Toby-chien parle

Un petit intérieur tranquille. À la cantonade, bruits de cataclysme. Kiki-la-Doucette, chat des Chartreux, se cramponne vainement à un somme illusoire. Une porte s’ouvre et claque sous une main invisible, après avoir livré passage à Toby-Chien, petit bull démoralisé.

KIKI-LA-DOUCETTE, s’étirant. – Ah ! ah ! qu’est-ce que tu as encore fait ?

TOBY-CHIEN, piteux. – Rien.

KIKI-LA-DOUCETTE. – À d’autres ! Avec cette tête-là ? Et ces rumeurs de catastrophe ?

TOBY-CHIEN. – Rien, te dis-je ! Plût au Ciel ! Tu me croiras si tu veux, mais je préférerais avoir cassé un vase, ou mangé le petit tapis persan auquel Elle tient si fort. Je ne comprends pas. Je tâtonne dans les ténèbres. Je…

KIKI-LA-DOUCETTE, royal. – Cœur faible ! Regarde-moi. Comme du haut d’un astre, je considère ce bas monde. Imite ma sérénité divine…

TOBY-CHIEN, interrompant, ironique. – … et enferme-toi dans le cercle magique de ta queue, n’est-ce pas ? Je n’ai pas de queue, moi, ou si peu ! Et jamais je ne me sentis le derrière si serré.

KIKI-LA-DOUCETTE, intéressé, mais qui feint l’indifférence. – Raconte.

TOBY-CHIEN. – Voilà. Nous étions bien tranquilles, Elle et moi, dans le cabinet de travail. Elle lisait des lettres, des journaux, et ces rognures collées qu’Elle nomme pompeusement l’Argus de la Presse, quand tout à coup : « Zut ! s’écria-t-Elle. Et même crotte de bique ! » Et sous son poing assené la table vibra, les papiers volèrent… Elle se leva, marcha de la fenêtre à la porte, se mordit un doigt, se gratta la tête, se frotta rudement le bout du nez.

J’avais soulevé du front le tapis de la table et mon regard cherchait le sien… « Ah ! te voilà », ricana-t-elle. « Naturellement, te voilà. Tu as le sens des situations. C’est bien le moment de te coiffer à l’orientale avec une draperie turque sur le crâne et des franges-boule qui retombent, des franges-boule, – des franges-bull, parbleu ! Ce chien fait des calembours, à présent ! il ne me manquait que ça ! » D’une chiquenaude, Elle rejeta le bord du tapis qui me coiffait, puis leva vers le plafond des bras pathétiques : « J’en ai assez ! » s’écria-t-Elle. « Je veux… je veux… je veux faire ce que je veux ! »

Un silence effrayant suivit son cri, mais je lui répondais du fond de mon âme : “Qui T’en empêche, ô Toi qui règnes sur ma vie, Toi qui peux presque tout, Toi qui, d’un plissement volontaire de tes sourcils, rapproches dans le ciel les nuages ? »

Elle sembla m’entendre et repartit un peu plus calme : « Je veux faire ce que je veux. Je veux jouer la pantomime, même la comédie. Je veux danser nue, si le maillot me gêne et humilie ma plastique. Je veux me retirer dans une île, s’il me plaît, ou fréquenter des dames qui vivent de leurs charmes, pourvu qu’elles soient gaies, fantasques, voire mélancoliques et sages, comme sont beaucoup de femmes de joie. Je veux écrire des livres tristes et chastes, où il n’y aura que des paysages, des fleurs, du chagrin, de la fierté, et la candeur des animaux charmants qui s’effraient de l’homme… Je veux sourire à tous les visages aimables, et m’écarter des gens laids, sales et qui sentent mauvais. Je veux chérir qui m’aime et lui donner tout ce qui est à moi dans le monde : mon corps rebelle au partage, mon cœur si doux et ma liberté ! Je veux… je veux !… Je crois bien que si quelqu’un, ce soir, se risquait à me dire : « Mais, enfin, ma chère… » eh bien, je le tue… Ou je lui ôte un œil. Ou je le mets dans la cave.

KIKI-LA-DOUCETTE, pour lui-même. – Dans la cave ? Je considérerais cela comme une récompense, car la cave est un enviable séjour, d’une obscurité bleutée par le soupirail, embaumé de paille moisie et de l’odeur alliacée du rat…

TOBY-CHIEN, sans entendre. – « J’en ai assez, vous dis-je ! » (Elle criait cela à des personnes invisibles, et moi, pauvre moi, je tremblais sous la table.) « Et je ne verrai plus ces tortues-là ! »

KIKI-LA-DOUCETTE. – Ces… quoi ?

TOBY-CHIEN. – Ces tortues-là ; je suis sûr du mot. Quelles tortues ? Elle nous cache tant de choses ! « …Ces tortues-là ! Elles sont deux, trois, quatre, – joli nid de fauvettes ! – pendues à Lui, et qui Lui roucoulent et Lui écrivent : « Mon chéri, tu m’épouseras si Elle meurt, dis ? « Je crois bien ! Il les épouse déjà, l’une après l’autre. Il pourrait choisir. Il préfère collectionner. Il lui faut – car elles en demandent ! – la Femme-du-Monde coupe-rosée qui s’occupe de musique et qui fait des fautes d’orthographe, la vierge mûre qui lui écrit, d’une main paisible de comptable, les mille z’horreurs ; – l’Américaine brune aux cuisses plates ; et toute la séquelle des sacrées petites toquées en cols plats et cheveux courts qui s’en viennent, cils baissés et reins frétillants : « Ô Monsieur, c’est moi qui suis la vraie Claudine… » La vraie Claudine ! et la fausse mineure, tu parles !

« Toutes, elles souhaitent ma mort, m’inventent des amants ; elles l’entourent de leur ronde effrénée, Lui faible, lui, volage et amoureux de l’amour qu’Il inspire, Lui qui goûte si fort ce jeu de se sentir empêtré dans cent petits doigts crochus de femmes… Il a délivré en chacune la petite bête mauvaise et sans scrupules, matée – si peu ! – par l’éducation ; elles ont menti, forniqué, cocufié, avec une joie et une fureur de harpies, autant par haine de moi que pour l’amour de Lui…

« Alors… adieu tout ! adieu… presque tout. Je Le leur laisse. Peut-être qu’un jour Il les verra comme je les vois, avec leurs visages de petites truies gloutonnes. Il s’enfuira, effrayé, frémissant, dégoûté d’un vice inutile… » Je haletais autant qu’Elle, ému de sa violence. Elle entendit ma respiration et se jeta à quatre pattes, sa tête sous le tapis de la table, contre la mienne…

« Oui, inutile ! je maintiens le mot. Ce n’est pas un petit bull carré qui me fera changer d’avis, encore ! Inutile s’Il n’aime pas assez ou s’Il méconnaît l’amour véritable ! Quoi ?… ma vie aussi est inutile ? Non, Toby-Chien. Moi, j’aime. J’aime tant tout ce que j’aime ! Si tu savais comme j’embellis tout ce que j’aime, et quel plaisir je me donne en aimant ! Si tu pouvais comprendre de quelle force et de quelle défaillance m’emplit ce que j’aime !… C’est cela que je nomme le frôlement du bonheur. Le frôlement du bonheur… caresse impalpable qui creuse le long de mon dos un sillon velouté, comme le bout d’une aile creuse l’onde… Frisson mystérieux prêt à se fondre en larmes, angoisse légère que je cherche et qui m’atteint devant un cher paysage argenté de brouillard, devant un ciel où fleurit l’aube, sous le bois où l’automne souffle une haleine mûre et musquée… Tristesse voluptueuse des fins de jour, bondissement sans cause d’un cœur plus mobile que celui du chevreuil, tu es le frôlement même du bonheur, toi qui gis au sein des heures les plus pleines… et jusqu’au fond du regard de ma sûre amie…

« Tu oserais dire ma vie inutile ?… Tu n’auras pas de pâtée, ce soir ! »

Je voyais la brume de ses cheveux danser autour de sa tête qu’Elle hochait furieusement. Elle était comme moi à quatre pattes, aplatie, comme un chien qui va s’élancer, et j’espérai un peu qu’elle aboierait…

KIKI-LA-DOUCETTE, révolté. – Aboyer, Elle ! Elle a ses défauts, mais tout de même, aboyer ! … Si Elle devait parler en quatre-pattes, elle miaulerait.

TOBY-CHIEN, poursuivant. – Elle n’aboya point, en effet. Elle se redressa d’un bond, rejeta en arrière les cheveux qui lui balayaient le visage…

KIKI-LA-DOUCETTE. – Oui, Elle a la tête angora. La tête seulement.

TOBY-CHIEN. – … Et Elle se remit à parler, incohérente : « Alors, voilà ! je veux faire ce que je veux. Je ne porterai pas des manches courtes en hiver, ni de cols hauts en été. Je ne mettrai pas mes chapeaux sens devant derrière, et je n’irai plus prendre le thé chez Rimmels’s, non… Redelsperger, non… Chose, enfin. Et je n’irai plus aux vernissages. Parce qu’on y marche dans un tas de gens, l’après-midi, et que les matins y sont sinistres, sous ces voûtes où frissonne un peuple nu et transi de statues, parmi l’odeur de cave et de plâtre frais… C’est l’heure où quelques femmes y toussent, vêtues de robes minces, et de rares hommes errent, avec la mine verte d’avoir passé la nuit là, sans gîte et sans lit…

« Et le monotone public des premières ne verra plus mon sourire abattu, mes yeux qui se creusent de la longueur des entractes et de l’effort qu’il faut pour empêcher mon visage de vieillir, – effort reflété par cent visages féminins, raidis de fatigue et d’orgueil défensif… Tu m’entends », s’écria-t-Elle, « tu m’entends, crapaud bringé, excessif petit bull cardiaque ! je n’irai plus aux premières, – sinon de l’autre côté de la rampe. Car je danserai encore sur la scène, je danserai nue ou habillée, pour le seul plaisir de danser, d’accorder mes gestes au rythme de la musique, de virer, brûlée de lumière, aveuglée comme une mouche dans un rayon… Je danserai, j’inventerai de belles danses lentes où le voile parfois me couvrira, parfois m’environnera comme une spirale de fumée, parfois se tendra derrière ma course comme la toile d’une barque… Je serai la statue, le vase animé, la bête bondissante, l’arbre balancé, l’esclave ivre…

« Qui donc a osé murmurer, trop près de mon oreille irritable, les mots de déchéance, d’avilissement ?… Toby-Chien, Chien de bon sens, écoute bien je ne me suis jamais sentie plus digne de moi-même ! Du fond de la sévère retraite que je me suis faite au fond de moi, il m’arrive de rire tout haut, réveillée par la voix cordiale d’un maître de ballet italien : « Hé, ma minionne, qu’est-ce que tu penses ? je te dis : sauts de basque, deux ! et un petit pour finir !… »

« La familiarité professionnelle de ce luisant méridional ne me blesse point, ni l’amicale veulerie d’une pauvre petite marcheuse à cinquante francs par mois, qui se lamente, résignée : « Nous autres artistes, n’est-ce pas, on ne fait pas toujours comme on veut… » et si le régisseur tourne vers moi, au cours d’une répétition, son mufle de dogue bonasse, en graillonnant : « C’est malheureux que vous ne pouvez pas taire vos gueules, tous… » je ne songe pas à me fâcher, pourvu qu’au retour, lorsque je jette à la volée mon chapeau sur le lit, une voix chère, un peu voilée, murmure : « Vous n’êtes pas trop fatiguée, mon amour ?… »

Sa voix à Elle avait molli sur ces mots. Elle répéta, comme pour Elle-même, avec un sourire contenu : « Vous n’êtes pas trop fatiguée, mon amour ? » puis soudain éclata en larmes nerveuses, des larmes vives, rondes, pressées, en gouttes étincelantes qui sautaient sur ses joues, joyeusement… Mais moi, tu sais, quand Elle pleure, je sens la vie me quitter…

KIKI-LA-DOUCETTE. – Je sais, tu t’es mis à hurler ?

TOBY-CHIEN. – Je mêlai mes larmes aux siennes, voilà tout. Mal m’en prit ! Elle me saisit par la peau du dos, comme une petite valise carrée, et de froides injures tombèrent sur ma tête innocente : « Mal élevé. Chien hystérique. Saucisson larmoyeur. Crapaud à cœur de veau. Phoque obtus… » Tu sais le reste. Tu as entendu la porte ; le tisonnier qu’elle a jeté dans la corbeille à papiers, et le seau à charbon qui a roulé béant, et tout…

KIKI-LA-DOUCETTE. – J’ai entendu. J’ai même entendu, ô Chien, ce qui n’est pas parvenu à ton entendement de bull simplet. Ne cherche pas. Elle et moi, nous dédaignons le plus souvent de nous expliquer. Il m’arrive, lorsqu’une main inexperte me caresse à rebours, d’interrompre un paisible et sincère ronron par un khh ! féroce, suivi d’un coup de griffe foudroyant comme une étincelle… « Que ce chat est traître ! » s’écrie l’imbécile… Il n a vu que la griffe, il n’a pas deviné l’exaspération nerveuse, ni la souffrance aiguë qui lancine la peau de mon dos… Quand Elle agit follement, Elle, ne dis pas, en haussant tes épaules carrées : « Elle est folle ! » Plutôt, cherche la main maladroite, la piqûre insupportable et cachée qui se manifeste en cris, en rires, en course aveugle vers tous les risques…

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