Chapitre XII J. B.

« La déposition de M. Rook terminée, on appela les deux employés de la police arrivés les premiers sur le lieu du crime.

» Ni l’un ni l’autre n’avaient découvert la moindre trace d’effraction. La montre et la chaîne d’or de la victime furent trouvées sous son oreiller. En examinant ses vêtements, on put constater que sa bourse était intacte et que ses riches boutons de chemise et de manchettes n’avaient pas été touchés. Mais le portefeuille, aperçu par plusieurs témoins non interrogés encore, avait disparu.

» On fouilla les poches de la victime, on n’y trouva ni lettres ni cartes. Seulement, deux initiales, J. B., étaient marquées sur son linge.

» Il n’avait apporté avec lui aucun bagage. Nul indice de nature à faire deviner son nom ou l’affaire qui l’amenait dans cette localité ne put être saisi.

» La police soumit les moindres recoins de la pièce à une recherche minutieuse, dans l’espoir d’y trouver quelque preuve.

» Le fugitif, en s’échappant, avait emporté son sac. Mais dans sa précipitation, il avait négligé de ramasser le rasoir, ou bien il n’avait pas osé y toucher. Par contre, tous les petits ustensiles de toilette avaient été enlevés.

» M. Rook reconnut le rasoir, ayant remarqué, la veille, le nom de la ville de Liège gravé sur la lame.

» On examina la cour. Le sol boueux portait des empreintes de pas qui s’arrêtaient au pied du mur. Mais la grande route avait été récemment empierrée et tout vestige de piste disparaissait même pour les plus habiles limiers. On ne put que lever les empreintes et communiquer par le télégraphe avec les autorités de Londres.

» Le docteur, appelé à son tour, n’eut pas d’hésitation quant à la blessure qui avait causé la mort. La veine jugulaire avait été tranchée avec une telle force qu’il était bien difficile d’admettre que cette affreuse blessure fût le résultat d’un suicide. Le corps ne portait aucune trace de violence ou de maladie quelconque.

» Le docteur signala une particularité qui pouvait amener à la découverte de l’identité du cadavre. C’étaient deux fausses dents sur le devant de la bouche, à la mâchoire supérieure. Elles étaient si admirablement faites et s’adaptaient si complètement, comme forme et comme couleur, aux dents naturelles, que le témoin ne les avait découvertes qu’en passant, par hasard, le doigt sous la gencive.

» Après le docteur on interrogea mistress Rook.

» Elle put fournir des renseignements intéressants sur le portefeuille disparu.

» Avant de se retirer, les deux gentlemen avaient demandé leur note, ayant l’intention de repartir de grand matin. Le voyageur porteur du sac de voyage paya en argent. L’autre n’avait de monnaie qu’un schelling et une pièce de six pence. Il pria mistress Rook de lui changer une banknote. Elle répondit que ce serait facile, si toutefois il ne s’agissait pas d’une forte somme. Sur quoi, le voyageur ouvrit son portefeuille, que le témoin décrivit minutieusement, et en tira le contenu qu’il posait à mesure sur la table. Il laissa voir ainsi plusieurs billets de banque, et finit par en trouver un de cinq livres, avec lequel il régla son compte. La monnaie lui fut rendue par mistress Rook, dont le mari était occupé, à l’autre bout de la salle, à servir d’autres clients. Mistress Rook remarqua, parmi les banknotes, quelques cartes de visite et une lettre sous enveloppe. Quand il eut reçu sa monnaie, il remit, le tout dans le portefeuille, qu’il plaça dans une des poches de côté de son pardessus.

» Le voyageur qui l’avait amené à l’auberge était assis en face de lui et suivait du regard tous ses mouvements. Au moment où les banknotes étaient étalée sur la table, il s’écria en riant : « Serrez donc tout cet argent ! ne tentez pas un pauvre diable comme moi ! »

» Mistress Rook n’avait rien entendu d’insolite pendant la nuit ; elle avait dormi aussi profondément que d’habitude et ne s’était réveillée qu’au bruit des coups frappés par son mari à la porte des gentlemen, conformément à leurs instructions.

» Trois des occupants de la salle commune confirmèrent la déposition de mistress Rook. C’étaient des gens honorables, bien connus dans cette partie du Hampshire. En outre, deux étrangers étaient de passage dans la maison. Questionnés par le coroner, ils se réclamèrent de leurs patrons, grands manufacturiers de Sheffield et de Wolverhampton, dont le nom seul était une garantie et qui répondirent d’eux.

» Le dernier témoin interrogé fut l’épicier du village, qui cumulait les fonctions de débitant avec celles de directeur des postes.

» Dans la soirée du 30, un gentleman brun, très barbu, avait frappé à sa porte en lui réclamant une lettre adressée à « J. B., poste restante, Zeeland ». La lettre était arrivée le matin même ; seulement, comme on était au dimanche soir, l’épicier pria le gentleman de repasser le lendemain. Le gentleman répondit que cette lettre devait contenir des nouvelles importantes, qu’il y aurait donc urgence à ce qu’il pût la lire au plus vite. Ainsi pressé, l’épicier fit exception à la règle et délivra la lettre. Le voyageur la lut dans le corridor même, à la lueur de la lampe ; elle devait être fort courte, car la lecture n’en exigea pas une minute. Ses manières, non plus que sa physionomie, n’avaient rien qui pût attirer l’attention. Le témoin fit une remarque sur le temps qui menaçait ; le gentleman répondit : « Oui, je crois que nous allons avoir une mauvaise nuit ! » Et il s’éloigna sans rien ajouter.

» Le témoignage de l’épicier n’était pas insignifiant ; il donnait un motif à la présence du défunt à Zeeland. Selon toute probabilité, la lettre vue par mistress Rook dans le portefeuille était bien celle adressée à J. B.

» Ici s’est arrêtée l’enquête ; on en livre les détails à la publicité dans l’espoir que quelque lecteur sera à même de fournir des renseignements à la justice. »

L’un des numéros suivants du journal apprit à Émily que le mort avait été reconnu par un témoin arrivé tout exprès de Londres.

« Henry Forth, valet de chambre, a fait la révélation suivante :

» Il avait lu le rapport médical reproduit par la presse, et, comme il se croyait en mesure de constater l’identité du défunt, son maître actuel l’avait envoyé à Zeeland.

» Dix jours auparavant, étant sans place, il avait répondu à une offre d’emploi insérée dans les annonces. Le lendemain on lui fit savoir qu’il eût à se rendre à l’hôtel Tracey, Londres, à six heures du soir. Il demanderait M. James Brown. Arrivé à l’hôtel, il ne put voir M. Brown que pendant quelques minutes à peine. M. Brown était en compagnie d’un ami, et, après avoir jeté un coup d’œil sur les certificats du domestique, il lui avait dit : « Je n’ai pas le temps de vous parler ce soir, venez me trouver demain matin, à neuf heures. » Le gentleman qui était là se mit à rire en disant : « Vous ne serez pas levé. » M. Brown répliqua : « Peu importe, il viendra dans ma chambre et me donnera un échantillon de son savoir-faire. » À neuf heures, le lendemain, M. Brown n’étant point descendu encore, on indiqua au témoin le numéro de sa chambre. Il frappa à la porte. De l’intérieur, une voix très endormie marmotta quelque chose d’indistinct, qu’il interpréta comme l’habituel : « Entrez ! » Il entra donc. La table de toilette était à sa gauche, et le lit, un de ses rideaux à demi baissé, à sa droite.

» Sur la table se trouvait un verre plein d’eau où baignaient deux fausses dents. M. Brown se dressa brusquement sur son séant, le regarda d’un air furieux, lui demanda comment il se permettait de pénétrer effrontément dans sa chambre, et finalement lui ordonna de sortir. Le témoin, peu accoutumé à ces façons, en fut naturellement blessé et s’éloigna, mais non sans avoir vu distinctement la place vide que les dents postiches étaient destinées à remplir. Peut-être Brown avait-il oublié que ses fausses dents étaient sur la table. Peut-être que lui, le valet de chambre, avait mal compris ce qu’il lui criait de son lit quand il eut frappé à la porte. De toute façon, il semblait assez clair que le gentleman était vivement contrarié de la découverte faite par un étranger.

» Cela dit, le témoin fut mis en présence du corps de la victime.

» Il reconnut immédiatement le gentleman nommé James Brown, qu’il avait vu deux fois, une fois le soir et une fois le lendemain matin à l’hôtel Tracey. Il déclara d’ailleurs ne rien savoir de la famille, ni du lieu de résidence du défunt. Il s’était plaint au propriétaire de l’hôtel de la brusquerie de son locataire et lui avait demandé s’il connaissait ce M. James Brown. M. Tracey ne le connaissait pas. En consultant le registre, on vit qu’il devait quitter l’hôtel le jour même.

» Avant de repartir pour Londres, le témoin produisit d’excellents certificats. Il laissa également l’adresse du maître au service duquel il était depuis trois jours.

» La dernière précaution de la police a été de faire photographier le cadavre avant de refermer sur lui le couvercle du cercueil.

» Le même jour, le jury prononça son verdict : Homicide volontaire commis sur la personne d’un inconnu. »

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