XI

– Il n’y aura que nous, Farou ?

– Naturellement. Cellerier vient aussi, je n’ai pas pu lui refuser ça.

– Pourquoi ?

– Elle n’est pas sans autorité – officieuse ! – à la Comédie… Si le…

– Elle pose partout à l’éminence grise, insinua Jane.

– Si Le Raisin volé passe du Gymnase, où il est embouteillé depuis trois ans, au Français… J’aime autant avoir Cellerier pour moi.

– Ah ! oui… Et qui encore ?

– Ces dames les couturiers, ces messieurs les modistes… Le bottier… Un agent de l’Amérique, deux types des théâtres allemands… Des photographes… Silvestre amène aussi quelques personnes… Et Van Dongen, parce qu’il fait le portrait d’Esther Mérya.

– Ah ! bon…, dit Fanny, piquée. La représentation des couturières, quoi. Tout Paris. Il fallait me le dire. Oh ! ce téléphone !…

Farou, étonné, regarda sa femme. Il ne l’avait jamais vue frémir et changer d’humeur à l’occasion d’une pièce nouvelle.

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Le téléphone tenait Jane accoudée, récepteur à l’oreille, depuis le matin.

– Le critique de L’Écho de la Périphérie réclame un service de seconde, transmit Jane.

Farou ne daigna pas répondre. Oisif sans transition ni ménagement, il avait passé un après-midi lent et pénible.

– Pourquoi n’es-tu pas allé là-bas aujourd’hui ?…

Il eut un sourire forcé.

–Parce que personne n’y a plus besoin de moi… Jane, demandez qui vient de sonner. Ernest est tellement bête… Vous m’appellerez le bureau de Silvestre, après… Qu’a-t-on fait pour les fleurs ?… On a pensé aux roses rouges d’Esther ?

– Oui, dit Jane.

– Aux cigares de Marsan, et au porte-billets de Carette ?

– Oui, dit Jane.

– La loge d’Abel Hermant ? Avez-vous fait le nécessaire pour…

– Oui, dit Jane. Changée contre la baignoire qu’il préfère.

– Qu’est-ce que c’est que ces papiers sous le bloc de cristal ?

– Des demandes de places, naturellement.

Farou s’agita d’une manière tatillonne.

– Mais je ne les ai pas vues ! Il faut toujours me les montrer, toujours ! Qu’est-ce que vous attendez pour me les montrer ?

Jane lui tendit les papiers, il les repoussa. Fanny, muette, écoutait.

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– C’est la pluie, ça, qu’on entend ? dit Farou en sursaut.

– Oui, dit Jane. Mais le baromètre monte.

– Quelle heure est-il ? demanda Fanny dans le silence.

– Oh ! Fanny ! grinça Farou. Il est toujours trop tôt ! Rien qu’avec le fameux changement d’Esther au deux, nous en avons pour une heure d’essayage, de cris et de crises, ce soir… On mange un morceau avant, j’imagine ? Si Jean n’est pas encore rentré, je désire qu’on ne l’attende pas.

– Jean nous rejoindra au Vaudeville, dit Fanny.

– Et où dîne-t-il ?

– Avec son comité.

– Il a un comité ?

– Il a dix-sept ans.

Comme chaque fois que Fanny manifestait de l’humour, Farou haussa les sourcils et se garda de sourire.

– Si j’avais su qu’il y avait tant de monde, je me serais habillée, dit Fanny. Sylvestre sera dans la salle ?

– Oui, répondit Farou. Sur la scène aussi. Et également dans son bureau, non moins que dans les frises et dans le trou du souffleur.

– Qu’est-ce qu’il dit de la pièce ?

– Je ne sais pas.

– Comment ? tu ne sais pas ?

– Non ! nous ne nous parlons plus.

– Mais tu ne m’as pas raconté ça ! Pourquoi ?

– Nous sommes à la veille d’une générale, on répète depuis quarante jours, il est directeur et je suis auteur. Il n’y a aucune autre raison.

Il tapotait les vitres rayées de longues larmes de pluie. Il bâilla plaintivement :

– Ce n’est pas si drôle qu’on croit, d’avoir fini une pièce.

Sur la scène, rideau levé, une discussion s’éternisait, entre machinistes et décorateur. Elle durait depuis une demi-heure et pouvait ne jamais finir, car le chef machiniste opulent, à la voix flûtée, ne dépassait ni le ton ni le vocabulaire de la courtoisie ; le décorateur, qui ressemblait à Barrès, se piquait au jeu et faisait montre d’une politesse inusable. Jane et Fanny, dans une baignoire, connaissaient déjà par cœur tous les détails du décor du un, remarquable par des meubles anciens authentiques, de l’argenterie anglaise, des livres reliés « praticables », et elles reculaient au fond de la baignoire, le menton dans leurs cols de fourrure, le dos rond comme sur un quai de gare. Jean Farou, vers neuf heures et demie, se glissa auprès d’elles, s’enquit : « Ce n’est pas commencé ? », et ne reçut en réponse que des signes incertains. Rompant son dialogue, le décorateur se tourna vers la salle et héla le vide noir, les housses en vagues parallèles :

– Monsieur Sylvestre est-il dans la salle ?

Au bout d’un temps qui parut très long, une sentence tomba d’un séraphin ténorino, volant haut et invisible :

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– Pas arrivé…

La pluie grésillait régulièrement sur la coupole.

– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Jean.

– On attend !, répondit Jane. Ah ! voilà Farou !

La scène le grandissait. Il échangea quelques mots avec le décorateur impassible, emmena dans un coin le chef machiniste ballonné et flottant, qui sortit et ramena deux machinistes maigres. Par leurs soins, un canapé bleu, flanqué d’une table chinoise, disparut ; un bureau ministre et deux chaises le remplacèrent. Alors, le décorateur balaya de son front sa mèche barrésienne, se couvrit et quitta le plateau. Farou pêcha, dans une vaste corbeille que lui tendait l’accessoiriste, un petit cartel Louis XIV, une potiche japonaise, un bougeoir de bureau qui semblait d’argent, un buvard en maroquin. Il distribua des bibelots sur les meubles, ébouriffa des roses artificielles dans un vase. Il reculait pour juger de l’effet, poussait un meuble, retouchait l’équilibre d’une fleur. Fanny suivait cette frivole besogne sans sympathie, comme si elle eût vu Farou confectionner des chapeaux de dame ou broder au tambour. Jane lui toucha le bras.

– Vous verrez qu’ils oublieront de mettre le bâton de cire à cacheter dans le tiroir…

Fanny la vit sérieuse, attentive, et elle essaya, jalouse, de l’imiter.

Une main gantée de blanc s’éleva d’un groupe agglutiné au milieu de la salle, autour des appareils photographiques.

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– C’est Cellerier qui vous fait signe qu’elle est là, dit Jane.

– Cellerier et qui ?

– Des gens qu’elle a amenés, sans doute…

– Ce culot ! dit Jean.

– Les premières des maisons de couture sont plus loin, sous le balcon. C’est donc que Mérya est habillée, et Dorilys aussi… Alors, je me demande ce qu’on attend ?

Elle se mordait l’ongle du pouce. Fanny, atteinte d’une crise de bâillements en série, serrait son manteau sur ses épaules et le croisait sur ses jambes. Jean Farou sortit de la baignoire et revint, apportant des bonbons blanchâtres à goût de vieux vinaigre. Par petits pas de danse latérale, des invités se glissaient entre les rangs des fauteuils, en se saluant à voix basse, comme à l’église.

Des baignoires béantes que Fanny croyait vides, s’échappaient une toux, un rire, le claquement d’un fermoir de sac.

Sur la scène, entre deux battants de porte, une tête de femme se pencha, brilla de toutes les couleurs d’un bouquet, et se retira aussitôt.

– C’est Mérya, dit Jane tout bas avec considération.

– La voilà blonde, remarqua Jean.

– Et un beau maquillage. Vous avez eu le temps de voir ?

– Oui. Lumineux. Elle a rajeuni de dix ans. Du moins, il m’a semblé.

Ils chuchotaient fiévreusement. Jean, ployé contre Jane dans l’incommode baignoire, la touchait de l’épaule, des genoux, consommait un air saturé de son parfum et de sa chaleur de blonde. L’obscurité le désarmait, mais il étouffa un petit rire sifflant lorsque son père traversa la scène en portant sur son bras un châle espagnol.

– Ah ! voilà Marsan avec Farou… Vous aimez la jaquette de Marsan ?

– On n’aime jamais une jaquette. Pourquoi est-il en jaquette ?

– Il est crevant ! décréta Jean, du haut de son complet neuf.

– Fanny, vous vous souvenez de votre fou rire, à la répétition en costumes d’Atalante ?

– Mon fou rire ?

– Oui, à cause du veston d’appartement de Grault, son veston de séducteur en ottoman hanneton, ma chère ! Vous ne pouviez plus vous arrêter !…

« Mon fou rire… Je riais follement. Oui, je veux rire encore follement. Je traverserai l’état dans lequel je me trouve, cela se traverse comme une maladie… Je veux… »

– Mérya qui entre, souffla Jane. Oh ! ça, c’est une robe bien ! Fanny, regardez la robe de Mérya…Hein ?

– Le prestige du noir…

– Vous irez, après le un, Mamie, dans la loge d’Esther Mérya ? Je pourrai aller avec vous ?

– Non, non, dit vivement Fanny, en serrant son manteau et en reculant du buste. Je n’irai pas. Va avec ton père.

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– Elle s’appelle Mayer, n’est-ce pas, Mamie ?

– Naturellement.

Elle voyait le jeune garçon s’éclairer, malgré lui, en trempant dans la fausse lumière du théâtre, dès l’apparition de deux ou trois figures théâtrales au coloris arbitraire. Il professait une extrême froideur, et de l’éloignement pour le métier de Farou, mais, devant l’actrice et l’acteur, les fards, les loges irrespirables, la célébration et la préparation des rites théâtraux, il redevenait un enfant ébloui.

– Farou est vert, remarqua Jane.

– Par contraste, dit Fanny. Marsan s’est mis un fond de teint colonial. Quelle drôle d’idée !

– Ça fait viril.

– Oui ? demanda Jean anxieux.

Fanny sourit de voir combien, naïf sous sa passion et son hostilité, il attachait de sens grave aux moindres décrets de Jane. Le rideau descendit ; une voix froide réclama le silence, et ajouta :

– Je prie les personnes étrangères à la pièce de vouloir bien quitter le plateau.

– Qui parle ? demanda Fanny.

– La baignoire du fond, dit Jean. Celle qui a une grande bouche noire. C’est Silvestre qui vient d’arriver. C’est mon père qu’il appelle « les personnes étrangères à la pièce ».

Le « brigadier » assena douze coups précipités, puis trois coups solennels ; un petit rouleau de poussière paresseuse passa à ras du plancher sous le rideau ; l’important mobilier reparut et la répétition commença. Pour écouter, Fanny s’appuya de la tempe à la cloison et ferma les yeux. Elle les rouvrit sur une exclamation assourdie de Jane :

– Ah !… Elle l’a bien raté, son cri ! Heureusement que c’est aujourd’hui et pas demain, qu’elle le rate !… Tout de même, une femme qui a autant de métier, c’est sans excuse ! Farou doit être dans une belle rogne ! Qu’est-ce que vous en dites, Fanny ?

Fanny n’en disait rien. Elle sortait, stupéfaite, du profond sommeil qu’elle avait cru bref. « Est-ce possible… Je dormais… » Elle mesurait l’épaisseur isolante de son souci. Elle répéta, par imitation, pendant que le rideau tombait :

– C’est sans excuse, vraiment…

Un peu de lumière revint dans la salle. Jane, pâle, mordait furieusement l’ongle de son pouce. La porte de la baignoire s’ouvrit sous le poing ganté de Clara Cellerier.

– Aucune importance, mes enfants ! s’écria-t-elle. Seulement, qu’elle fasse attention demain. Une vieille routière comme moi sait d’où ça tombe, ces accidents purement vocaux. Le chauffage des loges, voilà tout. La fatigue aussi, je vous accorde la fatigue… Si Mérya avait mis un peu plus sa voix dans le masque, – vous comprenez ? « hin, hin, hin » comme ça, – le couac n’aurait pas eu lieu… Ouf ! c’est passé.

Elle s’assit. La lumière diffuse et faible, en la privant de ses fraîches couleurs, réduisait son visage aux grands trous d’ombre des yeux, à la ravine profonde de la bouche.

Fanny s’imagina, quelques secondes, que son sommeil avait duré assez pour vieillir Clara Cellerier de vingt ans.

– Parlons de la pièce. Saperlipopette, quelle œuvre ! Cette manière directe d’entrer dans le sujet, hein ? Farou est un sanglier. Quel boutoir ! Je dois reconnaître que Marsan est de premier ordre. Et il reste beau cavalier, ce mâtin-là. De vous à moi, Fanny, quand Mérya lui répond tout à trac « Tant de femmes sont venues dans ce bureau pour vous supplier de les sauver, mais moi je n’en sortirai pas sans avoir perdu l’un de nous deux », vous ne trouvez pas que ça… éclaire un peu trop la pièce ? Hein ?

Fanny rougit dans l’ombre ; ces répliques n’avaient pas effleuré son sommeil. Jane répondit avant elle, avec feu :

– Oh ! madame, une femme comme la belle Mme Houcquart ne peut pas parler autrement ! Elle a assez de branche pour démasquer ses batteries.

– Ce n’est pas une mauviette que Mme Houcquart, ni une ingénue, appuya Jean. Elle ne s’abaisse pas à jouer au plus fin avec un type comme Branc-Ursine ! N’est-ce pas, Mamie ?

– Vous m’étourdissez, tous ! Moi, il faut que je réentende la pièce au moins deux fois… Je ne suis pas si prompte que vous, dit Fanny lâchement.

Elle appréhendait l’arrivée de Farou ; aussitôt, il entra.

Il ne semblait plus irrité, ni inquiet, ni même déçu. Peut-être goûtait-il déjà cette langueur dégoûtée qui l’éloignait, passée la première représentation, des théâtres qui jouaient ses pièces.

– Bonjour, Clara !… Ça a bien marché, n’est-ce pas, sauf le vox faucibus de Mérya, – dégât purement matériel…

Clara se pendit à ses épaules, lui donna l’accolade.

– Quelle œuvre ! Quel édifice ! Le pur granit Farou !

Farou cherchait le regard de Fanny.

– Oh ! concéda-t-il mollement, ce n’est peut-être que de l’aggloméré… Fanny, tu aimes, ou tu n’aimes pas ?

Elle lui prit les mains, les serra et tâcha de le satisfaire par un mutisme exalté.

– Tu me diras ça plus tard… Tu es mon sévère petit juge… Je tremble…

Il plaisantait d’un air contraint, et Fanny trouvait qu’il manquait d’arrogance. Elle détestait, chez Farou, tout ce qui ressemblait à l’humilité, et s’en prit à son beau-fils :

– Eh bien, Jean ? Tu ne dis rien au Grand Farou ? Tu étais pourtant assez trépidant, tout à l’heure ! Je ne pouvais pas les tenir, dit-elle en désignant Jean et Jane.

– Oh ! bravo, papa, bravo ! applaudit Jean, emprunté.

– Oui ? dit Farou distraitement… Attendons la fin… Vous êtes bien gentils… Là-dessus, mes enfants, je retourne à mes fourneaux.

– Si Marsan vous entendait ! … pouffa Clara.

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Son joyeux rire lui creusa, dans la pénombre, une grande bouche noire de tête de mort.

Les photographes hissèrent, à l’orchestre, de flasques montgolfières à magnésium et Clara bâilla :

– Ce sera long… Si qu’on irait fumer une cigarette dehors, et boire un grog ?

– Non, non, dit Fanny vivement.

Elle se reprit :

– Pas moi, du moins. Je suis frileuse, agacée… Allez tous trois, je me repose… Si, si, allez !

Seule, elle appuya de nouveau sa tempe à la cloison, et patienta. Son infortune la décevait. Elle eût tantôt voulu un chagrin de jeune fille, à grands cris, échevelé, hors de tout respect humain, et tantôt elle regrettait sa légèreté de l’an dernier, l’amer petit mystère des absolutions qu’elle accordait à Farou. Elle ne pardonnait pas à son chagrin d’être tolérable et de prendre place, entre le désespoir et l’indifférence, dans une région spirituelle qui admettait les distractions, les plaisirs, les scrupules et les compensations. Sans cesse elle s’étonnait que la trahison n’eût pas changé Farou à ses yeux, et Jane elle-même…

« Sauf que je ne puis supporter cela, je ne lui veux pas de mal… Du moins, je ne crois pas que je lui veuille du mal… »

Clara Cellerier revint, précédant Jane.

– Vous dormiez, belle ténébreuse ? Je vous laisse… Non ? Que je vous donne les nouvelles de la maison, fillette : Marsan a un commencement de panaris et la fièvre… Dorilys et Biset disent, – elles disent ! elles hurlent – là-haut que Choquart ne les a fait engager ici que pour les avoir plus commodément à sa disposition toutes les deux… Si vous aviez vu Farou mettre la paix ! Il tenait Dorilys d’un bras, Biset de l’autre ; elles profitaient de la situation, vous pensez, Dorilys surtout. C’était à mourir…

« Quand on n’a pas d’amies, songeait Fanny, à qui demande-t-on un conseil ? À personne. Que vaut un conseil d’amie, d’ailleurs ? Cette vieille Clara me donnerait un avis si conforme aux traditions, à ses traditions, que j’en ai la nausée d’avance… Elle me donnerait l’avis de Francillon, ou de Mimi”

– Il ne pleut plus ! s’écria Jane. Je savais bien que le baromètre ne mentait pas !… Il fait doux…

La fraîcheur et l’humidité rentraient avec elle, et l’odeur de suie de la pluie parisienne. Sa main froide chercha tout de suite celle de Fanny.

– On commence, Fanny. Sauvez-vous, madame Cellerier ! Silvestre a dit qu’il ferait guillotiner la personne qui ouvrira une porte ou baissera un strapontin après le lever du rideau… Le deux et le trois se jouent dans le même décor, on peut espérer qu’à deux heures au plus tard… J’ai laissé Jean Farou avec un des fils Silvestre ; mais comme ils sont jumeaux, je ne peux pas vous dire lequel…

Elle se penchait sur Fanny, la cherchait sous les bords de son chapeau.

– Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que vous n’êtes pas bien… Je ne suis pas tranquille. Je n’aime pas vous laisser seule… Tenez, voilà un petit bouquet de violettes. Il ne leur manque que de sentir la violette…

Fanny touchait sans le voir le bouquet minuscule, perlé d’eau, raide, vivant encore et fleurant la mare comme une bestiole des fossés. Elle remercia d’un signe, d’un sourire à bouche close. À son flanc s’assit le seul être humain à qui elle pût parler avec une chance d’être comprise. Elle resserra son manteau, fit place à Jane.

– Ils disent, dans le café à côté, que ça s’annonce comme une œuvre très forte…

– Oui, oui… Pour changer.

– Pour changer ?

– Mais oui, mais oui… « Une œuvre forte… Un troisième acte bâti en force… Une poigne irrésistible mène les personnages du drame vers leurs fins… » Nous les avons assez lus, ces clichés-là, et vous encore plus que moi, c’est vous qui collez les coupures… La « force » de Farou, c’est… c’est Farou en chair et en os… C’est son physique, son allure… J’ai toujours pensé que si Farou avait été un petit gringalet à pince-nez, on aurait lu autre chose : « Une finesse aiguë… Une ironie à mille pointes… » Vous ne croyez pas ?… Dites ?

– Que pense Farou de votre manière de voir ? Vous lui en avez parlé ?

– On ne cause pas facilement avec Farou. Vous ne vous en êtes jamais aperçue ?

– Si, dit Jane.

Le rideau monta. Sur la scène, Mérya et Dorilys, celle-ci plaçant haut sa voix blanche enfantine, celle-là jouant d’un contralto de velours un peu râpé, attaquaient leur grande scène. L’une prétendait garder l’amant qu’elle n’épouserait point, l’autre luttait pour que le même homme lui appartînt.

À deux reprises, parmi la cinquantaine d’auditeurs, des applaudissements isolés et vigoureux claquèrent, çà et là, comme des cosses d’ajonc touchées par le feu.

– C’est bon, ça, chuchota Jane.

Les deux actrices redoublèrent de faux sang-froid, de fierté feinte ; elles sentaient déjà le succès du lendemain. Leur jeu se teinta de cet excès de naturel et de conviction qui met le théâtre à la portée des plus bas enthousiasmes. Fanny entendit la voix de Clara Cellerier crier : « Bravo ! » pendant une pause que Farou avait marquée justement pour permettre que l’on criât : « Bravo ! », et l’âpre dialogue reprit. Cette fois, Fanny écoutait, irrévérencieusement.

« Peut-être qu’il croit vraiment que ça se passerait comme ça dans la réalité. Il me fait rire. »

Elle glissa, abrité, son regard jusqu’à Jane, sans tourner la tête. Jane mordait son ongle et ses cils battaient.

« Elle est émue… Peut-être qu’elle aussi, elle croit que ça se passerait ainsi… Quel jour va-t-il falloir choisir pour qu’elle apprenne, pour que j’apprenne moi-même que ça ne se passe pas ainsi ?… »

Des cris tragiques blessèrent ses oreilles.

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Mérya faiblissait devant une Dorilys raidie, visionnaire, droite et en forme de Jeanne d’Arc, qui la bravait :

« – Vous ne savez pas, vous ne savez plus, madame, ce que c’est qu’une jeune fille… Toute la force intacte, toute l’ignorance que je porte en moi, ce que je peux commettre de pire, ce que je peux réaliser de plus beau, je le lance contre vous, je le jette dans le combat, pour lui !… »

Au fond d’elle-même, Fanny regardait deux femmes réelles, mornes, modérées, soucieuses de contenir un éclat de voix, d’échapper à la curiosité d’une domestique, de sauver les apparences… Elle eut froid. « C’est pour bientôt… C’est pour bientôt… » Une main passa derrière sa nuque, releva son col de fourrure, puis se glissa sous son bras et s’arrêta au chaud dans le pli du coude, comme endormie.

« Toujours cette main… Que faire de cette main ? Et si un jour prochain il me faut rejeter cette main, ouvrir de force des doigts qui s ‘accrocheront peut-être à mon bras, à l’étoffe de ma robe ?… »

Cette main immobile l’occupait plus que la fin de l’acte. De son côté, Jane suspendait, au va-et-vient des acteurs, une vigilance rigide, comme si elle se sentait coupable de mal écouter. Jean Farou rentra sans bruit, s’assit à la place de coin que Jane, serrée contre Fanny, laissait libre, et ne vécut jusqu’à la fin de l’acte que pour ces bras liés, pour les maudire, pour brutaliser du regard Fanny, lui enjoindre de lâcher le bras réfugié. Sans mot dire, têtue, Fanny luttait, et le rideau descendit avant qu’elle eût cédé.

– Oh !… bravo ! cria Jane, d’une seconde en retard sur la frénésie du public.

Le rideau manœuvrait comme à une générale. Mérya affichait déjà tous les signes d’une dévastation qui lui ferait honneur le lendemain, et Dorilys redevenait, en saluant, l’indéfectible adolescente sur laquelle le théâtre pouvait compter encore pendant un quart de siècle.

Le troisième, le quatrième acte, soudés en deux tableaux, usèrent la patience et les forces de Fanny. La moitié de la nuit y passa. Un désordre qui respectait les usages, des insurrections routinières, de classiques accidents matériels retardèrent l’heure où Farou, délivré, avec cette froideur qu’il témoignait à chacune de ses œuvres au moment de la laisser choir, mûre, sur la foule, put dire :

– Rien ici ne me regarde plus.

Fanny et ses deux compagnons le retrouvèrent sur le plateau. Un régisseur, près de lui, recensait :

– Le bâton de cire à cacheter, oublié au un, la lampe électrique de poche du deux qui n’a pas allumé ; la sonnerie de la porte à rapprocher au trois ; le café qui ne fumait pas dans la tasse, également au trois ; le clair de lune à débleuir (c’est vu avec Julien) et le téléphone à changer de modèle… Vous ne voyez rien d’autre, monsieur Farou ?

– Non… Non, mon vieux… Ah ! l’abat-jour, au deux… Trop court de jupe : le public de l’orchestre a l’ampoule dans l’œil.

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– C’est noté par M. Silvestre.

– Je ne vois plus rien… Bonsoir, mon vieux ! Et merci.

Il gardait toute sa patience. Mais ses yeux, de droite à gauche, de gauche à droite, erraient avec une activité dénuée d’expression sur le plateau, déblayé comme par magie.

– Où sont-ils ? demandait Fanny. Où sont-ils, tous ?

– Qui ?

– Mais… Mérya, Chocquart, Dorilys, Marsan…

– Partis.

– Mais comment ?… Ce n’est pas possible, le rideau vient de tomber… J’aurais voulu…

Farou haussa les épaules en se garrottant d’une écharpe de laine.

– Partis, je te dis. Ouf !… Ils sont parfaits, mais je ne peux plus les voir… jusqu’à demain. Eux non plus n’en peuvent plus de me voir. On est saouls les uns des autres, comprends donc…

Il passa ses bras sous les coudes des deux femmes et les entraîna.

– C’est un grand succès, dit Fanny d’un ton pensif.

Elle voulait juger sans passion, et rendre justice a Farou d’avoir, comme de coutume, travaillé seul et loyalement. Elle penchait, l’enthousiasme lui faisant défaut, à estimer la valeur du travail selon les fruits qu’il devait porter.

– Oui, c’est un grand succès, répéta-t-elle. Je le crois.

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Ils se séparèrent pour descendre un étroit escalier. Farou allait devant, en balançant les bras. Il franchit d’un saut les trois dernières marches, étira ses bras à les faire craquer. « Quel dommage ! »… soupira Fanny en elle-même.

Elle soupirait d’un regret confus, comme chaque fois qu’elle entrevoyait, prisonnier à l’étroit en Farou, l’homme qui manie la hache, celui qui mène une machine, celui qui tient les rênes, les rames… Jean Farou suivait leur groupe et projetait sur les murs une ombre à tête fléchie.

Farou huma, dehors, l’air pluvieux : « Ah ! rentrer à pied !… » Mais il se jeta en boule dans le fond de sa voiture et ne bougea plus.

Il gardait Fanny à sa droite, Jane à sa gauche. Ses mains indifférentes se reposèrent, faute de place, sur l’une et l’autre épaule féminine. Jean Farou, sur un strapontin, regardait obstinément les rues de deux heures du matin, vides. À chaque réverbère, la main de Farou, pendant sur l’épaule de Jane, sortait de l’ombre, et Fanny guettait malgré elle chaque retour de lumière, cette main abandonnée, et le profil opiniâtre de Jean.

– Deux heures et demie ! annonça Farou. Demain… sale journée.

– Oh !… protesta Jane, c’est gagné.

– N’empêche qu’on meurt de sommeil. Hein, Jean ?

– On meurt, acquiesça un faible écho.

Fanny trouvait le trajet long et souffrait de nouveau. Elle craignait que sa propre tension, l’angoisse de Jane et l’irréconciliable silence de Jean ne se rompissent, confondus, en une sorte de débâcle, avant l’heure, avant l’abri, avant les portes closes… Farou bâilla, étira ses longues jambes, laissa tomber deux ou trois petites paroles insignifiantes, se congratula de voir une lune à face voilée courir entre les nuées et annoncer le beau temps. Insensible à d’autres présages plus subtils, il conjura cependant, par quelque humain murmure, tout ce qui pouvait sur-le-champ menacer sa sereine et patriarcale immoralité.

Page 150… (sec05.doc)

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