Chapitre XIV Mentor et Télémaque

Si les yeux d’Émily avaient pu suivre Alban aussi aisément que sa pensée, elle l’aurait vu s’arrêter court avant d’être arrivé au bout de la rue. Le cœur de l’amoureux était plein de tendresse et de douleur ; le désir de revenir sur ses pas devenait irrésistible : il n’avait qu’à attendre, à quelques pas de la porte, la fin de la visite du docteur.

Alban venait de se décider à prendre ce parti, quand il entendit des pas rapides résonner derrière lui.

C’était le docteur lui-même.

Alban forma en l’apercevant un souhait fort peu charitable : « Que le diable l’emporte ! »

« J’ai quelque chose à vous dire, monsieur Morris, fit le docteur. De quel côté allez-vous ?

– Je ne vais nulle part, répondit Alban d’un ton fort peu gracieux.

– Alors, prenons le tournant qui conduit chez moi. Il n’est guère d’usage que des étrangers, surtout si ces étrangers sont Anglais, se prennent subitement de confiance l’un pour l’autre. Permettez-moi de contrevenir à cette règle. Je voudrais vous parler de miss Émily. Puis-je prendre votre bras ? Merci. À mon âge, les jeunes filles en général, à moins qu’elles ne soient mes clientes, ne m’intéressent guère. Mais cette fillette du cottage – sûrement je dois tomber en enfance – cette fille m’a ensorcelé. Sur mon âme, je ne me tourmenterais pas plus à son sujet si j’étais son père. Et, soit dit en passant, je ne suis pas d’un naturel très tendre. Est-ce que le sort de cet enfant vous touche aussi, monsieur ?

– Oui, docteur.

– Dans quel sens, je vous prie ?

– Vous-même pourquoi vous intéressez-vous à elle, docteur Allday ? »

Le médecin eut un soupir ironique.

« Vous n’avez donc pas confiance en moi ? Enfin ! je me suis promis de vous donner l’exemple. Gardez votre masque, monsieur ; moi, je vais à visage découvert. Mais, écoutez-moi, si jamais vous répétiez ce que je veux vous dire… »

Alban l’interrompit.

« Quoi que ce soit que vous puissiez dire, docteur, vos paroles sont confiées à mon honneur. Si vous en doutez, veuillez quitter mon bras, nous n’allons pas dans la même direction. »

Le docteur resserra son étreinte.

« Ce petit accès de superbe, mon cher monsieur, est juste ce qu’il me fallait pour achever de me mettre à l’aise. Je vais vous parler à cœur ouvert. Répondez maintenant à une question : avez-vous jamais entendu parler d’une personne nommée miss Jethro ? »

Alban eut un tressaillement.

« Très bien ! fit le docteur, je ne pouvais espérer de réponse plus satisfaisante.

– Je connais, dit Alban, une miss Jethro qui a été sous-maîtresse chez miss Ladd et qui a quitté subitement son poste ; je ne sais rien de plus. »

Le sourire singulier du docteur reparut de nouveau.

« Pour parler en langue vulgaire, vous me semblez fort empressé à vous laver les mains de toute connivence avec miss Jethro.

– Je n’ai pas l’ombre d’une raison pour m’intéresser à rien de ce qui la touche.

– Ne soyez pas trop affirmatif, mon bon ami. Notre entretien modifiera peut-être vos sentiments. Cette ex-sous-maîtresse, mon cher monsieur, sait comment est mort feu M. Brown. Elle sait aussi qu’on a trompé sa fille à ce sujet. »

Alban écoutait avec un mélange de surprise et de doute, qu’il jugea bon de ne pas laisser voir.

« Le rapport de l’enquête, reprit-il, parle d’une parente qui a réclamé le corps. Cette parente était-elle la tante de miss Émily ? Est-ce elle qui lui a dissimulé la vérité ?

– Je laisse là-dessus le champ libre à vos propres suppositions, dit le docteur. Je suis lié par une promesse qui m’oblige à ne rien répéter de mes renseignements. Mais, à cela près, il se trouve que nous avons le même but et que, par conséquent, nous ferons bien de ne pas nous contrecarrer. Me voici chez moi, entrons ; nous serons plus à notre aise pour causer. »

Une fois installé dans son cabinet, le docteur donna l’exemple de la franchise.

« Nous ne différons que sur un seul point, dit-il. Nous pensons tous deux – grâce à une commune expérience des femmes – que le meurtrier a eu une femme pour complice. Moi, je crois que la coupable est miss Jethro ; vous pensez, vous, que c’est mistress Rook.

– Quand vous aurez lu ma copie du rapport, répondit Alban, je crois que vous vous rangerez à mon avis. Mistress Rook était à même d’entrer dans la chambre des deux voyageurs, pendant le sommeil de son mari, à n’importe quelle heure de la nuit. Le jury a cru à sa parole quand elle a affirmé ne s’être éveillée qu’au matin. Moi, je n’y crois pas.

– Je ne refuse pas de me laisser convaincre, monsieur Morris. Mais, dites-moi, comptez-vous poursuivre vos recherches ?

– Quand bien même je n’y aurais pas d’autre raison que la satisfaction de ma curiosité, je crois que je continuerais. Mais il s’agit ici de quelque chose de plus sérieux : l’intérêt de miss Émily. J’aurais voulu la préserver de tout contact avec la femme que je soupçonne d’avoir aidé au meurtre de son père. Or, il se trouve que, fort innocemment, elle dérange là-dessus mes idées.

– Oui, je sais, fit le docteur, elle veut écrire à mistress Rook, et vous avez été sur le point de vous quereller à ce propos. Rapportez-vous-en à moi pour arranger ce léger dissentiment. Mais je vous avoue que vos excellentes intentions me font un peu peur. Votre enquête, si vous la poursuivez, n’est pas sans présenter quelque danger.

– Quel danger ?

– Émily est à cent lieues de tout soupçon, c’est évident. Mais, au premier jour, un hasard peut la mettre sur la voie. Savez-vous jusqu’où peut la mener sa curiosité ? Qui sait, d’ailleurs, ce que seront vos découvertes ? Qui sait si elles ne seraient pas terribles pour la jeune fille à qui elles ouvriraient les yeux… Je vous étonne ?

– Un peu, je l’avoue.

– Dans la vieille histoire de Télémaque, mon cher monsieur, il arrivait souvent à Mentor d’étonner son élève. Présentement, c’est moi qui suis Mentor, sans avoir la langue aussi bien pendue que cet estimable précepteur. Disons la chose en deux mots : le bonheur d’Émily vous est cher ; ne creusez pas la mine où il pourrait s’engloutir. Pour l’amour d’elle, ne feriez-vous point un sacrifice ?

– Je ferais tout au monde pour l’amour d’elle.

– Eh bien, renoncez à votre enquête, mon cher monsieur, renoncez à votre enquête.

– Vous croyez, docteur, qu’il y a là un risque pour son repos, pour la paix de son âme ?

– J’en suis sûr.

– C’est bien, monsieur, cela suffit. Je renonce à mes recherches.

– Ah ! merci ! vous êtes un digne homme et le meilleur ami de cette enfant.

– Après vous, docteur. »

Là-dessus, les deux hommes se séparèrent, satisfaits l’un de l’autre.

Seulement, ils avaient eu le tort de ne pas se demander si le sort n’allait pas contrarier la résolution qu’ils avaient prise. Tous deux intelligents, pleins de bonne foi et pleins d’expérience, ils ne s’étaient pas demandé si la volonté humaine peut faire obstacle à la puissance de la vérité, quand une fois cette vérité a commencé à dérouler les voiles qui la dérobaient à la lumière.

Alban avait pris la route de son logis ; mais à mi-chemin il s’arrêta.

Son désir d’une prompte réconciliation avec Émily était irrésistible. Il retourna au cottage.

Là, un désappointement l’attendait. La servante lui dit que sa jeune maîtresse, prise de migraine, s’était couchée.

Alban laissa passer un jour, dans l’espoir qu’Émily lui écrirait. Point de lettre.

Il revint le lendemain.

Mais décidément le sort était contre lui. Cette fois, Émily était occupée.

« Occupée ! comment ? par une visite ? demanda-t-il à la servante :

– Oui, monsieur, il y a là une jeune dame nommée miss de Sor. »

Où avait-il déjà entendu ce nom ? Tout d’un coup il se rappela que c’était chez miss Ladd. Miss de Sor était cette élève peu attrayante que ses camarades appelaient Francine.

Alban jeta un regard d’envie du côté de la fenêtre du salon. Il était si impatient de se retrouver en bons termes avec Émily ! « Et le bavardage d’une petite sotte, pensait-il dédaigneusement, vient retarder encore notre réconciliation ! »

Si Alban avait été moins absorbé par une pensée personnelle, il se serait rappelé que les bavardages ne sont pas toujours à dédaigner. Plus d’un a su faire, en son temps, beaucoup de mal.

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