Chapitre XIII Confiance

La bonne accueillit Émily, à son retour de la bibliothèque, avec un sourire malin.

« Il est encore là, miss, dit-elle ; il vous attend. »

Émily, en entrant, aperçut Alban Morris qui, plus inquiet que jamais, allait et venait comme un lion en cage.

« Votre absence du Muséum m’a fait craindre que vous ne fussiez malade, dit-il. Voilà pourquoi je suis venu. Mais j’aurais dû partir peut-être quand j’ai été rassuré ? je devrais partir maintenant ?

– Non, non, prenez une chaise, monsieur Morris, reprit-elle avec calme, et écoutez ma confession. Lorsque vous m’avez quittée l’autre jour, j’avais conçu, à votre exemple, certains soupçons, que j’ai voulu vérifier. »

Il restait debout, la main sur le dossier de la chaise.

« Des soupçons ? contre moi ?

– Contre vous ! Devinez ce qui m’a occupée pendant ces derniers jours ?… Mais non, vous ne devineriez pas. J’ai été à une autre bibliothèque compulser les mêmes numéros de journaux que vous avez accaparés au British Museum.

– Comment ?… balbutia Alban avec épouvante.

– Oui, j’ai parcouru tous ces numéros. Voilà le secret de mon absence. Maintenant, prenons le thé. »

Tout en parlant ainsi avec une parfaite tranquillité, elle se dirigeait vers la cheminée pour tirer le cordon de la sonnette. Elle ne put voir l’effet foudroyant produit sur Alban par ces paroles prononcées avec la légèreté la plus insouciante.

« Ainsi, dit-il, vous avez lu ?

– J’ai lu l’analyse de l’enquête sur le crime de Zeeland, mon Dieu ! oui. Mais ce n’est pas cela, je présume, que vous vouliez me cacher ?… »

L’apparition de la bonne, répondant au coup de sonnette, interrompit Émily et donna à Morris le temps de se remettre.

« Le thé aussi vite que possible ! dit Émily à sa servante, et apportez aussi le gâteau. Monsieur Morris, est-il au-dessous de votre dignité d’homme d’aimer le gâteau ?

– Il y a quelque chose que je préfère au gâteau, répondit-il, c’est de comprendre ce que j’entends.

– Qu’ai-je dit qui ait pu vous irriter ? demanda-t-elle. M’en voulez-vous de ma curiosité féminine ? Êtes-vous fâché que je sois allée sans vous prévenir à la bibliothèque de la Cité ? J’en ai été assez punie, puisque j’y ai perdu mon temps.

– Ah ! vous y avez perdu votre temps ?… répliqua-t-il tout interdit.

– Sans doute. Mais j’en ai rapporté du moins une conclusion utile.

– Quelle conclusion ?

– Monsieur Morris, nous devons des excuses à mistress Rook. »

La surprise d’Alban, muette jusqu’alors, éclata en entendant ces derniers mots.

« Que voulez-vous dire ? » s’écria-t-il.

On apportait le thé ; Émily n’eut pas le temps de répondre. Elle remplit les tasses, coupa le gâteau et en présenta une tranche à Alban, qui n’y fit pas même attention.

Elle continua :

« Nous avons été tous deux fort injustes pour mistress Rook. Cela m’a frappée quand j’ai lu sa déposition dans le procès-verbal du crime. C’est mon nom, le nom de Brown, qui a, naturellement, frappé la pauvre femme, en lui rappelant le meurtre commis dans son auberge. Elle n’a pas réfléchi que ce nom de Brown est commun à quelque dix ou douze mille de nos concitoyens anglais, dont un bon vingtième portent aussi le prénom de James. Je sais, moi, par ma tante, où et comment est mort mon bien-aimé père, mon James Brown à moi, et qu’il n’est pas mort à Zeeland, et qu’il n’est pas mort par un crime. Mais mistress Rook, en lisant l’inscription de mon médaillon, a dû aussi être saisie par la coïncidence des deux dates du décès de mon père et de l’assassinat de son malheureux homonyme. »

Alban Morris se taisait, comme abasourdi. Ainsi la jeune fille, même après la lecture des journaux, avait gardé son inaltérable confiance dans la parole de sa tante ! Ainsi cette âme candide n’avait pas admis une minute la possibilité d’un mensonge de la sœur de son père !

Alban la regardait incertain, troublé, sans prononcer une parole. Mais voilà qu’elle reprit, en posant sa cuiller :

« Dès demain je vais écrire à mistress Rook. »

Oh ! pour le coup, Alban eut un sursaut.

« Vous allez écrire à cette femme ! s’écria-t-il.

– Certainement.

– Oh ! non ! non ! ne faites pas cela !

– Pourquoi donc ? »

Il était trop tard pour rappeler les paroles échappées. Que pouvait d’ailleurs répondre Alban ?

Avouer que non seulement il avait lu ce même rapport de police, mais encore qu’il l’avait copié avec soin pour le relire et en peser les moindres détails était maintenant impossible. La tranquillité de la jeune fille dépendait de son silence.

Il murmura donc d’une voix indistincte :

« Pourquoi vous ne devez pas écrire à mistress Rook ? Eh mais ! vous avez bien vu à quelle femme vous aviez affaire.

– Ce n’est pas une raison pour ne pas réparer envers elle une injustice.

– Elle est mal élevée et m’a paru tout à fait sans scrupule. Elle pourrait faire de votre lettre un usage imprévu et que vous auriez lieu de regretter.

– Est-ce là tout ?

– N’est-ce pas suffisant ?

– Pas pour moi, je l’avoue. Quand il m’est arrivé d’être injuste envers quelqu’un, quand je sais que je lui dois une réparation, je ne m’arrête pas à la question de savoir si cette personne a, oui ou non, des manières vulgaires. »

La patience d’Alban n’était pas encore épuisée.

« Je vous donne un conseil que je crois bon, dit-il doucement, et je vous le donne à coup sûr dans une intention dont vous ne pouvez douter. Croyez-moi, n’écrivez pas à cette femme. Je ne me trompe pas sur son compte, soyez-en sûre.

– Bref, dit-elle, je dois admettre que les jugements portés par vous sont infaillibles. »

En ce moment, un coup de sonnette retentit à la porte du cottage, mais elle était tout animée et n’y prit pas garde.

« Je n’ai aucune prétention à l’infaillibilité, dit Alban ; seulement, rappelez-vous que je possède quelque expérience. Le malheur veut que je sois beaucoup plus âgé que vous.

– Oh ! si la sagesse se mesure au nombre des années, répliqua-t-elle vivement, nous avons votre amie, miss Redwood, qui est d’âge à être votre grand’mère ; or, elle aussi, elle soupçonnait mistress Rook, et de quoi donc ? de meurtre, ni plus ni moins, parce que la pauvre femme ne s’était pas souciée d’être la voisine de chambre d’une vieille fille quinteuse.

– Parlons d’autre chose, je vous prie, » dit Alban, mécontent d’elle et de lui-même.

Elle lui lança un coup d’œil moqueur.

« Êtes-vous à bout d’arguments ? Est-ce là votre façon de vous tirer d’affaire ? »

Il commençait à être plus à bout de patience que d’arguments.

« Votre intention est-elle de me fâcher ? Je n’aurais pas cru cela de vous, Émily.

– Émily ! » répéta-t-elle d’un air surpris.

Il sentit que sa familiarité était inopportune, mais il ne sut point repousser le reproche avec calme :

« Je pense à Émily sans cesse. J’ai une affection profonde pour Émily. Ma seule espérance dans la vie, c’est qu’elle y réponde un jour. Mon enfant, ne suis-je pas excusable d’oublier le miss quand vous me tourmentez à plaisir ? »

Tout ce qu’il y avait de tendre dans le cœur de la jeune fille répondit à cet appel. Elle allait parler, exprimer ses regrets ; mais il ne lui en laissa pas le temps. Une fois blessé, un homme doux et généreux est lent à s’apaiser. Il se leva brusquement en disant :

« Je m’en vais, cela vaudra mieux.

– Comme il vous plaira, » répondit-elle, fâchée à son tour.

Elle ajouta :

« Que vous partiez ou que vous restiez, monsieur Morris, j’écrirai à mistress Rook. »

Le coup de sonnette, auquel on n’avait pas fait attention, fut suivi d’un visiteur. C’était le docteur Allday.

Le docteur ouvrit la porte juste à temps pour saisir les dernières paroles d’Émily.

« Qu’est-ce que c’est, dit-il, que cette mistress Rook, dont vous prononcez le nom d’un ton si animé, ma chère Émily ?

– Une personne fort respectable, femme de charge chez sir Jervis. Vous n’avez pas besoin de prendre un air dédaigneux, monsieur Allday ! elle n’a pas été toujours domestique… Elle tenait l’hôtel de Zeeland. »

Le docteur, en train, de poser son chapeau sur une chaise, se redressa brusquement.

Le nom de Zeeland éveillait en lui le souvenir de l’imprimé et de la visite de miss Jethro.

« Mais pourquoi vous échauffez-vous à propos de cette femme ? fit-il.

– Parce que je déteste l’injustice, et que monsieur que voilà déteste injustement mistress Rook… Permettez-moi, messieurs, de vous présenter l’un à l’autre : M. le docteur Allday. – M. Alban Morris. »

Le docteur reconnut l’homme dont le chapeau de feutre et la barbe bouclée lui avaient fort déplu.

Il n’en salua pas moins très courtoisement Alban.

Cette mistress Rook était l’ancienne aubergiste de Zeeland : dans les motifs de l’aversion qu’elle inspirait à M. Morris, s’en trouvait-il un qui se reliât au crime commis chez elle, et qui, par conséquent, fût de nature à troubler le repos d’Émily si elle venait à le connaître ? Il n’était pas mauvais de savoir ce qu’était ce M. Morris.

« Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur, dit-il en s’inclinant.

– Vous êtes bien bon, docteur Allday. »

Après cet échange de banalités polies, Alban se rapprocha d’Émily pour lui dire adieu ; il regrettait de lui avoir parlé avec impatience, il désirait de tout son cœur ne point la laisser sous une impression déplaisante.

« Me gardez-vous rancune ? » fit-il.

Ce fut tout ce qu’il osa dire en présence d’un étranger.

« Non, répondit-elle froidement.

– Voudriez-vous bien réfléchir encore avant d’agir ?

– Certainement, monsieur Morris ; mais cela ne changera rien au résultat. »

Le docteur, qui les écoutait, fronça les sourcils, Sur quel objet étaient-ils en désaccord ? Sur quel point Émily refusait-elle de céder ?

Ce fut Alban qui rendit les armes.

« Vous verrai-je demain au British Museum ? dit-il.

– Oui, je pense ; à moins que je ne sois retenue à la maison. »

Les sourcils du docteur exprimaient une désapprobation de plus en plus marquée. Que signifiait ce rendez-vous proposé ? et pourquoi au Muséum ?

Après le départ d’Alban, le docteur demeura debout, irrésolu. Puis, se décidant tout d’un coup, il se tourna vers Émily.

« Ma chère enfant, je vous apporte des nouvelles qui vous étonneront. Avec qui pensez-vous que je viens de causer ? Avec mistress Ellmother !… Ne m’interrompez pas ! Elle s’est mis en tête de rentrer en service. Sa vie oisive l’ennuie, dit-elle. Elle me demandait donc de l’autoriser à donner mon nom comme référence.

– Avez-vous consenti ?

– Si j’avais consenti, il eût fallu raconter dans quelles circonstances elle avait quitté sa dernière place. Il eût fallu mentir, ou déclarer qu’elle avait abandonné sa maîtresse mourante. Je le lui ai dit nettement, et elle est sortie sans ajouter un mot. Au cas où elle s’adresserait à vous, faites-lui la même réponse. Ou bien refusez de la recevoir, ce qui serait mieux encore.

– Et pourquoi refuserais-je de la recevoir ?

– Mais à cause de sa conduite envers votre tante, naturellement. Voilà ce que j’avais à vous dire. Maintenant, ma chère Émily, je suis fort pressé, adieu ! »

Les docteurs mettent à de rudes épreuves la patience de leurs plus chers amis ; ils sont toujours pressés.

Le brusque départ du médecin n’était pas fait pour calmer les nerfs irrités d’Émily. Aussi se mit-elle, par un esprit de contradiction, à chercher des excuses à mistress Ellmother. Peut-être que la vieille bonne avait eu ses raisons, et rien ne l’engagerait mieux à les expliquer qu’un accueil cordial. « Si elle s’adresse à moi, pensa Émily, je la recevrai certainement. »

Cette bonne résolution prise, sa pensée se reporta sur Alban. Quelques-uns des mots aigres prononcés par elle dans la chaleur de la discussion lui parurent, toutes réflexions faites, fort peu justifiés, et sa conscience lui en fit des reproches. Elle essaya d’abord d’imposer silence à ce juge grondeur, en rejetant tout le blâme sur Alban ; mais elle ne put y parvenir. Qu’il avait été bon et patient ! Quel mal y avait-il à ce qu’il l’appelât Émily ? S’il lui avait demandé la permission de lui donner son petit nom, elle ne la lui aurait point refusée.

En ce moment Alban serait revenu et lui aurait dit : « Ma chère enfant, je voulais vous voir redevenue vous-même : embrassez-moi et faisons la paix ! » aurait-elle pleuré après son départ comme elle pleurait maintenant ?

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