15

Une pluie légère, pendant quelques heures de nuit, avait vaporisé les sauges, vernissé les troènes, les feuilles immobiles du magnolia, et emperlé sans les crever les gazes protectrices dont s’enveloppait, dans un pin, le nid des chenilles processionnaires. Le vent laissait en repos la mer, mais chantait sous les portes avec une voix faible et tentatrice, chargée de souvenirs de l’an passé, qui parlait sourdement de marrons grillés et de pommes mûres… À son instigation, Philippe revêtit en se levant un chandail bleu sombre sous sa veste de toile, déjeuna le dernier, comme il lui arrivait souvent depuis que son sommeil, moins pur et moins tranquille, commençait plus tard dans la nuit. Il courut, quêtant Vinca, comme il eût cherché, en dépassant l’ombre d’un mur, une terrasse lumineuse. Mais il ne la trouva ni dans le hall, où l’humidité ranimait l’odeur de boiserie vernie et de toile de chanvre, ni sur la terrasse. Une fumée de pluie impalpable encensait l’air et adhérait à la peau sans la mouiller. Une feuille de tremble, jaune, détachée, se balança un moment devant Philippe avec une grâce intentionnelle, puis chavira et tomba roide, accrue soudain d’un poids invisible. Il tendit l’oreille, entendit dans la cuisine le bruit hivernal du charbon versé dans le fourneau. Dans une chambre, la petite Lisette protesta d’une voix aiguë, puis pleura un moment.

– Lisette ! appela Philippe. Lisette, où est ta sœur ?

– Je ne sais pas ! gémit une petite voix enrhumée de larmes.

Une rafale de vent brusque cueillit une ardoise sur le toit et la jeta en éclats aux pieds de Philippe, qui la regarda avec stupeur comme si le destin eût brisé devant lui le miroir qui promet sept ans de malheur… Il se sentit petit garçon, et très loin du bonheur. Il n’eut aucune envie d’appeler celle qui, dans la villa ombragée de pins, là-bas, de l’autre côté du cap en forme de lion, eût cependant aimé le voir pusillanime, et penchant vers l’appui de quelque indomptable énergie féminine… Il fit le tour de la maison, ne découvrit ni la tête blonde de son amie ni sa robe bleue couleur de chardon bleu, ou sa robe blanche en coton spongieux d’un blanc de champignon frais. Deux longues jambes brunes, au genou sec et fin, ne se hâtèrent pas à sa rencontre; deux yeux bleus, riches de deux ou trois bleus et d’un peu de mauve, ne fleurirent nulle part pour désaltérer les siens…

– Vinca ! Où es-tu, Vinca ?

– Mais je suis là, répondit une voix calme tout près de lui.

– Dans la remise ?

– Dans la remise.

Accroupie, sous la lumière froide des abris sans fenêtre qui ne prennent jour que par la porte, elle remuait des étoffes répandues sur un drap usé.

– Qu’est-ce que tu fais ?

– Tu vois bien. Je range. Je trie. On part bientôt, alors il faut bien… c’est maman qui m’a dit…

Elle regarda Philippe et se reposa en croisant ses bras sur ses genoux repliés. Il lui trouva un air pauvre et patient, et s’irrita.

– Ça ne presse pas à ce point-là ! Et pourquoi fais-tu ça toi-même ?

– Qui le ferait ? Si maman s’y met, son rhumatisme du cœur la reprendra.

– Mais la femme de chambre peut bien…

Vinca haussa les épaules et reprit sa besogne, en se parlant à elle-même tout bas, comme font les vraies ouvrières, qui mènent un petit fredon d’humbles abeilles occupées :

– Ça c’est les maillots de bain de Lisette… le vert… le bleu… le rayé… autant les jeter, c’est tout ce qu’ils méritent. Ça, c’est ma robe à feston rose… Elle vaut peut-être encore un blanchissage… Une paire, deux paires, trois paires d’espadrilles à moi… Et celle-là à Phil… Encore à Phil… Deux vieilles chemises en cellular à Phil… Les emmanchures sont craquées, mais les devants sont bons…

Elle tendit le tissu ajouré, découvrit deux accrocs, fit la moue. Philippe la contemplait sans gratitude, en souffrant, hostilement. Il souffrait de l’heure matinale, de l’éclairage gris sous le toit de tuiles, de la simple besogne. Une comparaison, que des heures d’amour caché, là-bas, à Ker-Anna, ne lui avaient point inspirée, commençait ici, comparaison qui n’atteignait pas encore la personne de Vinca, Vinca religion de toute l’enfance, Vinca délaissée respectueusement pour la dramatique et nécessaire ivresse d’une première aventure.

Une comparaison commençait ici, parmi ces hardes, éparses sur un drap reprisé, entre ces murs de brique non crépie, devant cette enfant en sarrau violâtre décoloré aux épaules. Agenouillée, elle interrompit son travail pour rejeter en arrière ses cheveux bien taillés, que le bain quotidien et l’air salé entretenaient humides et doux. Moins gaie depuis une quinzaine, elle montrait plus de calme, et une égalité d’humeur obstinée qui inquiétait Philippe. Avait-elle vraiment voulu mourir avec lui, plutôt que d’attendre le temps d’aimer librement, cette jeune ménagère coiffée à la Jeanne d’Arc ? Le garçon aux sourcils froncés mesurait le changement, mais il ne songeait presque pas à Vinca en la contemplant. Présente, le péril de la perdre cessait, et l’urgence de la recouvrer ne le tourmentait plus. Mais une comparaison commençait, à cause d’elle. La faculté nouvelle de sentir, de souffrir inopinément, l’intolérance dont l’avait doté récemment une belle pirate, s’enflammaient au moindre choc, et aussi cette loyale injustice, ce début dans l’élévation qui consiste à reprocher au médiocre sa médiocrité et sa philosophie. Il découvrait, non seulement le monde des émotions qu’on nomme, à la légère, physiques, mais encore la nécessité d’embellir, matériellement, un autel où tremble une perfection insuffisante. Il connaissait une naissante faim pour ce qui contente la main, l’oreille et les yeux – les velours, la musique étudiée d’une voix, les parfums. Il ne se le reprochait pas, puisqu’il se sentait meilleur au contact d’un enivrant superflu, et que certain vêtement de soierie orientale, endossé dans l’ombre et le secret de Ker-Anna, lui ennoblissait l’âme.

Il obéit, maladroitement, à un dessein imprécis et généreux. Négligeant de se révéler à lui-même qu’il souhaitait Vinca incomparable, parée, frottée de baumes, il se borna à distinguer le chagrin qu’il éprouvait à la voir prosternée, naïvement enlaidie. Quelques mots durs lui échappèrent, auxquels Vinca ne répondit pas. Il s’aigrit, et elle lui répliqua juste assez pour qu’il devînt injurieux, puis honteux de sa violence. Il mit un peu de temps et d’effort à se ressaisir, à s’excuser avec une sorte de contrition plate qui lui fut agréable. Cependant, Vinca liait, d’une main patiente, les sandales par paires, et retournait les poches des sweaters usés, pleines de coquillages roses et d’hippocampes secs…

– Aussi, c’est ta faute, conclut Philippe. Tu ne réponds rien… Alors, moi, je m’emballe, je m’emballe… Tu te laisses malmener. Pourquoi ?

Elle l’enveloppa d’un regard de femme sagace, mûrie dans les calculs et les concessions du grand amour :

– Pendant que tu me tourmentes, dit-elle, au moins tu es là…

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