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– C’est incroyable ce que les jours raccourcissent !

– Pourquoi incroyable ? Vous dites ça tous les ans à la même époque. Ce n’est pas vous qui changerez quelque chose au solstice, Marthe.

– Qui vous parle de solstice ? Je ne lui demande rien, au solstice; qu’il me rende la pareille.

– L’inaptitude des femmes à certaines connaissances est bien curieuse. En voilà une à qui j’ai expliqué vingt fois le système des marées, et elle reste comme un mur devant la syzygie !

– Auguste, ce n’est pas parce que vous êtes mon beau-frère que je vous écouterai plus que les autres…

– Seigneur ! je n’en suis plus à m’étonner que vous ne vous soyez pas mariée, Marthe. Ma femme, pousse-moi le cendrier, veux-tu ?

– Si je le pousse, où veux-tu qu’Audebert mette les cendres de sa pipe ?

– Madame Ferret, ne vous mettez pas martel en tête, il y a assez de coquilles d’ormeaux, que les enfants ont semées sur toutes les tables.

– C’est votre faute, Audebert. Le jour où vous leur avez dit : « C’est joli, ces coquilles », vous avez transformé leur vagabondage sur les rochers en mission de confiance. Pas vrai, Phil ?

– Oui, monsieur Ferret.

– C’est même pour cette mission-là que votre fille a abandonné sa première entreprise commerciale, Ferret. Vinca avait inventé, savez-vous quoi ? De s’aboucher avec Carbonieux, le grand marchand d’oiseaux et de graines, pour lui fournir des os de margat où les serins s’aiguisent le bec en cage ! Vinca, dis un peu si je mens ?

– Non, monsieur Audebert.

– Elle est plus commerçante qu’on ne croit, la mâtine. Je me reproche quelquefois…

– Oh ! Auguste, tu vas recommencer ?

– Je recommencerai si je juge bon de recommencer. Voilà une enfant que tu prétends garder à la maison, bon. Quelle pâture donneras-tu à son activité morale et physique ?

– La même pâture qu’à la mienne. Tu ne me vois pas souvent me tourner les pouces, je crois ? Et puis, je la marierai. Un point, c’est tout.

– Ma sœur est pour les vieilles traditions.

– Ce ne sont jamais les maris qui s’en plaignent.

– Bien dit, madame Ferret. L’avenir d’une fille… Je sais bien que rien ne presse. Quinze ans… Vinca a encore le temps de se découvrir une vocation. Eh, Vinca ! tu entends ? Accusée, qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

– Rien, monsieur Audebert.

– « Rien, monsieur Audebert ! » Ah ! tu t’en fais une bile ! Nos enfants se fichent pas mal de nous, Ferret ! Et ils sont d’un calme, ce soir !

– Ils ont mené une vie insensée. Vinca n’a plus de fond, pour ainsi parler, à sa culotte de pêche.

– Marthe !

– Quoi, « Marthe » ? Parce que j’ai parlé de culotte ? On n’est pas des Anglais !

– Devant un jeune homme !

– Ce n’est pas un jeune homme, c’est Phil. Qu’est-ce que tu dessines, mon vieux Phil ?

– Une turbine, monsieur Ferret.

– Mes compliments au futur ingénieur… Audebert, vous avez vu la lune sur le Grouin ? Il y a quinze étés que je la vois se lever sur la mer, cette lune d’août, et je ne m’en lasse pas. Quand on pense qu’il y a quinze ans, le Grouin était nu, et que c’est le vent tout seul qui y a semé ces petits arbres…

– Vous me racontez ça comme à un touriste, Ferret ! Il y a quinze ans, je cherchais un coin sur la côte pour y manger mes premières six cents balles d’économies…

– Déjà quinze ans ! C’est vrai, Philippe ne marchait pas tout seul… Ma femme, viens regarder la lune, je te demande un peu si tu l’as jamais vue, depuis quinze ans, de cette couleur-là ? Elle est… ma foi, elle est verte, absolument verte !

Philippe leva sur Vinca des yeux inquisiteurs. On venait d’évoquer un temps où elle n’était visible pour personne, et cependant déjà un peu vivante… Il ne gardait d’ailleurs aucun souvenir précis de l’époque où ils trébuchaient ensemble sur ce sable blond des vacances : la petite forme ancienne, mousseline blanche et chair brunie s’était dissoute. Mais quand il disait dans son cœur : « Vinca ! » le nom appelait, inséparable de son amie, le souvenir du sable chaud aux genoux, serré et fuyant au creux des paumes…

Les yeux bleus de la Pervenche rencontrèrent ceux de Philippe, et, comme eux impassibles, se détournèrent aussitôt.

– Vinca, tu ne montes pas te coucher ?

– Pas tout de suite, maman, s’il te plaît. Je finis le gros feston de la barboteuse pour Lisette.

Elle parla d’une voix douce, puis rejeta loin d’elle et de Philippe les pâles Ombres, à peine présentes, du cercle de famille. Phil, ayant dessiné une turbine, l’hélice d’un avion, le mécanisme d’une écrémeuse, ajouta sur les pales de son hélice les grands yeux ombrés qu’on voit aux ailes des paons-de-jour, quelques pattes délicates, et des antennes. Puis il traça un V majuscule, et le déforma jusqu’à ce qu’il ressemblât, le crayon bleu aidant, à un œil d’azur, bordé de longs cils – l’œil de Vinca.

– Regarde, Vinca.

Elle se pencha, posa sur le papier sa main de sauvagesse, brune comme un bois dur, et sourit :

– Tu n’es pas raisonnable.

– Qu’est-ce qu’il a encore fait ?cria M. Audebert.

Les deux jeunes gens tournèrent vers la voix un air d’étonnement un peu hautain.

– Rien, papa, dit Philippe. Des bêtises. J’ai mis des pattes à ma turbine pour qu’elle marche mieux.

– Ah ! quand tu auras l’âge de raison, toi, je ferai une croix à la cheminée ! Ce n’est pas seize ans, c’est six ans, qu’il a !

Vinca et Philippe sourirent avec politesse, et bannirent encore une fois de leur présence les êtres vagues qui jouaient aux cartes ou brodaient auprès d’eux. Ils entendirent encore, comme au delà d’un bourdonnement d’eau, quelques plaisanteries sur la « vocation » de Philippe, promis à la mécanique et aux applications de l’électricité, sur le mariage de Vinca, thème familier. Des rires s’élevèrent autour de la grande table, parce que quelqu’un avait parlé d’unir Philippe à Vinca…

– Ah ! ah ! autant marier le frère et la sœur ! Ils se connaissent trop bien !

– L’amour, madame Ferret, ça veut de l’imprévu, du coup de foudre !

– L’amour est enfant de Bohême…

– Marthe ! ne chantez pas ! Nous qui sommes si contents de tenir enfin le noroît et le beau temps !

… Des fiançailles entre Vinca et lui ? Philippe sourit, plein de pitié condescendante. Des fiançailles… À quoi bon ? Vinca lui appartenait, comme il appartient à Vinca. Sagement, ils ont déjà escompté combien des fiançailles officielles à lointaine échéance troubleraient leur longue passion. Ils ont prévu les plaisanteries quotidiennes, les intolérables rires, et aussi la défiance…

… Ils refermèrent, ensemble, le judas par lequel retranchés dans l’amour, ils communiquaient parfois avec la vie réelle. Ils envièrent, pareillement, la puérilité de leurs parents, leur facilité au rire, leur foi dans un avenir paisible.

« Comme ils sont gais ! » se dit Philippe. Il chercha sur le front gris de son père la trace d’une lumière, au moins d’une brûlure. « Oh ! décréta-t-il superbement, le pauvre homme n’a jamais aimé… »

Vinca fit un effort pour évoquer un temps où sa mère, jeune fille, souffrit peut-être d’amour et de silence. Elle lui vit des cheveux précocement blancs, un pince-nez d’or, et cette maigreur, qui faisait de Mme Ferret une femme si distinguée…

Vinca rougit, réclama pour elle seule la honte d’aimer, le tourment du corps et de l’âme, et quitta les Ombres vaines, pour rejoindre Philippe sur un chemin où ils cachaient leur trace et où ils sentaient qu’ils pouvaient périr de porter un butin trop lourd, trop riche et tôt conquis.

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