8

Au tournant de la petite route, Phil sauta à terre, jeta sa bicyclette d’un côté et son propre corps de l’autre, sur l’herbe crayeuse du talus.

« Oh ! assez ! assez ! On crève ! Pourquoi est-ce que je me suis proposé pour porter cette dépêche, aussi ? »

De la villa à Saint-Malo, les onze kilomètres ne lui avaient pas semblé trop durs. La brise de mer le poussait, et les deux longues descentes plaquaient à sa poitrine demi-nue une fraîche écharpe d’air agité. Mais le retour le dégoûtait de l’été, de la bicyclette et de l’obligeance. Août finissait dans les flammes. Philippe rua des deux pieds dans une herbe jaune et lécha sur ses lèvres la poussière fine des routes siliceuses. Il tomba sur le dos, les bras en croix. La congestion passagère noircissait le dessous de ses yeux comme s’il sortait d’un combat de boxe, et ses deux jambes de bronze, nues hors de la petite culotte sportive, comptaient, en cicatrices blanches, en blessures noires ou rouges, ses semaines de vacances et ses journées de pêche sur la côte rocheuse.

« J’aurais dû emmener Vinca, ricana-t-il. Quelle musique ! »

Mais un autre Philippe, en lui, le Philippe épris de Vinca, le Philippe enfermé dans son précoce amour comme un prince orphelin dans un palais trop vaste, répliqua au méchant Philippe : « Tu l’aurais portée sur ton dos jusqu’à la villa, si elle s’était plainte… »

« Ce n’est pas sûr », protesta le méchant Philippe… Et le Philippe amoureux n’osa pas, cette fois, discuter…

Il gisait au pied d’un mur que des pins bleus, des trembles blancs couronnaient. Philippe connaissait la côte par cœur, depuis qu’il savait marcher sur ses deux pieds et rouler sur deux roues. « C’est Ker-Anna. J’entends la dynamo qui fait la lumière. Mais je ne sais pas qui a loué la propriété cet été. » Un moteur, derrière le mur, imitait au loin le clappement de langue d’un chien haletant, et les feuilles des trembles argentés se rebroussaient au vent comme les petits flots d’un ru. Apaisé, Phil ferma les yeux.

– Vous avez bien gagné un verre d’orangeade, il me semble, monsieur Phil, dit une voix tranquille.

Phil, en ouvrant les yeux, vit au-dessus de lui, inversé comme dans un miroir d’eau, un visage de femme, penché. Ce visage, à l’envers, montrait un menton un peu gras, une bouche rehaussée de rouge, le dessous d’un nez aux narines serrées, irritables, et deux yeux sombres qui, vus d’en bas, affectaient la forme de deux croissants. Tout le visage, couleur d’ambre clair, souriait avec une familiarité point amicale. Philippe reconnut la Dame en blanc, enlisée avec son auto dans le chemin du goémon, la dame qui l’avait questionné en le nommant d’abord « eh ! petit ! », puis « Monsieur »… Il bondit sur ses pieds et salua de son mieux. Elle s’appuyait sur ses bras croisés, nus hors de sa robe blanche, et le toisait de la tête aux pieds, comme la première fois.

– Monsieur, interrogea-t-elle gravement, est-ce par vœu, ou par inclination, que vous ne portez pas de vêtements, ou si peu ?

Le sang rafraîchi remonta d’un flot aux oreilles, aux joues de Philippe, et redevint brûlant.

– Mais non, madame, cria-t-il d’un ton aigre, c’est parce que j’ai dû porter au télégraphe la dépêche au client de papa; il n’y avait personne de prêt à la maison; on ne pouvait pourtant pas envoyer Vinca ou Lisette par ce temps-là !

– Ne me faites pas de scène, dit la Dame en blanc. Je suis extrêmement impressionnable. Pour un rien, je fonds en larmes.

Ses paroles, et son regard impassible où flottait un arrière-sourire blessèrent Philippe. Il saisit sa bicyclette par le guidon, comme on relève rudement par le bras un enfant qui vient de tomber, et voulut se mettre en selle.

– Prenez un verre d’orangeade, monsieur Phil. Je vous assure.

Il entendit grincer une grille à l’angle du mur, et sa tentative de fuite le mena juste devant une porte ouverte, une allée d’hortensias roses apoplectiques, et la Dame en blanc.

– Je m’appelle Mme Dalleray, dit-elle.

– Philippe Audebert, dit Phil précipitamment.

Elle esquissa un geste d’indifférence et fit un « oh ! » qui signifiait : « Cela ne m’intéresse pas. »

Elle marchait près de lui et subissait sans broncher le soleil sur ses cheveux noirs, tirés et brillants. Il se mit à souffrir de la tête, et se crutinsolé en retrouvant, auprès de Mme Dalleray, cet espoir, cette appréhension d’un évanouissement qui l’eût délivré de penser, de choisir et d’obéir.

– Totote ! l’orangeade ! cria Mme Dalleray.

Phil tressaillit, réveillé : « Le mur est là, se dit-il. Il n’est pas très haut. Je saute, et… » Il se retint d’achever mentalement : « … Et je suis sauvé. » Pendant qu’il gravissait, derrière la robe blanche, un perron éblouissant, il appela à lui toute l’insolence de ses seize ans : « Quoi ?elle ne me mangera pas ! … Si elle tient absolument à la placer, son orangeade ! … »

Il entra, et crut perdre pied en pénétrant dans une pièce noire, fermée aux rayons et aux mouches. La basse température qu’entretenaient persiennes et rideaux tirés lui coupa le souffle. Il heurta du pied un meuble mou, chut sur un coussin, entendit un petit rire démoniaque, venu d’une direction incertaine, et faillit pleurer d’angoisse. Un verre glacé toucha sa main.

– Ne buvez pas tout de suite, dit la voix de Mme Dalleray. Totote, tu es folle d’avoir mis de la glace. La cave est assez froide.

Une main blanche plongea trois doigts dans le verre et les retira aussitôt. Le feu d’un diamant brilla, reflété dans le cube de glace que serraient les trois doigts. La gorge serrée, Philippe but, en fermant les yeux, deux petites gorgées, dont il ne perçut même pas le goût d’orange acide; mais quand il releva les paupières, ses yeux habitués discernèrent le rouge et le blanc d’une tenture, le noir et l’or assourdi des rideaux. Une femme, qu’il n’avait pas vue, disparut, emportant un plateau tintant. Un ara rouge et bleu, sur son perchoir, ouvrit son aile avec un bruit d’éventail, pour montrer son aisselle couleur de chair émue…

– Il est beau, dit Phil d’une voix enrouée.

– D’autant plus beau qu’il est muet, dit Mme Dalleray.

Elle s’était assise assez loin de Philippe, et la fumée verticale d’un parfum qui brûlait, cependant hors d’une coupe l’odeur de la résine et du géranium, montait entre eux. Philippe croisa l’une sur l’autre ses jambes nues, et la Dame en blanc sourit, pour accroître la sensation de somptueux cauchemar, d’arrestation arbitraire, d’enlèvement équivoque qui ôtait à Philippe tout son sang-froid.

– Vos parents viennent tous les ans sur la côte, n’est-ce pas ? dit enfin la douce voix virile de Mme Dalleray.

– Oui, soupira-t-il avec accablement.

– C’est, d’ailleurs, un charmant pays, que je ne connaissais pas du tout. Une Bretagne modérée, pas très caractéristique, mais reposante, et la couleur de la mer y est incomparable.

Philippe ne répondit pas. Il tendait le reste de sa lucidité vers son propre épuisement progressif, et s’attendait à entendre tomber sur le tapis, régulières, étouffées, les dernières gouttes d’un sang qui quittait son cœur.

– Vous l’aimez, n’est-ce pas ?

– Qui ? dit-il en sursaut.

– Cette côte cancalaise ?

– Oui…

– Monsieur Phil, vous n’êtes pas souffrant ? Non ? Bon. Je suis une très bonne garde-malade, d’ailleurs… Mais par ce temps-là, vous avez mille fois raison : mieux vaut se taire que de parler. Taisons-nous donc.

– Je n’ai pas dit ça…

Elle n’avait pas fait un mouvement depuis leur entrée dans la pièce obscure, ni risqué une parole qui ne fût parfaitement banale. Pourtant le son de sa voix, chaque fois, infligeait à Philippe une sorte inexprimable de traumatisme, et il reçut avec terreur la menace d’un mutuel silence. Sa sortie fut piteuse et désespérée. Il heurta son verre à un fantôme de petite table, proféra quelques mots qu’il n’entendit pas, se mit debout, gagna la porte en fendant des vagues lourdes et des obstacles invisibles, et retrouva la lumière avec une aspiration d’asphyxié.

– Ah ! … dit-il à demi-voix.

Et il pressa, d’une main pathétique, cette place du sein où nous croyons que bat notre cœur.

Puis il reprit brusquement conscience de la réalité, rit d’un air niais, secoua cavalièrement la main de Mme Dalleray, reprit sa bicyclette et partit. En haut de la dernière côte, il trouva Vinca, inquiète, qui l’attendait.

– Mais qu’est-ce que tu as fait si longtemps, Phil ?

Il baisa, à travers les paupières que bleuissait la couleur des prunelles, les charmants yeux bleus de sa petite amie, et répondit avec exubérance :

– Ce que j’ai fait ? Mais tout, voyons ! J’ai été attaqué à un tournant, enfermé dans une cave, abreuvé de narcotiques puissants, lié tout nu à un poteau, fustigé, mis à la question…

Vinca riait, appuyée à son épaule, tandis que Philippe secouait la tête pour détacher de ses cils deux larmes d’énervement, et qu’il pensait :

« Si elle savait que c’est la vérité, ce que je lui raconte… »

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