Le miroir

Il m’arrive souvent de rencontrer Claudine. Où ? vous n’en saurez rien. Aux heures troubles du crépuscule, sous l’accablante tristesse d’un midi blanc et pesant, par ces nuits sans lune, claires pourtant, où l’on devine la lueur d’une main nue, levée pour montrer une étoile, je rencontre Claudine…

Aujourd’hui, c’est dans la demi-obscurité d’une chambre sombre, tendue de je ne sais quelle étoffe olive, et la fin du jour est couleur d’aquarium…

Claudine sourit et s’écrie : « Bonjour, mon Sosie ! » Mais je secoue la tête et je réponds : « Je ne suis pas votre Sosie. N’avez-vous point assez de ce malentendu qui nous accole l’une à l’autre, qui nous reflète l’une dans l’autre, qui nous masque l’une par l’autre ? Vous êtes Claudine, et je suis Colette. Nos visages, jumeaux, ont joué à cache-cache assez longtemps. On m’a prêté Rézi, votre blonde amie, on vous a mariée à Willy, vous qui pleurez en secret Renaud… Tout cela finit par lasser, ne trouvez-vous pas ? »

Claudine hésite, hausse les épaules et répond vaguement : « Ça m’est égal ! » Elle enfonce son coude droit dans un coussin, et, comme, par imitation, j’étaie, en face d’elle, mon coude gauche d’un coussin pareil, je crois encore une fois me mirer dans un cristal épais et trouble, car la nuit descend et la fumée d’une cigarette abandonnée monte entre nous…

– Ça m’est égal ! répète-t-elle.

Mais je sais qu’elle ment. Au fond, elle est vexée de m’avoir laissée parler la première. Elle me chérit d’une tendresse un peu vindicative, qui n’exclut pas une dignité un tantinet bourgeoise. Aux nigauds qui nous confondent de bonne foi et la complimentent sur ses talents de mime, elle répond, raide : « Ce n’est pas moi qui joue le pantomime, c’est Colette. » Claudine n’aime pas le music-hall.

Devant son parti pris d’indifférence, je me tais. Je me tais pour aujourd’hui seulement ; mais je reviendrai à la charge ! Je lutterai ! Je serai forte, contre ce double qui me regarde, d’un visage voilé par le crépuscule… Ô mon double orgueilleux ! Je ne me parerai plus de ce qui est à vous… À vous seule, ce pur renoncement qui veut qu’après Renaud finisse toute vie sentimentale ! À vous, cette noble impudeur qui raconte ses penchants ; cette littéraire charité conjugale qui vous fit tolérer les flirts nombreux de Renaud… À vous encore, non pas à moi, cette forteresse de solitude où, lentement, vous vous consumez… Voici que vous avez, tout en haut de votre âme, découvert une retraite qui défie l’envahisseur… Demeurez-y ironique et douce, et laissez-moi ma part d’incertitude, d’amour, d’activité stérile, de paresse savoureuse, laissez-moi ma pauvre petite part humaine, qui a son prix !

Vous avez, Claudine, écrit l’histoire d’une partie de votre vie, avec une franchise rusée qui passionna, pour un temps, vos amis et vos ennemis. Du pavé gras et fertile de Paris, du fond de la province endormie et parfumée, jaillirent, comme autant de diablesses, mille et mille Claudines qui nous ressemblaient à toutes deux. Ronde criarde de femmes-enfants, court-vêtues, libérées, par un coup de ciseaux, de leur natte enrubannée ou de leur chignon lisse, elles assaillirent nos maris grisés, étourdis, éblouis… Vous n’aviez pas prévu, Claudine, que votre succès causerait votre perte. Hélas ! je ne puis vous en garder rancune, mais…

– Mais n’avez-vous jamais, continué-je tout haut, souhaité avec véhémence de porter une robe longue et les cheveux en bandeaux plats ?

Les joues de Claudine se creusent d’un sourire, elle a suivi ma pensée.

– Oui, avoue-t-elle. Mais c’était pure taquinerie contradictoire. Et puis, que venez-vous me parler d’imitatrices ? J’admire votre inconscience, Colette. Vous avez coupé votre traîne de cheveux après moi, s’il vous plaît !

Je lève les bras au ciel.

– Seigneur ! en sommes-nous là ! Vous allez me chercher chicane pour des niaiseries de cet ordre ? Ceci est à moi. – ceci est à toi… Nous avons l’air de jouer La robe – ô mon enfance ! – La robe, du regretté Eugène Manuel !

– Ô notre enfance… soupire Claudine…

Ah ! j’en étais sûre ! Claudine ne résiste jamais à une évocation du passé. À ces seuls mots : « Vous souvenez-vous ? » Elle se détend, se confie, s’abandonne toute… À ces seuls mots : « Vous souvenez-vous ? » elle incline la tête, les yeux guetteurs, l’oreille tendue comme vers un murmure de fontaines invisibles… Encore une fois le charme opère :

– Quand nous étions petites, commence-t-elle… Mais je l’arrête :

– Parlez pour vous, Claudine. Moi, je n’ai jamais été petite.

Elle se rapproche d’un sursaut de reins sur le divan, avec cette brusquerie de bête qui fait craindre la morsure ou le coup de corne. Elle m’interroge, me menace de son menton triangulaire :

– Quoi ! Vous prétendez n’avoir jamais été petite ?

– Jamais. J’ai grandi, mais je n’ai pas été petite. Je n’ai jamais changé. Je me souviens de moi avec une netteté, une mélancolie qui ne m’abusent point. Le même cœur obscur et pudique, le même goût passionné pour tout ce qui respire à l’air libre et loin de l’homme – arbre, fleur, animal peureux et doux, eau furtive des sources inutiles, – la même gravité vite muée en exaltation sans cause… Tout cela, c’est moi enfant et moi à présent… Mais ce que j’ai perdu, Claudine, c’est mon bel orgueil, la secrète certitude d’être une enfant précieuse, de sentir en moi une âme extraordinaire d’homme intelligent, de femme amoureuse, une âme à faire éclater mon petit corps… Hélas, Claudine, j’ai perdu presque tout cela, à ne devenir après tout qu’une femme… Vous vous souvenez du mot magnifique de notre amie Calliope, à l’homme qui la suppliait : « Qu’avez-vous fait de grand pour que je vous appartienne ? » Ce mot-là, je n’oserais plus le penser à présent, mais je l’aurais dis, quand j’avais douze ans. Oui, je l’aurais dit ! Vous n’imaginez pas quelle reine de la terre j’étais à douze ans ! Solide, la voix rude, deux tresses trop serrées qui sifflaient autour de moi comme des mèches de fouet ; les mains roussies, griffées, marquées de cicatrices, un front carré de garçon que je cache à présent jusqu’aux sourcils… Ah ! que vous m’auriez aimée, quand j’avais douze ans, et comme je me regrette !

Mon Sosie sourit, d’un sourire sans gaîté, qui creuse ses joues sèches, ses joues de chat où il y a si peu de chair entre les tempes larges et les mâchoires étroites :

– Ne regrettez-vous que cela ? dit-elle. Alors je vous envierais entre toutes les femmes…

Je me tais, et Claudine ne semble pas attendre de réponse. Une fois encore, je sens que la pensée de mon cher Sosie a rejoint ma pensée, qu’elle l’épouse avec passion, en silence… Jointes, ailées, vertigineuses, elles s’élèvent comme les doux hiboux veloutés de ce crépuscule verdissant. Jusqu’à quelle heure suspendront-elles leur vol sans se disjoindre, au-dessus de ces deux corps immobiles et pareils, dont la nuit lentement dévore les visages ?…

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