Chapitre VII La lettre de Cécilia

La lettre de Cécilia à Émily avait été adressée chez sir Jervis Redwood, « recommandée à ses soins ». Sir Jervis lui-même y avait joint quelques lignes. Les deux plis avaient été mis sous enveloppe cachetée à l’adresse du cottage.

Si Alban Morris était bien en effet le messager de sir Jervis, la conclusion à tirer de ce fait causait à Émily autant de surprise que de curiosité.

N’eût-il pas eu le désir de la protéger, Alban n’en devait pas moins réaliser son projet de voyage dans le Northumberland ; il avait sans doute gagné la sympathie du baronnet ; peut-être même avait-il été reçu chez lui comme visiteur au moment où la lettre de Cécilia était arrivée.

Émily se reporta au dernier jour passé par elle à la pension, et le souvenir de sa conversation avec Alban au sujet de mistress Rook lui revint à l’esprit. Se pouvait-il qu’il fût toujours décidé à éclaircir les soupçons que lui inspirait la femme de charge de sir Jervis ? L’avait-il suivie dans ce but jusqu’à la maison de son maître ?

D’un mouvement brusque, presque irrité, Émily reprit la lettre de sir Jervis que, dans son impatience de lire celle de Cécilia, elle avait d’abord laissée de côté.

Maintenant, aiguillonnée par une vive curiosité, elle inclinait à croire que de ses deux correspondants, celui qui aurait pour elle le plus d’intérêt pourrait bien être le baronnet.

Quand elle eut lu sa lettre, elle fut très désappointée.

D’abord son écriture était si abominable qu’on en devinait le sens à grand’peine. Ensuite, il ne faisait pas même la plus légère allusion aux circonstances qui l’avaient amené à confier à Alban la lettre de Cécile.

Elle allait jeter décidément la lettre, quand elle y déchiffra l’offre d’un emploi à Londres.

Naturellement, sir Jervis avait engagé un secrétaire à la place d’Émily ; mais il ne lui en fallait pas moins une personne capable de seconder, dans la capitale, ses travaux littéraires. Ayant des raisons pour croire que les découvertes des voyageurs modernes dans l’Amérique centrale avaient fait le sujet d’articles de journaux et de revues, il désirait qu’on lui fît des copies de tout ce qu’on pourrait trouver en ce genre au British Museum.

Si Émily se sentait de force à contribuer ainsi à l’achèvement de son grand ouvrage, les Villes détruites, elle n’avait qu’à s’adresser à son libraire de Londres, qui lui payerait la rétribution d’usage et lui fournirait toutes les indications dont elle pourrait avoir besoin. Le nom et l’adresse du libraire suivaient, parfaitement illisibles d’ailleurs, sauf ces deux mots : « Bond Street ». Là, l’épître de sir Jervis s’arrêtait court.

Émily remit toutes réflexions à ce propos jusqu’à ce qu’elle eût achevé la lecture de la lettre de son amie.

Voici, dans son intégrité, le bavardage de Cécilia :

« Ma bien chère, ma meilleure amie,

» Je vais faire une petite excursion hors des limites de l’Engadine. Deux compagnons de voyage, et des plus aimables, se sont chargés de moi et nous pousserons peut-être jusqu’au lac de Côme.

» Ma sœur, dont la santé s’est fort raffermie, reste à Saint-Maurice avec la vieille gouvernante. Dès que nous aurons arrêté la direction de nos mouvements, j’écrirai à Julia afin qu’elle m’expédie les lettres qui pourraient arriver en mon absence. Ma vie dans ce paradis terrestre n’aurait pas une ombre si j’y recevais des nouvelles de mon Émily.

» En attendant, nous passons la nuit dans un endroit fort remarquable, mais dont j’ai oublié le nom, et je vous écris mourant d’envie d’avoir de vos nouvelles. Sir Jervis s’est-il déjà jeté à vos pieds ? Vous a-t-il conjurée avec larmes d’accepter le titre de lady Redwood, titre qu’accompagnerait un magnifique douaire ?

» Mais vous désirez peut-être apprendre ce que sont mes nouveaux amis. Ma chère, l’un d’eux, qui est une amie, est après vous la plus charmante créature qu’on puisse imaginer. Le monde la connaît sous le nom de lady Janeaway ; moi, qui l’aime, je l’appelle familièrement Doris. Elle me rend mon affection.

» Vous comprendrez quel lien étroit de sympathie nous unit quand je vous aurai raconté comment s’est faite notre connaissance.

» S’il y a une chose dont j’aie le droit d’être fière, c’est de mon inaltérable appétit, et si j’ai une passion, cette passion se nomme pâtisserie. Lady Doris professe les mêmes sentiments. À la table d’hôte, le jour de notre arrivée, nos sièges se touchaient…

» Grand Dieu ! j’ai oublié de vous parler de son mari ! Car elle est mariée, mariée depuis plus d’un mois. Vous ai-je dit qu’elle est mon aînée de deux ans ? Ce mari est lord Janeaway. Un petit homme si doux et si facile à amuser ! Il porte partout avec lui une sale petite boîte d’étain percée de trous, et il s’en va fouillant les buissons, soulevant les pierres, tournant autour des vieilles maisons de bois. Quand il a attrapé quelque abominable insecte, laid à vous donner le frisson, il devient tout rouge de plaisir et dit à sa femme et à moi, avec un gracieux zézaiement : « Voilà ce que j’appelle une excellente journée. » Et comme il obéit à sa femme ! Entre nous soit dit, cette docilité masculine me rend bien fière de mon sexe…

» Où en étais-je ? Ah ! oui, à la table d’hôte.

» Jamais, Émily, je le déclare avec un respect solennel pour les droits de la vérité, jamais je n’ai mangé un dîner aussi atrocement mauvais, aussi infâme que celui qu’on nous a servi le premier jour à l’hôtel. Pourtant, j’ai patienté jusqu’à la pâtisserie, et sans défiance j’ai mordu dans mon morceau. « Horrible ! horrible ! le comble de l’horrible ! » Je n’ai jamais eu le courage d’avaler cette chose sans nom. J’ai pris mon mouchoir, et, ma foi, j’ai… toussé le morceau. La nouvelle mariée, ma voisine, a vu seule la manœuvre. Elle m’a tendu la main et m’a dit : « Parfait ! Il m’est arrivé exactement la même aventure avant-hier. » Voilà les débuts de mon amitié pour lady Doris Janeaway.

» Depuis, grâce à une solennelle entrevue avec le cuisinier principal de l’hôtel, nous nous sommes procuré les moyens de dîner plus convenablement.

» Cet intéressant personnage (le cuisinier) est un ex-zouave de l’armée française. Au lieu de s’excuser à nous, il nous a avoué que le goût barbare des voyageurs anglais et américains lui avait enlevé à jamais l’orgueil et la joie que lui causait jadis l’exercice de son art. À l’appui de ce qu’il avançait, il nous a cité deux jeunes Anglais incapables de parler une autre langue que la leur. Les garçons avaient raconté à la cuisine qu’ils s’étaient plaints du déjeuner, surtout des œufs. Là-dessus, notre Français s’était épuisé en des préparations d’œufs aussi exquises que variées. Des œufs à la tripe, au gratin, à la dauphine, à la poulette, à la tartare, à la vénitienne, à la bordelaise, etc., etc. Mais les jeunes gentlemen n’étaient toujours pas contents. L’ex-zouave exaspéré, blessé dans son honneur, outragé dans sa dignité de chef, exigea une explication. – Au nom de tous les saints, qu’est-ce qu’ils voulaient donc pour leur déjeuner ? – Ils voulaient… des œufs bouillis ! – Je n’ai pas de termes, a conclu le zouave, pour exprimer mon mépris de ce que les Anglais appellent un déjeuner. Oh ! Émily, quels dîners nous avons eus dans notre chambre, depuis que nous nous sommes entendues avec cet incomparable cuisinier !

» Que pourrais-je vous dire encore ? Vous intéressez-vous, ma chère, aux clergymen jeunes et éloquents ?

» Nous en avons un ici qui est la pensée, la joie, le souci, l’admiration, l’adoration de toutes ces dames.

» Il est jeune – à peine trente ans. Il a le teint clair, les yeux bleus, de jolies mains et des bagues plus jolies encore. Et puis quelle voix ! quelles manières ! Vous me direz que beaucoup de pasteurs choyés des dames peuvent répondre à ce signalement. J’ai gardé pour la fin ce qui distingue particulièrement celui-ci. Ses beaux cheveux blonds tombent en boucles abondantes sur ses épaules, et sa barbe, une vraie barbe apostolique, descend en ondes soyeuses jusqu’aux derniers boutons de son gilet.

» Que vous semble maintenant du révérend Miles Mirabel ?

» La vie et les aventures de ce séduisant clergyman sont un éloquent témoignage de sa pieuse résignation au milieu d’épreuves sous le poids desquelles un homme ordinaire aurait succombé.

» Il a été clerc chez un avoué et renvoyé de sa place. Il a fait des conférences sur Shakespeare, auxquelles le public a eu l’infamie de ne pas accorder la moindre attention. Il a été secrétaire d’une troupe ambulante de musiciens et s’est vu flibusté par un directeur peu scrupuleux. Il a négocié la construction de chemins de fer à l’étranger et a été renié par un gouvernement sans principes. Il a été traducteur dans une importante maison de librairie et s’est entendu traiter d’ignare par des journalistes gonflés d’envie. Il s’est réfugié dans la critique dramatique et a reçu un congé injurieux de son rédacteur en chef. Tant de souffrances, de désillusions l’ont enfin mené à la seule carrière digne de lui, l’Église ! où l’a fait entrer la protection d’amis influents. Quel changement ! À partir de ce jour, tous ses efforts ont été bénis de la Providence. Deux fois déjà on lui a offert une théière d’argent pleine de souverains. Où qu’il aille, les sympathies l’entourent, et il a son couvert mis à la table d’innombrables familles. Après une tournée sur le continent qui laissera d’immortels souvenirs, il va rentrer en Angleterre, où l’appelle un de ses collègues les plus distingués, lequel collègue préfère un climat plus doux à celui de sa patrie. Il aura donc désormais le privilège envié de représenter le recteur absent dans une cure de campagne, loin des villes, au sein d’une retraite pastorale que peuplent uniquement d’innocents éleveurs de bétail. Puisse le berger être digne du troupeau !

» À présent, laissez-moi ajouter que vous aurez occasion de voir et d’entendre ce phénix des prédicateurs.

» Je suis au bout de mes nouvelles et je commence à croire, après cette longue lettre, qu’il est temps d’aller me mettre au lit. Ai-je besoin de dire que j’ai parlé bien souvent de vous à Doris et qu’elle désire être votre amie aussi bien que la mienne quand nous serons de retour en Angleterre ?

» Adieu donc pour l’instant, ma chérie. Je vous aime tendrement et reste

» Votre

» CÉCILIA.

» P. -S. – J’ai pris une nouvelle et délicieuse habitude. Pour le cas où je me sentirais pendant la nuit des tiraillements d’estomac, je garde une boite de pastilles de chocolat sous mon oreiller. Vous n’avez pas idée quelle consolation c’est pour moi !

» Si jamais je rencontre l’homme de mes rêves, je ferai expressément stipuler dans mon contrat de mariage mon droit absolu et perpétuel à ces suaves pastilles. »

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