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L’odeur de l’automne, depuis quelques jours, se glissait, le matin, jusqu’à la mer.

De l’aube à l’heure où la terre, échauffée, permet que le souffle frais de la mer repousse l’arôme, moins dense, des sillons ouverts, du blé battu, des engrais fumants, ces matins d’août sentaient l’automne. Une rosée tenace étincelait au pied des haies, et si Vinca ramassait, à midi, quelque feuille de tremble, mûre et tombée avant son heure, le revers blanc de la feuille encore verte était humide et diamanté. Des champignons moites sortaient de terre, et les araignées des jardins, à cause des nuits plus fraîches, rentraient le soir dans la resserre aux jouets et s’y rangeaient sagement au plafond.

Mais le milieu des journées échappait aux rets de la brume d’automne, aux fils de la Vierge tendus sur les ronciers chargés de mûres, et la saison semblait rebrousser chemin vers juillet. Au haut du ciel, le soleil buvait la rosée, putréfiait le champignon nouveau-né, criblait de guêpes la vigne trop vieille et ses raisins chétifs, et Vinca avec Lisette rejetaient, du même mouvement, le léger spencer de tricot qui protégeait, depuis le petit déjeuner, le haut de leurs bras et leurs cous nus, bruns hors de la robe blanche. Il y eut ainsi une série de jours immobiles, sans vent, sans nuages, sauf des « queues-de-chat » laiteux, lents, qui paraissaient vers midi et s’évanouissaient : des jours si divinement pareils l’un à l’autre que Vinca et Philippe, apaisés, pouvaient croire l’année arrêtée à son plus doux moment, mollement entravée par un mois d’août qui ne finirait pas.

Vaincus par la félicité physique, ils pensèrent moins à la séparation de septembre et quittèrent leur dramatique humeur d’adolescents déjà vieillis, à quinze et seize ans, par l’amour prématuré, le secret, le silence et l’amertume périodique des séparations.

Quelques jeunes voisins, leurs compagnons de tennis et de pêche, laissèrent la mer pour la Touraine; les villas les plus proches se fermèrent; Philippe et Vinca demeurèrent seuls sur la côte, dans une grande maison dont le hall de bois verni sentait le bateau. Ils goûtèrent une solitude parfaite, entre des parents qu’ils frôlaient à toute heure et ne voyaient presque pas. Vinca, occupée de Philippe, remplissait pourtant tous ses devoirs de jeune fille, cueillait au jardin des viornes et des clématites pelucheuses pour la table; au potager, les premières poires et les derniers cassis; elle servait le café, tendait à son père, au père de Philippe, l’allumette enflammée, coupait et cousait des petites robes pour Lisette, et vivait, parmi ces parents-fantômes qu’elle distinguait mal et entendait peu, une vie étrange; elle y endurait la demi-surdité, la demi-cécité agréables d’un commencement de syncope. Sa jeune sœur Lisette échappait encore au sort commun et brillait de couleurs nettes et véridiques. Lisette ressemblait d’ailleurs à la Pervenche comme un petit champignon ressemble à un champignon plus grand.

– Si je mourais, disait Vinca à Philippe, tu auras toujours Lisette.

Mais Philippe haussait les épaules et ne riait pas, car les amants de seize ans n’admettent ni le changement, ni la maladie, ni l’infidélité, et ne font place à la mort dans leurs desseins que s’ils la décernent comme une récompense ou l’exploitent comme un dénouement de fortune, parce qu’ils n’en ont pas trouvé d’autre.

Par le plus beau matin d’août, Phil et Vinca décidèrent d’abandonner la table familiale et d’emporter, dans une anse à leur taille, leur déjeuner, leurs maillots de bain, et Lisette. Les années précédentes, ils avaient déjeuné seuls, en explorateurs, dans des creux de falaises; plaisir usé, plaisir gâté maintenant par l’inquiétude et le scrupule. Mais le plus beau matin rajeunissait jusqu’à ces enfants égarés et qui se tournaient parfois, plaintivement, vers la porte invisible par où ils étaient sortis de leur enfance. Philippe alla devant, sur le chemin de la douane, portant les havenets pour la pêche d’après-midi, et le filet où tintaient le litre de cidre mousseux et la bouteille d’eau minérale. Lisette, en chandail et maillot de bain, balançait le pain tiède noué dans une serviette, et Vinca fermait la marche, ficelée de sweater bleu et de culottes blanches, chargée de paniers comme un âne d’Afrique. Aux tournants accidentés, Philippe criait sans se retourner :

– Attends, je vais prendre un des paniers !

– Ce n’est pas la peine, répondait Vinca.

Et elle trouvait moyen de diriger Lisette, quand les fougères hautes submergeaient la petite tête et sa calotte de raides cheveux blonds.

Ils choisirent leur crique, une faille entre deux rochers, que les marées avaientpourvue de sable fin, et qui s’évasait en corne d’abondance jusqu’à la mer. Lisette quitta ses sandales et joua avec des coquilles vides. Vinca roula sur ses cuisses brunes sa culotte blanche et creusa le sable humide sous une roche, pour y coucher au frais les bouteilles.

– Tu veux que je t’aide ?proposa mollement Philippe.

Elle ne daigna pas répondre et le regarda en riant silencieusement. Le bleu rare de ses yeux, ses joues assombries par le fard chaud qu’on voit aux brugnons d’espalier, la double lame courbe de ses dents brillèrent un moment avec une force de couleurs inexprimable dont Philippe se sentit comme blessé. Mais elle se détourna, et il la vit sans trouble aller, venir, se baisser agilement, libre et dévêtue comme un jeune garçon.

– On le sait, va, que tu n’as apporté que ta bouche pour manger ! cria Vinca. Ah ! ces hommes !

L’« homme » de seize ans accepta la raillerie et l’hommage. Il appela sévèrement Lisette quand la table fut mise, mangea les sandwiches que lui beurrait son amie, but le cidre, trempa dans le sel la laitue et les dés de gruyère, lécha sur ses doigts l’eau des poires fondantes. Vinca veillait à tout comme un jeune échanson au front ceint d’une bandelette bleue. Elle détachait pour Lisette l’arête des sardines, dosait la boisson, pelait les fruits, puis se hâtait de manger, à grands coups de ses dents bien plantées. La mer descendante chuchotait bas, à quelques mètres; une batteuse à grain bourdonnait là-haut sur la côte, et la roche, barbue d’herbe et de fleurettes jaunes, distillait près d’eux une eau sans sel, qui sentait la terre.

Philippe s’étendit, un bras plié sous la tête.

– Il fait beau, murmura-t-il.

Vinca, debout, les mains occupées à essuyer couteaux et verres, laissa tomber sur lui le rayon bleu de son regard. Il ne bougea pas, cachant le plaisir qu’il ressentait lorsque son amie l’admirait. Il se savait beau à cette minute, les joues chaudes, la bouche lustrée, le front couché dans un désordre harmonieux de cheveux noirs.

Vinca reprit sans mot dire sa besogne de petite squaw et Philippe ferma les yeux, bercé par le reflux, une lointaine cloche de midi, la chanson à mi-voix de Lisette. Un prompt et léger sommeil descendit sur lui, sommeil de sieste, percé par chaque bruit, mais utilisant chaque bruit au profit d’un rêve tenace : gisant sur cette côte blonde, après une dînette d’enfants, il fut en même temps un Phil très ancien et sauvage, dénué de tout, mais originairement comblé, puisqu’il possédait une femme…

Un cri plus haut l’obligea à soulever ses paupières; près de la mer que l’éclat de midi et la lumière verticale privaient de sa couleur, Vinca, penchée sur Lisette, soignait quelque écorchure, tirait une épine d’une petite main levée et confiante… L’image ne troubla pas le songe de Philippe, qui referma les yeux :

« Un enfant… C’est juste, nous avons un enfant… »

Son rêve viril où l’amour, devançant l’âge de l’amour, se laissait lui-même distancer par ses fins généreuses et simples, fonça vers des solitudes dont il fut le maître. Il dépassa une grotte – un hamac de fibres creusé sous une forme nue, un feu rougeoyant qui battait de l’aile à ras de terre, puis perdit son sens divinatoire, sa puissance de vol, chavira, et toucha le fond moelleux du plus noir repos.

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