompit Fanny. Plus tard, après le dîner… Vous entendez bien qu’on met déjà le couvert.

Jane regarda longuement son amie.

– Vous voulez que je dîne ici ?

– Mais ça va sans dire, voyons, dit Fanny, excédée. Ne compliquons pas.

– Bien. Vous avez raison. Je vais dans ma chambre ranger des choses. Si vous avez besoin de moi…

Elle retrouva Fanny à la même place, près du feu qui s’éteignait. Elle lui souffla : « Fanny, le dîner ! » Et Fanny, après une toilette sommaire, gagna la salle à manger, où le parfum rapporté par Jean Farou errait, affaibli. Par une exceptionnelle courtoisie, Farou attendait, debout, que sa femme fût assise.

Fanny remarqua qu’il s’était rasé de près, coiffé, poudré d’ocre discrètement. Son smoking lui serrait les reins, et il redressait sa nuque en effaçant les épaules. « À qui diable en a-t-il, ce soir ? », se demanda-t-elle. « Peut-être à moi… »

Attablée, elle se sentit fourbue, lâche et affamée. Elle mangea beaucoup, pour la plus grande surprise de Farou, qui la surveillait en causant avec son fils. Jane aussi causait avec Jean, qui marquait, non sans impertinence, une pause d’étonnement avant de répondre. Comme Farou penchait, cérémonieux, la carafe de champagne vers sa femme, elle se moqua de lui :

– Tu as un peu l’air d’un grand jeune premier qui joue les comiques, je ne sais pas pourquoi, ce soir…

Et elle se mit à rire du rire facile qui échappe aux êtres convalescents ou très fatigués. Elle pensait :

« Et mon chagrin, qu’est-ce qu’il devient, dans tout ça ? À quelle heure vais-je m’occuper de lui ? Il y a eu aujourd’hui de la place pour la raison, pour la déraison, la colère, pour tout, sauf pour lui… Ils finiront par me l’ôter…

Farou quitta la maison subtilement, avec agilité en parlant, en allumant une cigarette, en endossant un pardessus. Fanny le croyait dans l’antichambre, et Jane dans la salle de bains, quand il traversait déjà la rue. Fanny, seule en face de Jane, hocha la tête, un peu grise de vin sec :

– C’est ce que j’appelle, en fait de sortie, le style femme de ménage.

– Comment ? fit Jane interloquée.

– Vous n’avez pas remarqué qu’on ne sait jamais à quel moment précis la femme de ménage s’en va ? Elle part comme un sylphe. C’est qu’elle emporte toujours un petit souvenir, une tranche de veau pour son mari, un reste de café dans une bouteille, le fond du sucrier.

Elle rit de nouveau. Mais dans le salon, où elle se réfugia, quelqu’un avait déjà ranimé le feu, et déployé sur le bras de la bergère favorite le grand châle de vigogne, et le chagrin, dans sa forme la plus égoïste, serra la gorge de Fanny. L’idée de l’abandon, la menace d’une solitude prochaine, dissipèrent la chaleur passagère qu’elle devait au copieux repas. « On est si seule, avec Farou… » Elle s’assit, ramena la couverture autour de ses jambes, et ferma les yeux sur deux larmes.

– Je vous gêne ? demanda Jane à voix basse.

– Non, non, dit Fanny sans ouvrir les yeux.

– Préférez-vous que nous causions maintenant ?… Oui ?… Demain matin de bonne heure, je peux atteindre Delvaille par téléphone. Au fond, elle sera enchantée de reprendre son poste…

– Qui, Delvaille ? Quel poste ?

Fanny retirait de sa chevelure peigne et épingles, et couchait sa tête sur les longues algues d’un noir mouillé.

– Mais l’ancienne secrétaire de Farou, vous vous souvenez ?

– Pas Delvaille, Jane ! Non, non, pas Delvaille !

– Qu’est-ce qu’elle vous a fait ?

Sous ses cheveux libres et sa blancheur orientale, Fanny ouvrait des yeux humides de douce et sauvage naufragée. Elle se ressaisit avec peine, pour chasser l’image d’une Delvaille ancienne, ronde, courte, active, enceinte… Delvaille à l’ouvrage… « Et Jane ? Et Jane ?… » Jane absente, Jane effacée…

– Rien, avoua-t-elle. Mais vraiment il y a des choses plus urgentes que de réclamer Delvaille. La paperasserie de Farou ne peut donc pas attendre ? Qu’elle aille au diable, la paperasserie de Farou !

– Au diable, je veux bien, mais pas à vous… Réfléchissez…

– Justement. Je prendrai le temps de réfléchir.

Elle retomba sur son oreiller de cheveux. Quand Jean Farou, habillé, entra brusquement, elle se plaignit.

– Encore souffrante, Mamie ? Ça fait bien souvent… Pourquoi ne consultez-vous pas ?… Je ne venais que vous souhaiter le bonsoir…

Il lui baisa le bout des doigts et elle vit qu’il avait changé la manière de coiffer ses cheveux. Il portait au poignet une mince gourmette d’or, et à sa chemise un bouton de pierrerie qu’elle ne connaissait pas. Les deux femmes lisaient, comme un langage clair, ces sceaux apposés par une femme.

– Heureusement je vous laisse en bonnes mains… Bonsoir, Jane…

Il sortit d’un air méchant et léger.

– Le voilà content, dit Jane. Il s’en va, si je ne me trompe, sur une « allusion empoisonnée ».

– Pauvre gosse ! dit Fanny distraitement.

– Oh ! tout de même… releva Jane. Vous avez mieux à faire que de les plaindre.

Le pluriel rendit Fanny pensive. Le craquement du feu et un bruit régulier d’aiguille toquant du bec l’engourdissaient.

– Qu’est-ce que vous cousez ? demanda-t-elle en sursaut.

– Je repique mes gros gants, dit Jane. Cette peau est d’un dur… Inusables, et bien utiles si je voyage…

–Ah ! oui…

Fanny frissonna au mot « voyage ». Elle rêva de froid, de vent sifflant, de quais blancs et secs, vit la chambre d’hôtel et son ampoule nue au plafond. Elle n’était pas de celles qui s’exilent, et n’imaginait pas d’autre solitude que d’être poussée de côté, ni d’autre résolution que l’attente.

Le valet de chambre passa, portant au chevet des lits la bouteille d’eau minérale, des oranges et deux verres.

« Des oranges, et deux verres… », se dit Fanny. « C’est vrai, Farou va rentrer. »

Elle appréhenda les heures de nuit, les lits et les corps jumeaux, Farou et peut-être sa stratégie voluptueuse qui n’était point sans dangers…

« Je le connais », pensa Fanny avec humilité. « Il brillerait mieux qu’il n’a fait cet après-midi… Oh ! cet après-midi… »

– Jane ! s’écria-t-elle, ne pouvez-vous pas me dire…

La couseuse attendit, l’aiguille en l’air. Elle n’avait pas rattaché sur son vrai visage son masque de jeune fille d’environ trente ans, et elle souriait avec un grand pli désolé dans la joue.

– Je ne vois pas ce que je ne pourrais pas vous dire, Fanny, maintenant…

– Alors, dites-moi si vous ne trouvez pas comme moi que Farou, aujourd’hui, s’est révélé incroyablement… Qu’il a été…

Elle n’y tint plus et se leva, se donna le soulagement de crier :

– Je l’ai trouvé au-dessous de tout, mais au-dessous de tout ! Pourquoi a-t-il été au-dessous de tout ?

– Et comment voudriez-vous donc qu’il ait été ? repartit Jane vertement. Vous pensiez qu’il allait faire de l’esprit ? Ou vous battre ? Ou me jeter par la fenêtre ?… Un homme, dans cette situation-là ?… Mais il n’y en a pas un sur cent qui s’en tire à son avantage, sinon à son honneur…

Elle secoua la tête.

– C’est trop difficile pour eux, conclut-elle sans commentaires, et comme gardant pour elle le plus clair de son expérience.

– Pourquoi ? demanda Fanny faiblement.

Jane coupa son fil d’un coup de dents.

– Parce que. Comme ça. Ils sont timides, vous savez, dit-elle en employant toujours le même désobligeant pluriel. Et puis, ils sont ainsi faits que dans ce que nous appelons une scène, ou une dispute, ils entrevoient tout de suite la possibilité de se débarrasser de nous pour toujours…

Fanny ne répondit rien. Elle revoyait les jours anciens et amoureux, où elle pleurait et criaillait de jalousie devant un Farou muet, détaché, retiré sur un des sommets d’où l’antagoniste viril regarde tourbillonner et descendre, dans le vide, son bien le plus cher, son encombrant superflu… Elle se promena d’une fenêtre à l’autre, pour détendre la courbature qui raccourcissait tout son corps. Elle s’arrêta devant Jane et la dévisagea profondément :

– Vous avez un but, en me parlant aussi mal de Farou ?

– Un but ? Non.

– Un motif, au moins ? Un projet ? Une intention, une idée, voyons !

Elle plaquait des deux mains, sur ses flancs, sa robe lâche d’un rose sombre, et secouait une fumée de cheveux au-dessus de Jane.

– Vous me soupçonnez ? demanda Jane en frémissant des lèvres.

– Non ! Je ne vous soupçonne pas encore ! Mais pourquoi parlez-vous mal de Farou ?

Jane rapetissa ses yeux, qui visèrent la porte du cabinet de travail. Mais, comme s’il lui eût fallu plus de mots pour expliquer l’homme que pour l’accuser, elle s’en tint à un grief originel.

– C’est par rancune, affirma-t-elle, en soutenant le regard de Fanny.

« Par rancune… », se répétait Fanny. « Comme elle fait pour Quéméré, pour Davidson, alors ?… »

Elle ne comprenait pas que Jane pût traiter le Grand Farou comme un simple Meyrowicz, ni que Jane disposât du seul mot « rancune » pour nommer l’ingratitude, la sardonique rigueur dont la femelle paie, dans toutes les races, le mâle auquel, non sans dommage, elle échappe.

– Par rancune, insista Jane, par rancune, que voulez-vous !… Vous ne comprenez même pas, n’est-ce pas ? C’est que vous êtes Fanny… Vous êtes un être bien trop propre pour tout ça, chère… chère Fanny…

Elle avait osé enfin capturer une main pendante, et la serrait contre sa joue. La main lutta avec angoisse, glissa, se fit fondante pour s’échapper, et Jane reprit son aiguille.

« Elle est venue », songeait Fanny devant la vitre noire, « voilà qu’elle est venue, l’heure où il me faut décider si je desserre, de force, cette main que j’attendais… Cette main fermée sur mon poignet, assoupie au creux de la mienne, creusée sous mon coude, cette main sur mon épaule, cette main épouse de ma main pendant les promenades de vacances… J’étais sûre que j’allais avoir affaire à cette main qui apporte la couverture de vigogne, qui relève le col de mon manteau, qui soigne mes cheveux, la main que rencontrait ma main sous les draps moites du petit Farou malade… C’est la même main, tachée d’encre à polycopier, qui teint de violet les doigts de Farou et me le dénonce… »

– Il fait glacial entre les deux fenêtres, Fanny…

« Mais », poursuivait Fanny, en revenant docilement près du feu, « où trouverais-je, et de quel droit, une balance qui pèse ce que je dois à cette main et ce qu’elle m’a pris ?… ».

Elle tomba dans une longue rêverie, par instants proche du sommeil. Quand elle rouvrait les yeux ou les détournait du feu, elle faisait du regard le tour du salon, planté de hautes lampes et de grands abat-jour.

Jane déposa, sur une des tables, des dossiers et des classeurs. « La paperasserie de Farou… »

– C’est utile, tout ce qui est là-dedans ? demanda Fanny.

La chevelure ronde, brillante d’or clair et d’argent, le visage jeune et fatigué s’empressèrent vers elle.

– Absolument pas. Mais il veut qu’on garde tout. C’est une manie. Ça le regarde. Je ne laisse rien en pagaïe, vous pensez…

Le chaud silence se referma, attaqué du dehors par des bruits sans éclat, protégé par le bavardage bas et égal du feu. Vers onze heures, Jane se leva, emporta dossiers et classeurs dans le cabinet de travail.

« Demain » rêvait Fanny, « demain, si elle s’éloigne, je serai ainsi, seule près de ce feu, comme une femme qui en a fini avec une grande partie de l’amour. Farou aura peut-être l’idée de me tenir compagnie… Ce serait le pire. Car il battrait les murs, de la fenêtre à la cheminée, crèverait la cloison ou dormirait, la tête de travers, dans ce fauteuil. Ou bien il travaillerait à côté, à chaque instant en quête de Jane et nous maudissant toutes les deux. Au bout d’une semaine, il l’aurait remplacée… Mais moi, je ne la remplacerai pas. Lui, il retrouvera fatalement son espèce favorite et musulmane de bonheur. Il retrouvera son innocence, sa solitude et son métier. Mais avec qui, moi, pourrai-je de nouveau être deux ? On n’est pas trop de deux pour être seule avec Farou… contre Farou… »

Elle se souleva sur son fauteuil, chercha des yeux un livre, un jeu ; la table verte, repliée, n’attendait plus la jonchée de cartes.

« Avant Jane, il y a eu ici, à mes côtés, un petit garçon blond, très gentil, qui jouait aux cartes avec moi… Il a eu pendant longtemps une douzaine d’années. J’ai perdu ce petit garçon. Il était gracieux et le son de sa voix, sa dissimulation, sa santé délicate autrefois mettaient quelque chose de féminin dans notre maison, où il n’y aura plus que Farou… Je ne suis plus assez jeune, assez riche, assez brave pour rester seule près de Farou, – ni loin de Farou… »

Elle s’appliquait à vouloir, de Farou, une image nette, dépouillée de la retouche conjugale. Mais elle s’y lassait comme à suivre, la nuque renversée, un de ces oiseaux taciturnes qui volent en grands cercles autour d’un nid sur lequel ils n’atterrissent presque jamais.

Elle passa en revue quelques couples obstinés, en essayant de mesurer la part d’homme que savaient se tailler les femmes.

« Peuh… Le plus sûr de leur avoir, c’est qu’elles parlent de leur homme, qu’elles s’en plaignent, qu’elles s’en vantent, et qu’elles l’attendent. Mais tout ce qu elles arborent pourrait aussi bien se passer de la présence, de l’existence de l’homme… »

Elle comprit qu’elle dénigrait le demeurant d’une religion pure, dont les fidèles ne subsistaient que de l’attente du dieu et des puérilités du culte, et elle rebroussa chemin vers un secours qui ne pouvait lui venir que d’une solidarité, fût-elle chancelante, un peu traîtresse, une solidarité féminine désagrégée constamment par l’homme, constamment reformée aux dépens de l’homme… « Où est Jane ? »

– Jane !

Jane vint aussitôt. Malgré la fatigue qui lui faisait un visage gris, elle était prête à veiller, répondre à tout appel, travailler méticuleusement.

– Jane, est-ce que vous ne voulez pas vous coucher ?

– Pas avant vous.

– Vous attendez Farou ?

– Pas sans vous.

Elle s’assit de l’autre côté de la cheminée, en face de Fanny, et tourmenta le feu soucieusement. Elle tendait l’oreille aux sons d’après minuit, et s’immobilisa parce qu’une voiture ralentissait en passant dans la rue.

« En écorchant Jane, dès le premier sang, je rencontre encore Farou », songeait Fanny. « Demain, après-demain, plus tard, il en sera de même pour moi si elle vient à me heurter… »

La porte épaisse de la maison se ferma en bas, puis le portillon de l’ascenseur sur le palier. Du regard, Jane consulta nerveusement Fanny et se leva.

– Où allez-vous ? C’est seulement Farou qui rentre, dit Fanny en exagérant son calme.

Mais Jane, décolorée, avouait sa frayeur, et balbutiait :

– Une scène… si pénible…

– Une scène ?… à Farou ? Ma chère, dit Fanny qui reprenait sa hauteur d’aînée, vous n’y pensez pas. Pourquoi une scène à Farou ? Nous n’avons que trop mêlé Farou à tout ce qui nous regarde. Je m’en accuse, ajouta-t-elle en se forçant un peu.

Elles écoutèrent le long tâtonnement d’une clef. Des pas, dans l’antichambre, prirent la direction du cabinet de travail, s’arrêtèrent, revinrent méditatifs vers le salon. Puis ils changèrent d’expression, se firent légers, décrurent…

– Il s’en va, dit Fanny tout bas.

– Il a vu la lumière sous la porte… Vous devriez peut-être aller le trouver ? suggéra Jane. Fanny haussa les épaules. Elle souleva, des dix doigts, l’épaisseur de ses cheveux sur sa nuque, pour la rafraîchir, approcha du feu ses pieds, pela une orange.

– Rien ne presse, dit-elle enfin. Nous avons tout le temps. Est-il très tard ?

– Non, non… À peine minuit et demie, assura Jane. Il fait si bon ici, dit-elle avec une angoisse dissimulée. Demain, je…

– Chut ! Jane ! Qui vous demande de songer à demain ? Demain est un jour comme les autres jours. Il fait bon…

Elles n’échangèrent plus que des paroles rares, et banales. Feignant l’une de lire, l’autre de coudre, elles ne souhaitaient que se taire, laisser reposer et mollir des forces que l’homme n’avait pas affrontées, et s’en remettre au silence de nourrir, à peine née, leur sécurité débile.

FIN

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