Dialogue de bêtes

À la campagne, l’été. Elle somnole, sur une chaise longue de rotin. Ses deux amis, Toby-Chien le bull, Kiki-la-Doucette le chat, jonchent le sable…

T0BY-CHIEN, bâillant. – Aaah !… ah !…

KIKI-LA-DOUCETTE, réveillé. – Quoi ?

TOBY-CHIEN. – Rien. Je ne sais pas ce que j’ai. Je bâille.

KIKI-LA-DOUCETTE. – Mal à l’estomac ?

TOBY-CHIEN. – Non. Depuis une semaine que nous sommes ici, il me manque quelque chose. Je crois que je n’aime plus la campagne.

KIKI-LA-DOUCETTE. – Tu n’as jamais aimé réellement la campagne. Asnières et Bois-Colombes bornent tes désirs ruraux. Tu es né banlieusard.

TOBY-CHIEN, qui n’écoute pas. – L’oisiveté me pèse. Je voudrais travailler !

KIKI-LA-DOUCETTE, continuant. – … Banlieusard, dis-je, et mégalomane. Travailler ! Ô Phtah, tu l’entends, ce chien inutile. Travailler !

TOBY-CHIEN, noble. – Tu peux rire. Pendant six semaines, j ‘ai gagné ma vie, aux Folies-Élyséennes, avec Elle.

KIKI-LA-DOUCETTE. – Elle… c’est différent. Elle fait ce qui lui plaît. Elle est têtue, dispersée, extravagante… Mais toi ! Toi le brouillon, l’indécis, toi, le happeur de vide, le…

TOBY-CHIEN, théâtral. – Vous n’avez pas autre chose à me dire ?

KIKI-LA-DOUCETTE, qui ignore Rostand. – Si, certainement !

TOBY-CHIEN, rogue. – Eh bien, rentre-le. Et laisse-moi tout à mon cuisant regret, à mes aspirations vers une vie active, vers ma vie du mois passé. Ah ! les belles soirées ! ah ! mes succès ! ah ! l’odeur du sous-sol aux Folies-Élyséennes ! Cette longue cave divisée en cabines exiguës, comme un rayon de ruche laborieuse et peuplée de mille petites ouvrières qui se hâtent, en travesti bleu brodé d’or, un dard inoffensif au flanc, coiffées de plumes écumeuses… Je revois encore, éblouissant, ce tableau de l’Entente cordiale où défilait une armée de généraux aux cuisses rondes… Hélas, hélas…

KIKI-LA-DOUCETTE, à part. – Toby-Chien, c’est le Brichanteau du music-hall.

TOBY-CHIEN, qui s’attendrit. – C’est à cette heure émouvante du défilé que nous arrivions, Elle et moi. Elle s’enfermait, abeille pressée, dans sa cellule, et commençait de se peindre le visage afin de ressembler aux beaux petits généraux qui, au-dessus de nos têtes, martelaient la scène d’un talon indécis. J’attendais. J’attendais que, gainée d’un maillot couleur de hanneton doré, Elle rouvrît sa cellule sur le fiévreux corridor…

Couché sur mon coussin, je haletais un peu, en écoutant le bruit de la ruche. J’entendais les pieds pesants des guerriers mérovingiens, ces êtres terribles, casqués de fer et d’ailes de hiboux, qui surgissaient au dernier tableau, sous le chêne sacré… Ils étaient armés d’arbres déracinés, moustachus d’étoupe blonde, – et ils chantaient, attends… cette si jolie valse lente !

Dès que l’aurore au lointain paraît,

Chacun s’empresse dans la forêt

Aux joies exquises de la chasse

Dont jamais on ne se lasse !…

Ils se rassemblaient pour y tuer

…au fond des bois

Des ribambelles

De gazelles

Et de dix-cors aux abois…

KIKI-LA-DOUCETTE, à part. – Poésie, poésie !…

TOBY-CHIEN. – Adieu, tout cela ! Adieu, ma scintillante amie, Madame Bariol-Taugé ! Vous m’apparûtes plus belle qu’une armée rangée en bataille, et mon cœur chauvin, mon cœur de bull bien français gonfle, au souvenir des strophes enflammées dont vous glorifiâtes l’Entente cordiale !… Crête rose, ceinture bleue, robe blanche, vous étiez telle qu’une belle poule gauloise, et pourtant vous demeuriez

La Parisienne, astre vermeil,

Apportant son rayon de soleil !

La Parisienne, la v’là !

Pour cha-a-sser le spleen

Aussitôt qu’elle est là

Tous les cœurs s’illuminent !

KIKI-LA-DOUCETTE, intéressé. – De qui sont ces vers ?

TOBY-CHIEN. – Je ne sais pas. Mais leur rythme impérieux rouvre en moi des sources d’amertume.

J’attendais l’heure où les Élysées-Girls, maigres, affamées et joueuses, redescendraient de leur Olympe pour me serrer, l’une après l’autre, sur leurs gorges plates et dures, me laissant suffoqué, béat, le poil marbré de plaques roses et blanches… J’attendais, le cœur secoué, l’instant enfin où Elle monterait à son tour, indifférente, farouchement masquée d’une gaieté impénétrable, vers le plateau, vers la fournaise de lumière qui m’enivrait… Écoute, Chat, j’ai vu, de ma vie, bien des choses…

KIKI-LA-DOUCETTE, à part, apitoyé. – C’est qu’il le croit.

TOBY-CHIEN. – … Mais rien n’égale, dans l’album de mes souvenirs, cette salle des Folies-Élyséennes, où chacun espérait ma venue, où l’on m’accueillait par une rumeur de bravos et de rires ! ! ! Modeste – et d’ailleurs myope – j’allais droit à cet être étrange, tête sans corps, chuchoteur, qui vit dans un trou, tout au bord de la scène. Bien que j’en eusse fait mon ami, je m’étonnais tous les soirs de sa monstruosité, et je dardais sur lui mes yeux saillants de homard… Mon second salut était pour cette frétillante créature qu’on nommait Carnac et qui semblait la maîtresse du lieu, accueillant tous les arrivants du même sourire à dents blanches, du même “ah !” de bienvenue. Elle me plaisait entre toutes. Hors de la scène, sa jeune bouche fardée jetait, dans un rire éclatant, des mots qui me semblaient plus frais que des fleurs mouillées : « Bougre d’em…poté, sacré petit mac… Vieux chameau d’habilleuse, elle m’a foutu entre les jambes une tirette qui me coupe le… » j’ai oublié le reste. Après que j’avais, d’une langue courtoise, léché les doigts menus de cette enfant délicate, je courais de l’une à l’autre avant-scène, pressé de choisir les bonbons qu’on me tendait, minaudant pour celle-ci, aboyant pour celui-là…

KIKI-LA-DOUCETTE, à part. – Cabotin, va !

TOBY-CHIEN. – … Et puis-je oublier l’heure que je passai dans l’avant-scène de droite, au creux d’un giron de mousseline et de paillettes, bercé contre une gorge abondante où pendaient des colliers ?… Mais Elle troubla trop tôt ma joie et vint, ayant dit et chanté, me pêcher par la peau de la nuque, me reprendre aux douces mains gantées qui voulaient me retenir… Cette heure merveilleuse finit dans le ridicule, car Elle me brandit aux yeux d’un public égayé, en criant : « Voilà, Mesdames et Messieurs ! le sale cabot qui fait les avant-scènes ! » Elle riait aussi, la bouche ironique et les yeux lointains, avec cet air agressif et gai qui sert de masque à sa vraie figure, tu sais ?

KIKI-LA-DOUCETTE, bref. – Je sais.

TOBY-CHIEN, poursuivant. – Nous descendions, après, vers sa cellule lumineuse où Elle essuyait son visage de couleur, la gomme bleue de ses cils…

Elle… (la regardant endormie). Elle est là, étendue. Elle sommeille. Elle semble ne rien regretter. Il y a sur son visage un air heureux de détente et d’arrivée. Pourtant, quand Elle rêve de longues heures, la tête sur son bras plié, je me demande si Elle n’évoque pas, comme moi, ces soirs lumineux de printemps parisien, tout enguirlandés de perles électriques ?… C’est peut-être cela qui brille au plus profond de ses yeux ?…

KIKI-LA-DOUCETTE. – Non. Je sais, moi. Elle m’a parlé !

TOBY-CHIEN, jaloux. – À moi aussi, Elle me parle.

KIKI-LA-DOUCETTE. – Pas de la même manière. Elle te parle de la température, de la tartine qu’elle mange, de l’oiseau qui vient de s’envoler. Elle te dit « Viens ici. Gare à ton derrière. Tu es beau. Tu es laid. Tu es mon crapaud bringé, ma sympathique grenouille. Je te défends de manger ce crottin sec… »

TOBY-CHIEN. – C’est déjà très gentil, tu ne trouves pas ?

KIKI-LA-DOUCETTE. – Très gentil. Mais nos confidences, d’Elle à moi, de moi à Elle, sont d’autre sorte. Depuis que nous sommes ici, Elle s’est confiée, presque sans paroles, à mon instinct divinateur. Elle se délecte d’une tristesse et d’une solitude plus savoureuses que le bonheur. Elle ne se lasse pas de regarder changer la couleur des heures. Elle erre beaucoup, mais pas loin, et son activité piétine sur ces dix hectares bornés de murs en ruines. Tu la vois parfois debout sur la cime de notre montagne, sculptée dans sa robe par le vent amoureux, les cheveux tour à tour droits et couchés comme les épis de seigle, et pareille à un petit génie de l’Aventure ?… Ne t’en émeus pas. Son regard ne défie pas l’espace, il y cherche, il y menace seulement l’intrus en marche vers sa demeure, l’assaillant de sa retraite… dirai-je sentimentale ?

TOBY-CHIEN. – Dis-le.

KIKI-LA-DOUCETTE. – Elle n’aime point l’inconnu, et ne chérit sans trouble que ce lieu ancien, retiré, ce seuil usé par ses pas enfantins, ce parc triste dont son cœur connaît tous les aspects. Tu la crois assise là, près de nous ? Elle est assise en même temps sur la roche tiède, au revers de la combe, et aussi sur la branche odorante et basse du pin argenté… Tu crois qu’elle dort ? elle cueille en ce moment, au potager, la fraise blanche qui sent la fourmi écrasée. Elle respire, sous la tonnelle de roses, l’odeur orientale et comestible de mille roses vineuses, mûres en un seul jour de soleil. Ainsi immobile et les yeux clos, elle habite chaque pelouse, chaque arbre, chaque fleur, – elle se penche à la fois, fantôme bleu comme l’air, à toutes les fenêtres de sa maison chevelue de vigne… Son esprit court, comme un sang subtil, le long des veines de toutes les feuilles, se caresse au velours des géraniums, à la cerise vernie, et s’enroule à la couleuvre poudrée de poussière, au creux du sentier jaune… C’est pourquoi tu la vois si sage et les yeux clos, car ses mains pendantes, qui semblent vides, possèdent et égrènent tous les instants d’or de ce beau jour lent et pur.

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