La dame qui chante

La dame qui allait chanter se dirigea vers le piano, et je me sentis tout à coup une âme féroce, une révolte concentrée et immobile de prisonnier. Pendant qu’elle fendait difficilement les jupes assises, sa robe collée aux genoux comme une onde bourbeuse, je lui souhaitais la syncope, la mort, ou même la rupture simultanée de ses quatre jarretelles. Il lui restait encore quelques mètres à franchir ; trente secondes, l’espace d’un cataclysme… Mais elle marcha sereine sur quelques pieds vernis, effrangea la dentelle d’un volant, murmura « Pardon », salua et sourit, la main déjà sur l’obscur palissandre du Pleyel aux reflets de Seine nocturne. Je commençai à souffrir.

J’aperçus, à travers le brouillard dansant dont se nimbent les lustres des soirées finissantes, le dos arqué de mon gros ami Maugis, son bras arrondi qui défendait contre les coudes un verre plein… Je sentis que je le haïssais d’être parvenu jusqu’à la salle du buffet, tandis que je m’étiolais, bloqué, assis de biais sur la canne dorée d’un siège fragile…

Avec une froideur insolente, je dévisageai la dame qui allait chanter, et je retins le ricanement d’une diabolique joie, à la trouver plus laide encore que je l’espérais.

Cuirassée de satin blanc métallique, elle portait haut une tête casquée de cheveux d’un blond violent et artificiel. Toute l’arrogance des femmes trop petites éclatait dans ses yeux durs, où il y avait beaucoup de bleu et pas assez de noir. Les pommettes saillantes, le nez mobile, ouvert, le menton solide et prêt à l’engueulade, tout cela lui composait une face carline, agressive, à qui, avant qu’elle eût parlé, j’eusse répondu : « Mange ! »

Et la bouche ! la bouche ! J’attachai ma contemplation douloureuse sur ces lèvres inégales, fendues à la diable par un canif distrait. Je supputai la vaste ouverture qu’elles démasqueraient tout à l’heure, la qualité des sons que mugirait cet antre… Le beau gueuloir ! Par avance, les oreilles m’en sifflèrent, et je serrai les mâchoires.

La dame qui allait chanter se campa impudique, face à l’assistance, et se hissa dans son corset droit, pour faire saillir sa gorge en pommes. Elle respira fortement, toussa et se racla la gorge à la manière dégoûtante des grands artistes.

Dans le silence angoissé où grinçaient, punkas minuscules, les armatures parfumées des éventails, le piano préluda. Et soudain une note aiguë, un cri vibrant troua ma cervelle, hérissa la peau de mon échine : la dame chantait. À ce premier cri, jailli du plus profond de sa poitrine, succéda la langueur d’une phrase, nuancée par le mezzo le plus velouté, le plus plein, le plus tangible que j’eusse entendu jamais… Saisi, je relevai mon regard vers la dame qui chantait… Elle avait sûrement grandi depuis un instant. Les yeux larges ouverts et aveugles, elle contemplait quelque chose d’invisible vers quoi tout son corps s’élançait, hors de son armure de satin blanc… Le bleu de ses yeux avait noirci et sa chevelure, teinte ou non, la coiffait d’une flamme fixe, toute droite. Sa grande bouche généreuse s’ouvrait, et j’en voyais s’envoler les notes brûlantes, les unes pareilles à des bulles d’or, les autres comme de rondes roses pures… Des trilles brillaient comme un ruisseau frémissant, comme une couleuvre fine ; de lentes vocalises me caressaient comme une main traînante et fraîche. Ô voix inoubliable ! Je me pris à contempler, fasciné, cette grande bouche aux lèvres fardées, roulées sur des dents larges, cette porte d’or des sons, cet écrin de mille joyaux… Un sang rose colorait les pommettes kalmouckes, les épaules enflées d’un souffle précipité, la gorge offerte… Au bas du buste tendu dans une immobilité passionnée, deux expressives petites mains tordaient leurs doigts nus… Seuls les yeux, presque noirs, planaient au-dessus de nous, au-dessus de tout, aveugles et sereins…

« Amour !… » chanta la voix… Et je vis la bouche irrégulière, humide et pourprée, se resserrer sur le mot en dessinant l’image d’un baiser… Un désir si brusque et si fou m’embrassa que mes paupières se mouillèrent de larmes nerveuses. La voix merveilleuse avait tremblé, comme étouffée d’un flot de sang, et les cils épais de la dame qui chantait battirent, une seule fois… Oh ! boire cette voix à sa source, la sentir jaillir entre les cailloux polis de cette luisante denture, l’endiguer une minute contre mes propres lèvres, l’entendre, la regarder bondir, torrent libre, et s’épanouir en longue nappe harmonieuse que je fêlerais d’une caresse… Être l’amant de cette femme que sa voix transfigure, – et de cette voix ! Séquestrer pour moi, – pour moi seul ! – cette voix plus émouvante que la plus secrète caresse, et le second visage de cette femme, son masque irritant et pudique de nymphe qu’un songe enivre !…

Au moment où je succombais de délice, la dame qui chantait se tut. Mon cri d’homme qui tombe se perdit dans un tumulte poli d’applaudissements, dans ces « ouao-ouao » qui signifient bravo en langue salonnière. La dame qui chantait s’inclina pour remercier, en déroulant entre elle et nous un sourire, un battement de paupières qui la séparaient du monde. Elle prit le bras du pianiste et tenta de gagner une porte ; sa traîne de satin piétinée, écrasée, entravait ses pas… Dieux ! allais-je la perdre ? Déjà je ne voyais plus d’elle qu’un coin de son armure blanche… Je m’élançai, sauvage, pareil en fureur dévastatrice à certains « rescapés » du bazar de la rue Jean-Goujon…

Enfin, enfin, je l’atteignis quand elle abordait le buffet, île fortunée, chargée de fruits et de fleurs, scintillante de cristaux et de vins pailletés.

Elle étendit la main, et je me précipitai, mes doigts tremblants offrant une coupe pleine… Mais elle m’écarta sans ménagements et me dit, atteignant une bouteille de bordeaux : « Merci bien, monsieur, mais le champagne m’est contraire surtout lorsque je sors de chanter. Il me retombe sur les jambes. Surtout que ces messieurs et dames veulent que je leur chante encore La vie et l’amour d’une femme, vous pensez… » Et sa grande bouche – grotte d’ogre où niche l’oiseau merveilleux – se referma sur un cristal fin qu’elle eût, d’un sourire, broyé en éclats.

Je ne ressentis point de douleur, ni de colère. J’avais retenu seulement ceci : elle allait chanter encore… J’attendis, respectueux, qu’elle eût, d’un geste qui récure, essuyé les ailes de son nez, les coins déplorables de ses lèvres, aéré ses aisselles mouillées, aplati son ventre d’une tape sévère et affermi sur son front le « devant » postiche de ses cheveux oxygénés.

J’attendis, résigné, meurtri, mais plein d’espoir, que le miracle de sa voix me la rendit…

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