Chapitre VI Miss Ladd

Le docteur trouva Émily absorbée par la lecture de la lettre qu’elle venait de recevoir. L’extrême désir qu’il éprouvait d’épargner à la jeune fille la douloureuse révélation du mensonge qui lui avait dissimulé la fin tragique de son père l’avait rendu exceptionnellement méfiant. Dès lors le nouveau visiteur anonyme lui était suspect ; plus suspecte encore la lettre dont il s’était chargé. Mais Émily leva la tête, et sa figure souriante le rassura avant même qu’elle eût parlé.

« Enfin ! voici des nouvelles de ma plus chère amie, dit-elle. Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit de Cécilia ? Ceci est une lettre d’elle, une longue, bonne, exquise lettre, venue de l’Engadine et laissée à ma porte par une personne inconnue. Je questionnais justement la domestique à ce propos quand nous avons entendu votre coup de sonnette.

– Vous pouvez continuer avec moi l’interrogatoire si le cœur vous en dit. Je me suis croisé avec le gentleman mystérieux devant la porte du jardin.

– Comment est-il ?

– Grand, mince et brun. Il porte sur sa tête un feutre très farouche, et entre les sourcils, des rides qui n’annoncent pas un caractère angélique. Le type achevé de ces gens qui me sont antipathiques à première vue.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il ne se rase pas.

– Il porte sa barbe ?

– Oui, une barbe noire et frisée. »

Émily frappa des mains.

« Se peut-il ? serait-ce Alban Morris ? » s’écria-t-elle.

Le docteur la regarda avec un sourire narquois, il venait, pensait-il, de découvrir l’amoureux de cette séduisante petite personne ; il en était sûr, mais non ravi.

« Qu’est-ce que M. Alban Morris ?

– Le maître de dessin de la pension de miss Ladd. »

Les professeurs de n’importe quoi dans les pensionnats de demoiselles n’avaient pas précisément le don d’intéresser le docteur. Revenant à l’objet qui avait déterminé sa visite au cottage, il tira de son portefeuille l’imprimé que lui avait envoyé Émily.

« J’ai pensé que vous voudriez ravoir ce papier, dit-il.

– Ah ! oui, cette annonce au sujet d’un assassinat ? N’est-il pas étrange que le meurtrier ait échappé, quand son signalement détaillé courait l’Angleterre ? »

Elle lut tout haut la description au docteur. Au passage : « Vêtu d’un élégant costume de touriste, gris sombre, » il l’interrompit.

« Ce détail était bien inutile, dit-il ; il n’avait qu’à changer de vêtements.

– Mais pouvait-il en même temps changer sa voix ? Écoutez ceci : « Une voix douce, pleine et sonore. » Et ceci : « Manières engageantes. » Peut-être me direz-vous qu’il était bien libre d’affecter la grossièreté ?

– Je puis, seulement vous assurer une chose, ma chère enfant, c’est qu’il lui aura été facile de se déguiser si bien que quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent seraient incapables de le reconnaître, et cela sans modifier ni sa belle voix sonore ni ses façons aimables.

– Comment cela ?

– Voyez donc le signalement : « Cheveux coupés courts ; point de barbe ; d’étroits favoris. » Le gredin était bien tranquille, pour peu qu’il eût du temps devant lui ; il n’avait qu’à laisser pousser sa barbe et ses cheveux, et la transformation de sa physionomie était complète. Ne parlons plus de cela, ma chère. Avez-vous poursuivi vos recherches ?

– Oui, mais j’ai eu un grand désappointement. Vous ai-je dit où j’avais trouvé l’imprimé ?

– Non.

– Il était, avec le livre, un fouillis de vieux journaux et une collection de fioles, dans un tiroir de la table de toilette. Naturellement, je m’attendais à des découvertes plus intéressantes. Ma recherche dura cinq minutes. Rien dans le cabinet du coin, sauf quelques livres et des porcelaines. Rien dans le buvard que vous voyez là sur la table, si ce n’est du papier à lettre et de la cire à cacheter. Rien dans les tiroirs, que des notes de fournisseurs, du coton et de la laine à tricoter, et de vieilles photographies. Ma pauvre chère tante a dû détruire tous ses papiers, et si l’imprimé a survécu, c’est qu’il a été oublié derrière les petites bouteilles vides et les petits pots poussiéreux. N’est-ce pas irritant ? »

Fort peu irrité, mais au contraire très satisfait, le docteur sollicita la permission de retourner à ses malades et de laisser Émily toute à la lettre de son amie. En s’en allant, il s’aperçut que la porte de la chambre à coucher, située de l’autre côté du couloir, était ouverte.

Depuis la mort de miss Létitia, cette pièce n’avait pas été occupée. Bien en vue, en face même de la porte, se trouvait la table de toilette dont lui avait parlé Émily. Le docteur alla jusqu’au seuil, réfléchit, hésita, et revint enfin vers la chambre inhabitée.

Il lui semblait avoir aperçu un second tiroir, peut-être négligé d’Émily. Avait-il le droit d’entrer pour dissiper ses doutes ? Serait-il excusable de refouler ses scrupules d’homme bien élevé ? Miss Létitia lui avait souvent parlé de ses affaires personnelles, et il eût été son exécuteur testamentaire si les rapides progrès de la maladie lui avaient permis d’ajouter un codicille à son testament. Moralement donc, sinon légalement, le docteur se regardait comme son représentant, autorisé par conséquent à agir au mieux des intérêts d’Émily.

Un coup d’œil lui suffît pour s’assurer qu’aucun tiroir n’avait été oublié.

L’armoire ne renfermait que des robes de la pauvre dame ; le buffet était ouvert laissant voir ses rayons dégarnis. Il sortit.

Mais il ne fit que deux pas dans le couloir, et revint encore à la table de toilette. Puisqu’il en avait l’occasion, il ne lui semblait pas inutile de vérifier l’innocence des vieilles boîtes et des fioles auxquelles Émily avait fait allusion, non sans un certain dédain.

Le tiroir était très profond. Quand le docteur voulut l’amener à lui, il résista.

Dans sa disposition à se défier de tout, ce fait lui parut singulier et il écarta l’amas d’objets disparates qui le gênaient afin de pouvoir introduire sa main, puis son bras, jusqu’à l’extrémité du meuble.

Une seconde après, ses doigts saisissaient un papier froissé qui s’était trouvé pris entre les rainures. Il ne fut pas difficile de l’extraire de sa cachette ; et le docteur, bien sûr désormais qu’il ne restait rien à découvrir, ne se donna que le temps de replacer pêle-mêle le contenu du tiroir tel qu’il était auparavant, et se hâta de s’éloigner.

La voiture l’attendait et, dans le trajet du cottage à son logis, il eut le loisir d’examiner sa trouvaille.

Ce chiffon de papier n’était rien moins qu’une lettre adressée à miss Létitia et signée de miss Ladd.

Dès le premier coup d’œil, un nom saisit l’attention du docteur.

Le nom de miss Jethro.

Sans son entrevue du jour même avec sa cliente, le docteur aurait pu douter de son droit à prendre connaissance de la lettre de miss Ladd. Mais, acquitté d’avance de tout reproche d’indélicatesse par la pureté de ses intentions, il lut tout tranquillement :

« Chère madame,

» Je ne puis que regarder comme providentiel le hasard qui a voulu que votre nièce, en vous écrivant, mentionnât, entre autres petits événements de sa vie de pensionnaire, l’arrivée d’une nouvelle institutrice, miss Jethro.

» Le mot surprise exprimerait bien imparfaitement l’émotion que j’ai éprouvée en apprenant par votre lettre que miss Jethro n’était pas digne de se mêler aux jeunes filles confiées à mes soins. Il m’est impossible de supposer qu’une personne de votre caractère pourrait jamais avancer une accusation de ce genre sans des motifs très sérieux. D’autre part, il m’est difficile de modifier mon opinion à l’égard de miss Jethro sans avoir la preuve de ce dont on l’accuse.

» Ayant en votre discrétion la même absolue confiance que vous avez eue en la mienne, je joins à ma lettre les références et les certificats que miss Jethro m’a soumis quand elle s’est offerte à remplir une place devenue vacante chez moi.

» Je vous prie instamment de ne pas tarder à m’envoyer le résultat de l’enquête que vous avez promis de faire. Quoi qu’il arrive, d’ailleurs, veuillez me retourner les papiers ci-inclus, et croyez-moi, chère madame, même au milieu de mon inquiétude, bien sincèrement à vous.

» AMÉLIA LADD. »

Si le docteur avait entendu, comme Émily, les paroles irritées que le délire arrachait à miss Létitia, il se serait dit que la pauvre femme avait peut-être été la rivale jalouse de cette miss Jethro qui avait, selon elle, ensorcelé l’inconnu, et que la haine et la rancune nées de cette jalousie avaient sans doute inspiré sa dénonciation ; haine et rancune qui, d’ailleurs, avaient atteint leur but, puisque la sous-maîtresse s’était vue brusquement renvoyée. Mais ne connaissant qu’une face des choses, il se confirma simplement dans sa mauvaise opinion sur miss Jethro et se résolut à garder pour lui sa découverte.

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