14

– Il est fixé, le jour de votre départ pour Paris ? demanda Mme Dalleray.

– C’est toujours le 25 septembre que nous devons rentrer, répondit Philippe. Quelquefois, selon la place des dimanches dans le mois, notre départ tombe le 23 ou le 24, ou le 26. Mais ça ne varie guère de plus de deux jours.

– Oui… En somme, vous partez dans une quinzaine, à cette heure-ci…

Philippe détacha son regard de la mer, plate et blanche près des sables, au loin couleur de dos de thon sous les nuées basses et se tourna avec étonnement vers Mme Dalleray. Enroulée dans une étoffe ample et blanche comme la robe des femmes de Tahiti, elle fumait gravement, coiffée net, poudrée d’une poudre de la même couleur que sa peau, et rien en elle ne révélait que ce jeune homme assis non loin d’elle, beau et brun comme elle, lui fût autre chose qu’un jeune frère.

– Alors, dans une quinzaine, à cette heure-ci, vous serez… où ?

– Je serai… au Bois, sur le lac. Ou bien au tennis de Boulogne, avec… avec des amis.

Il rougit, car il n’avait retenu qu’au bord de ses lèvres le nom de Vinca et Mme Dalleray sourit, de ce sourire viril qui lui donnait souvent l’air d’un beau garçon. Philippe se détourna vers la mer, pour cacher du moins son visage, où paraissait une humeur méchante de petit dieu fâché. Une main ferme et veloutée se posa sur la sienne. Alors, sans qu’il quittât du regard la mer ternie, une expression d’agonie bienheureuse monta de sa bouche desserrée à ses yeux dont l’éclat blanc et noir s’éteignit entre les paupières…

– Il ne faut pas être triste, dit doucement Mme Dalleray.

– Je ne suis pas triste, protesta vivement Philippe. Vous ne pouvez pas comprendre…

Elle inclina sa tête aux cheveux lustrés.

– C’est juste, je ne peux pas comprendre. Pas tout.

– Oh…

Philippe contempla, avec une défiance religieuse, celle qui l’avait délivré d’un secret redoutable. Ces petites oreilles rougies retentissaient-elles encore d’un cri bas, étouffé comme le cri d’un être à qui on coupe la gorge ? Ces bras, riches de muscles à peine visibles, l’avaient porté, léger, évanoui, de ce monde dans un autre monde; cette bouche avare de paroles, s’était penchée pour transmettre à sa bouche un seul mot tout-puissant et pour murmurer, indistinct, un chant qui venait, écho affaibli, des profondeurs où la vie est une convulsion terrible… Elle savait tout…

– Pas tout, répéta-t-elle, comme si le silence de Philippe eût quêté une réponse. Mais vous n’aimez pas que je vous pose des questions. Et je suis quelquefois un peu indiscrète…

« Comme l’éclair, oui, pensa Philippe. Le temps d’un zigzag de foudre, on est bien forcé de lui livrer ce que le grand jour même laisse dans l’ombre… »

– Et je voulais savoir seulement si vous seriez bien aise de me quitter.

Le jeune homme baissa les yeux sur ses pieds nus. Un vêtement lâche, de soie brodée, le déguisait en prince oriental, et l’embellissait.

– Et vous ? demanda-t-il avec gaucherie.

La cendre de la cigarette que tenaient les doigts de Mme Dalleray tomba sur le tapis.

– Je ne suis pas en question. Il s’agit de Philippe Audebert et non de Camille Dalleray.

Il leva les yeux sur elle avec l’étonnement que lui causait, encore une fois, le prénom insexué. « Camille… C’est vrai, qu’elle s’appelle Camille. Elle pouvait s’en dispenser. Je la nomme en moi Mme Dalleray, la Dame en blanc, ou Elle… »

Elle fumait lentement, et contemplait la mer. Jeune ? Certainementjeune, trente à trente-deux ans. Impénétrable comme sont les êtres calmes, dont le maximum d’expression ne dépasse pas l’ironie tempérée, le sourire et la gravité. Sans détourner son regard de l’étendue où couvait l’orage, elle posa de nouveau sa main sur celle de Philippe qu’elle serra, indifférente à lui et pour son seul plaisir égoïste. Sous cette main petite et puissante, il parla, contraint de verser son aveu, comme un fruit pressé répand son suc.

– Si, je serai triste. Mais j’espère ne pas être malheureux.

– Oui ? Et pourquoi l’espérez-vous ?

Il lui sourit faiblement, fut touchant, maladroit, tel qu’elle aimait secrètement qu’il fût.

– Parce que, répondit-il, je pense que vous arrangerez quelque chose… Oui, vous arrangerez quelque chose ?

Elle leva l’épaule, haussa ses sourcils persans. Elle se força un peu pour donner à son sourire la sérénité et le dédain habituels.

– Quelque chose… répéta-t-elle, c’est-à-dire, si j’entends bien, que je vous inviterai chez moi, comme je fais ici, si cela me plaît encore, et vous n’aurez à vous soucier que de me rejoindre, à l’heure que vos obligations scolaires et… familiales vous imposeront ?

Il se montra surpris du ton, mais soutint le regard de Mme Dalleray :

– Oui, répondit-il. Que ferais-je d’autre ? Me le reprochez-vous ? Je ne suis pas un petit vagabond libre. Et je n’ai que seize ans et demi.

Elle rougit lentement.

– Je ne vous reproche rien. Mais est-ce que vous n’imaginez pas qu’une femme… une autre femme que moi, naturellement, pourrait être choquée de comprendre que vous désirez, d’elle, une heure de solitude – seulement, seulement cela ?

Phil l’écoutait avec une attention loyale d’écolier, ses yeuxgrands ouverts attachés à cette bouche réticente, à ces yeux jaloux qui, pourtant, ne revendiquaient rien.

– Non, dit-il sans hésiter. Je ne conçois pas que vous puissiez en être blessée. « Seulement cela ? » Oh… seulement cela…

Il se tut, interrompu de nouveau par la même pâleur, la même consternation bienheureuse, et la tranquille hardiesse de Camille Dalleray vacilla, mesurant le respect qu’elle devait à son œuvre. Comme ébloui, Philippe laissa tomber sa tête en avant, et ce mouvement de soumission enivra un moment la conquérante.

– Vous m’aimez ? dit-elle à voix basse.

Il tressaillit, la regarda, effrayé.

– Pourquoi… pourquoi me le demandez-vous ?

Elle reprit son sang-froid, son sourire dubitatif.

– Pour jouer, Philippe…

Il ne cessa pas tout de suite de l’interroger des yeux, en la blâmant d’être téméraire en paroles.

« Un homme fait m’eût dit « oui », songeait-elle. Mais cet enfant, si j’insiste, va pleurer et me crier dans ses larmes, à travers des baisers, qu’il ne m’aime pas. Vais-je insister ? Alors il me faudra le chasser, ou bien l’écouter en tremblant, et apprendre de sa bouche la limite précise de mon avantage ? »

Elle éprouva, un niveau du cœur, une petite contraction pénible, et se leva nonchalamment pour aller à la baie ouverte, comme si elle oubliait la présence de Phil. L’odeur des petites moules bleues, découvertes depuis quatre heures au bas des rochers et altérées d’eau de mer, entrait avec l’épais parfum de sureau bouilli qu’exhalaient les troènes à bout de floraison.

Accoudée, distraite en apparence, Mme Dalleray sentait derrière elle la présence du jeune homme étendu, et portait le poids d’un souhait qui ne la quittait pas.

« Il m’attend. Il calcule le plaisir qu’il peut espérer de moi. Ce que j’ai obtenu de lui était à la portée de n’importe quelle autrepassante. Mais ce petit-bourgeois timoré se gourme quand je lui demande des nouvelles de sa famille, fait des façons pour me parler de son collège, et s’enferme dans un bastion de silence et de pudeur avec le nom de Vinca… Il n’a appris de moi que le plus facile… Le plus facile… Il apporte ici, dépose et reprend en même temps que son vêtement, chaque fois, ce… cet… »

Elle s’aperçut qu’elle venait d’hésiter devant le mot « amour » et elle quitta la fenêtre. Philippe la regardait approcher avidement. Elle lui mit ses bras sur les épaules, et d’une poussée un peu brutale fit chavirer, sur son bras nu, la tête brune. Ainsi chargée, elle se hâta vers l’étroit et obscur royaume où son orgueil pouvait croire que la plainte est l’aveu de la détresse, et où les quémandeuses de sa sorte boivent l’illusion de la libéralité.

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