Maquillages

– À ton âge, si j’avais mis de la poudre et du rouge aux lèvres, et de la gomme aux cils, que m’aurait dit ma mère ? Tu crois que c’est joli, ce bariolage, ce… ce masque de carnaval, ces… ces exagérations qui te vieillissent ?

Ma fille ne répond rien. Ainsi j’attendais, à son âge, que ma mère eût fini son sermon. Dans son mutisme seul, je peux deviner une certaine irrévérence, car un œil de jeune fille, lustré, vif, rétréci entre des cils courbes comme les épines du rosier, est aisément indéchiffrable. Il suffirait, d’ailleurs, qu’elle en appelât à ma loyauté, qu’elle me questionnât d’une manière directe : « Franchement, tu trouves ça laid ? Tu me trouves laide ? »

Et je rendrais les armes. Mais elle se tait finement et laisse tomber « dans le froid » mon couplet sur le respect qu’on doit à la beauté adolescente. J’ajoute même, pendant que j’y suis, quelque chose sur « les convenances », et, pour terminer, j’invoque les merveilles de la nature, la corolle, la pulpe, exemples éternels, – imagine-t-on la rose fardée, la cerise peinte ?…

Mais le temps est loin où d’aigrelettes jeunes filles, en province, trempaient en cachette leurs doigts dans la jarre à farine, écrasaient sur leurs lèvres les pétales de géranium, et recueillaient, sous une assiette qu’avait léchée la flamme d’une bougie, un noir de fumée aussi noir que leur petite âme ténébreuse…

Qu’elles sont adroites, nos filles d’aujourd’hui ! La joue ombrée, plus brune que rose, un fard insaisissable, comblant, bleuâtre ou gris, ou vert sourd, l’orbite ; les cils en épingles et la bouche éclatante, elles n’ont peur de rien. Elles sont beaucoup mieux maquillées que leurs aînées. Car souvent la femme de trente à quarante ans hésite : « Aurai-je trente ans, ou quarante ? Ou vingt-cinq ? Appellerai-je à mon secours les couleurs de la fleur, celles du fruit ? » C’est l’âge des essais, des tâtonnements, des erreurs, et du désarroi qui jette les femmes d’un « institut » à une « académie », du massage à la piqûre, de l’acide à l’onctueux, et de l’inquiétude au désespoir.

Dieu merci, elles reprennent courage, plus tard. Depuis que je soigne et maquille mes contemporaines, je n’ai pas encore rencontré une femme de cinquante ans qui fût découragée, ni une sexagénaire neurasthénique. C’est parmi ces championnes qu’il fait bon tenter – et réaliser – des miracles de maquillage. Où sont les rouges d’antan et leur âpreté de groseille, les blancs ingrats, les bleus-enfant-de-Marie ? Nous détenons des gammes à enivrer un peintre. L’art d’accommoder les visages, l’industrie qui fabrique les fards, remuent presque autant de millions que la cinématographie. Plus l’époque est dure à la femme, plus la femme, fièrement, s’obstine à cacher qu’elle en pâtit. Des métiers écrasants arrachent à son bref repos, avant le jour, celle qu’on nommait « frêle créature ». Héroïquement dissimulée sous son fard mandarine, l’œil agrandi, une petite bouche rouge peinte sur sa bouche pâle, la femme récupère, grâce à son mensonge quotidien, une quotidienne dose d’endurance, et la fierté de n’avouer jamais…

Je n’ai jamais donné autant d’estime à la femme, autant d’admiration que depuis que je la vois de tout près, depuis que je tiens, renversé sous le rayon bleu métallique, son visage sans secrets, riche d’expression, varié sous ses rides agiles, ou nouveau et rafraîchi d’avoir quitté un moment sa couleur étrangère. Ô lutteuses ! C’est de lutter que vous restez jeunes. Je fais de mon mieux, mais comme vous m’aidez ! Lorsque certaines d’entre vous me chuchotent leur âge véritable, je reste éblouie. L’une s’élance vers mon petit laboratoire comme à une barricade. Elle est mordante, populacière, superbe :

– Au boulot ! Au boulot ! s’écrie-t-elle. J’ai une vente difficile. S’agit d’avoir trente ans, aujourd’hui – et toute la journée !

De son valeureux optimisme, il arrive que je passe, le temps d’écarter un rideau, à l’une de ces furtives jeunes filles qui ont, du lévrier, le ventre creux, l’œil réticent et velouté, et qui parlent peu, mais parcourent, d’un doigt expert, le clavier des fards :

– Celui-là… Et celui-là… Et puis le truc à z’yeux… Et la poudre foncée… Ah ! Et puis…

C’est moi qui les arrête :

– Et qu’ajouterez-vous quand vous aurez mon âge ?

L’une d’elles leva sur mon visage un long regard désabusé :

– Rien… Si vous croyez que ça m’amuse… Mon rêve, c’est d’être maquillée une fois pour toutes, pour la vie ; je me maquille très fort, de manière à avoir la même figure dans vingt ans. Comme ça, j’espère qu’on ne me verra pas changer.

Un de mes grands plaisirs, c’est la découverte. On ne croirait jamais que tant de visages féminins de Paris restent, jusqu’à l’âge mûr, tels que Dieu les créa. Mais vient l’heure dangereuse, et une sorte de panique, l’envie non seulement de durer, mais de naître ; vient l’amer, le tardif printemps des cœurs, et sa force qui déplace les montagnes…

– Est-ce que vous croyez que… Oh ! il n’est pas question pour moi de me changer en jeune femme, bien sûr… Mais, tout de même, je voudrais essayer…

J’écoute, mais surtout je regarde. Une grande paupière brune, un œil qui s’ignore, une joue romaine, un peu large, mais ferme encore, tout ce beau terrain à prospecter, à éclairer… Enviez-moi, j’ai de belles récompenses après le maquillage : le soupir d’espoir, l’étonnement, l’arrogance qui point, et ce coup d’œil impatient vers la rue, vers l’ » effet que ça fera », vers le risque…

Pendant que j’écris, ma fille est toujours là. Elle lit, et sa main va d’une corbeille de fruits à une boîte de bonbons. C’est une enfant d’à présent. L’or de ses cheveux, en suis-je tout à fait responsable ? Elle a eu un teint de pêche claire, avant de devenir, en dépit de l’hiver, un brugnon très foncé, sous une poudre aussi rousse que le pollen des fleurs de sapin… Elle sent mon regard, y répond malicieusement, et lève vers la lumière une grappe de raisin, noir sous son brouillard bleu de pruine impalpable :

– Lui aussi, dit elle, il est poudré…

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