Chapitre VIII Comparaisons

Quel contraste cruel l’heureuse vie de Cécilia faisait avec celle de son amie ! Qui donc, à la place d’Émily, après avoir lu cette lettre insouciante et gaie, ne se fût un instant replié sur soi-même avec un invincible sentiment d’amertume ?

Le ressort du caractère est une des qualités les plus précieuses que la nature puisse nous donner. Alors que les plus fermes résolutions sont impuissantes à nous défendre du désespoir, cette force instinctive lui résiste victorieusement. – « Si je reste ici, je ne ferai que pleurer, pensa Émily, mieux vaut sortir. »

Les gens quelque peu observateurs qui fréquentent habituellement les parcs de Londres ont pu remarquer le grand nombre de personnes solitaires qui s’efforcent d’égayer leur vie par une promenade. On flâne languissamment autour des corbeilles de fleurs : on reste assis sur un banc pendant des heures ; on examine avec une curiosité patiente ses voisins ; on contemple d’un air résigné les femmes qui passent à cheval et les enfants qui jouent dans les allées.

Les hommes essayent parfois d’échapper à cette monotonie en fumant une pipe. Certaines femmes remplacent le dîner absent par quelque biscuit. Ni les uns ni les autres ne sont sociables ; ou ne les voit pas faire connaissance entre eux ; peut-être sont-ils fiers, ou timides, ou moroses ; ou peut-être, désespérés, ayant perdu toute confiance en eux-mêmes, ils désespèrent également d’autrui ; peut-être redoutent-ils la curiosité, et ont-ils des vices à cacher, ou des vertus que blesse la lumière après des années d’obscurité.

Émily faisait partie maintenant de cette grande catégorie.

Parmi les flâneurs habituels des parcs, cette gracieuse petite personne en noir, dont le visage était protégé par un voile de crêpe, se fit bien vite remarquer des bonnes d’enfants, des solitaires méditatifs et des nomades installés sur les pelouses. La domestique fournie par le bienveillant docteur Allday se chargeait de garder la maison pendant les absences d’Émily ; pas une autre créature vivante dans ce vaste Londres n’avait souci de ce que pouvait devenir la jeune fille. Mistress Ellmother n’avait pas reparu depuis les funérailles, et mistress Mosey n’oubliait pas qu’on l’avait, quoique fort poliment, mise à la porte. À qui Émily aurait-elle pu dire : « Si nous allions faire un tour de promenade ? »

Elle avait annoncé la mort de sa tante à miss Ladd et reçu des nouvelles de Francine.

La lettre de la maîtresse de pension était sincèrement cordiale et affectueuse. – « Choisissez votre moment, ma chère enfant, et venez me retrouver à Brighton ; le plus tôt sera le mieux. »

Émily répugnait, non à accepter l’invitation, mais à retrouver Francine. La riche héritière des Indes occidentales paraissait encore plus raide et plus dure, la plume à la main. Sa lettre disait « qu’elle n’avançait pas dans ses études ; elle les détestait, d’ailleurs, les maîtres choisis pour l’instruire rivalisant de laideur et leur seul aspect lui étant odieux ; miss Ladd lui avait été antipathique à première vue, et le temps ne faisait que confirmer cette fâcheuse impression ; Brighton était toujours le même, la mer toujours la même, les promenades en voiture toujours les mêmes ; un pressentiment secret disait à Francine qu’elle finirait par un esclandre, si Émily ne venait l’aider à s’amuser à Brighton, pendant que la vieille institutrice aurait le dos tourné. »

Avec la perspective d’une telle société, la morne solitude de Londres pouvait, en comparaison, être regardée comme un plaisir : Émily écrivit à miss Ladd une lettre pleine de gratitude, mais qui déclinait son invitation.

Bien des journées monotones avaient glissé depuis dans le gouffre de l’éternité, mais la lettre de Cécilia évoquait si brusquement l’image du bonheur passé qu’Émily se sentait prête à succomber sous le poids de l’isolement et du chagrin. Elle était brave et avait courageusement refoulé ses larmes ; elle était sortie pour chercher quelque allégement à son ennui, sous un beau ciel lumineux, dans la contemplation de la verdure, des fleurs et des oiseaux. Mais non, la mère Nature, si tendre aux heureux de ce monde, n’est qu’une marâtre pour les cœurs blessés. Bientôt les yeux de la jeune fille se voilèrent ; à peine si elle distinguait sa route. Deux ou trois fois, elle les essuya furtivement sous son voile, quand le regard d’un passant lui faisait craindre d’être remarquée ; puis ses paupières se gonflaient de nouveau.

Oh ! ses camarades de pension qui disaient jadis dans leurs moments de tristesse : « Allons près d’Émily, elle saura bien nous égayer ! » si elles pouvaient la voir à présent, la reconnaîtraient-elles ?

Lasse d’errer, elle s’assit sur un banc, afin de reprendre ses forces.

Le banc était vide et, dans ce coin écarté, on n’entendait même plus le bruit des pas. La solitude de la jeune fille était aussi complète qu’au cottage. Où était Cécilia maintenant ? En Italie, au milieu des lacs et des montagnes, échangeant des plaisanteries avec sa rieuse compagne de voyage !

Tandis qu’elle faisait cette douloureuse comparaison, deux jeunes filles de son âge vinrent s’asseoir sur son banc.

Tout entières à ce qui les intéressait personnellement, elles ne prirent point garde à cette inconnue vêtue de deuil. C’étaient deux sœurs, et la plus jeune allait se marier.

Elles parlaient de leurs toilettes, de leurs cadeaux, comparaient le brillant fiancé de l’une avec le timide amoureux de l’autre, riaient de leurs propres saillies, de leurs joyeux rêves d’avenir, riaient des invités de la noce, riaient de tout. Trop joyeuses pour rester longtemps en place, elles se levèrent subitement, et l’une dit à l’autre : « Ah ! Polly, je suis trop heureuse ! » et elle s’élança dans l’allée en dansant. « Sally ! Sally ! es-tu folle ? » criait Polly. Mais elle riait aux éclats de la « folie » de sa sœur.

Émily se leva à son tour et reprit le chemin du logis.

La joie bruyante des deux jeunes filles avait excité en elle un sentiment de révolte contre son sort. Oh ! décidément il fallait qu’elle changeât de vie ! il lui fallait un travail, un travail quelconque, qui donnât un autre cours à ses pensées !

Ceci la ramena à l’offre de sir Jervis Redwood. Cet inconnu se trouvait ainsi transformé par le caprice du hasard en un ami des heures de détresse, qui pouvait lui donner une place et un rôle dans le laborieux monde des lecteurs du British Museum.

Le jour même, Émily écrivit à sir Jervis qu’elle acceptait sa proposition ; le lendemain, elle allait trouver le libraire qui devait lui fournir des renseignements.

Elle l’intéressa au point qu’il prit sur lui de modifier les instructions de son client.

« Dès qu’il s’agit de ses travaux littéraires, lui dit-il, le vieux savant, qui est sans pitié pour lui-même, ne tient pas compte non plus de la peine des autres. Il faudra vous ménager, miss Émily. Il serait non seulement absurde, mais cruel, d’exiger de vous une fouille dans les vieux journaux, afin d’y rechercher tout ce qui se rapporte au Yucatan depuis que Stéphen a publié ses Voyages dans l’Amérique centrale, il y aura tantôt quarante ans. Commencez par les numéros qui remontent à une date antérieure de cinq ans à la présente année, nous verrons toujours bien ce qu’il en résultera. »

Pour suivre ce conseil amical, Émily se fit remettre le volume de 1876.

Dès la première heure de travail, elle sentit grandir sa gratitude envers le libraire. Tenir son attention imperturbablement fixée sur le sujet qui intéressait son patron, tandis qu’il lui fallait se garder de lire les menues nouvelles plus intéressantes pour une femme, cet effort mettait sa patience et sa résolution à une rude épreuve. Heureusement pour elle, ses voisins n’étaient pas des oisifs. Ces gens, si absorbés par le travail qu’ils n’avaient pas même levé les yeux quand elle était venue s’installer près d’eux, étaient justement l’exemple qu’il lui fallait. Sans se décourager, durant de longues heures, elle poursuivit sa tâche, si monotone qu’elle lui parût.

En rentrant, la jeune fille fut accueillie par des nouvelles qui relevèrent son moral.

Le matin même, avant de sortir, elle avait donné des instructions précises pour le cas où, en son absence, certain étranger se présenterait au cottage. Les premières paroles de la domestique aussitôt qu’elle eut ouvert la porte, furent pour lui dire que le gentleman était venu.

Cette fois, il avait hardiment laissé sa carte, sur laquelle était tracé le nom attendu : Alban Morris.

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