Chapitre VI Le plaidoyer pour Mirabel

La découverte de ce billet, en donnant un autre cours aux pensées d’Émily, soulagea son âme, au moins pour un instant, du lourd fardeau qui l’oppressait. À quelle question de son père répondait cette brève et sévère réplique de miss Jethro : « Je dis non » ?

Ni la lettre ni l’enveloppe n’offraient le moindre indice qui pût aider à découvrir l’énigme ; même le timbre de la poste avait été si négligemment imprimé qu’il était illisible.

Émily méditait encore sur les trois mots mystérieux lorsqu’elle fut interrompue par la voix de mistress Ellmother.

« Pardonnez-moi, miss ; vous savez que je n’étais pas très portée pour mistress Delvin ; je vous ai même conseillé de vous défier d’elle. Mais la pauvre dame est à faire pitié. Elle demande à vous voir ce soir, tout de suite. Elle dit qu’il le faut. Elle pleure. Oh ! recevez-la, je vous en prie.

– Impossible ! Je n’en aurais pas le courage. Je n’en aurais même pas la force.

– Alors j’ai dans l’idée qu’elle va appeler ses domestiques et se faire porter ici, si vous refusez d’aller à elle.

– Mais, mistress Ellmother, son frère…

– Vous n’avez pas à craindre de le rencontrer.

– Où est-il ?

– Sa sœur lui a cédé sa chambre à coucher. Elle se doute bien de vos sentiments et, avant de m’envoyer vers vous, elle a fait fermer les portes et les portières qui séparent les deux pièces. Je crois vraiment que mon vilain caractère m’a fait me mettre le doigt dans l’œil quand j’ai pris cette dame en grippe. Elle est bonne, je vous assure, elle est douce, et il faut voir comme elle souffre en ce moment !

– Paraissait-elle irritée ?

– Irritée ? ah bien, oui ! elle pleurait à fendre l’âme.

– Allons, j’y vais, » dit Émily, prenant son parti.

En entrant dans la chambre de l’infirme, chambre d’ordinaire si brillamment illuminée, elle fut frappée d’un étrange et complet changement : les lampes portaient des abat-jour et tous les lustres étaient éteints.

« Ah ! c’est vous, Émily, dit mistress Delvin ; merci d’être venue… Mes yeux ne supportent pas l’éclat de la lumière aussi bien que d’habitude. Venez vous asseoir près de moi, je vous prie. J’espère que je vais pouvoir dissiper le trouble cruel où vous êtes. Ce serait pour moi un profond chagrin de penser que vous quitteriez ma maison, emportant de moi une impression mauvaise et fausse. Il vous répugnait de me revoir, n’est-il pas vrai, ma pauvre enfant ? »

Sachant ce qu’elle savait, souffrant ce qu’elle devait souffrir, son accent si simplement affectueux dénotait une force de volonté qu’Émily admirait malgré elle.

« Pardonnez-moi, dit-elle, si j’ai été injuste envers vous ; mais je ne saurais vous cacher qu’il m’eût été douloureux de me trouver en votre présence à mon retour de Belford.

– Je vais tâcher de vous faire voir que je suis peut-être digne d’une opinion meilleure. Je vais avant tout bien établir une chose : c’est que j’ai pris sincèrement vos intérêts à cœur, alors même que nous étions encore étrangères l’une à l’autre. J’ai fait tout mon possible pour décider mon pauvre frère à vous avouer toute la vérité quand il eut découvert dans quelle terrible position il se trouvait vis-à-vis de vous. Mais il craignait votre incrédulité en l’absence de toutes preuves. En un mot, il était trop timide pour se rendre à mes conseils. Il vous a trompée et il paye durement sa faute, tandis que, moi aussi, je paye la mienne. »

Émily fit un mouvement.

« En quoi donc m’avez-vous trompée ?

– Hélas ! il a bien fallu obéir et se plier aux circonstances. Nous paraissions vous seconder dans vos recherches ; nous n’en faisions rien. Au moment où vous insistiez pour voir mistress Rook, Miles avait en poche assez d’argent pour la décider à quitter l’Angleterre avec son mari.

– Oh ! vous avouez cela, madame !

– Hé ! pouvais-je agir autrement ?

– Sans doute, pour couvrir, pour sauver votre frère ?…

– Non, pour vous amener à devenir sa femme ! »

Émily se dressa toute pâle d’épouvante.

« Sa femme ! moi, sa femme ! »

Mistress Delvin soutint avec calme son regard.

« Sa femme, répéta-t-elle. Oui, mon vœu, mon rêve le plus cher était d’assurer le bonheur de mon frère en l’unissant à une femme telle que vous. C’est là ma raison, c’est là mon excuse. Ajoutez-y celle-ci : qu’en semant votre route d’obstacles, j’avais la conviction et la certitude que vous suiviez une fausse piste, la piste d’un innocent. »

Émily l’écoutait avec une indignation croissante.

« Innocent ? s’écria-t-elle, mistress Rook l’a cependant reconnu, rien qu’en entendant sa voix. »

Mistress Delvin souleva sa tête avec une indicible expression de dignité grave et fière.

« Miss Émily Brown, dit-elle, vous me connaissez bien peu sans doute, nos relations ne datent que de quelques jours ; n’importe, est-il possible que vous me soupçonniez d’avoir voulu sciemment, froidement, de propos délibéré, faire de vous la femme d’un assassin, la femme de l’assassin de votre père ? »

Émily fut vaincue par cet accent et par ce cri.

« Oh ! non ! non ! s’écria-t-elle. Vous, mistress Delvin, vous n’avez pu admettre un dessein semblable ! Mais alors, comment se fait-il ?… Ma tête se perd ! La vérité ! la vérité ! où donc est-elle ?

– La vérité ? oui, je vous la dois, je vous l’apporte. Toutes les douces espérances que j’avais conçues de vous garder, de vous nommer ma sœur, tout cela n’est plus qu’un rêve. Qu’au moins je sois sûre qu’à défaut de votre affection, j’ai votre estime. La vérité me la rendra. Allez-vous pourtant croire avec la même certitude que moi ? Vous ne connaissez pas comme moi mon frère : esprit facile et brillant, caractère indécis et léger, âme faible et pusillanime. Jusqu’à ces derniers temps, où, peu à peu et presque à son insu, son amour pour vous a fini par le dominer tout entier je le jugeais incapable d’un sentiment sérieux ; à plus forte raison l’est-il et le sera-t-il toujours de l’abominable énergie qu’exige le crime… Maintenant, écoutez le récit, tel qu’il me l’a fait, de cette nuit d’épouvante. »

Émily ne put que faire signe de la main qu’elle écoutait.

« Vous savez que votre père et Miles ne s’étaient jamais vus quand le hasard les a réunis dans cette auberge.

– Je sais cela.

– S’il y avait eu seulement entre eux quelques minutes d’entretien lorsqu’ils se furent retirés dans leur chambre, ils se seraient au moins dit leurs noms. Mais votre père semblait absorbé par de graves pensées, et mon frère, harassé de fatigue après un long jour de marche, s’endormit dès qu’il eut posé la tête sur l’oreiller. La nuit se passe. Il ne s’éveille qu’aux premières lueurs de l’aube. Il se dresse sur son séant, et ce qu’il voit quand son regard s’arrête sur le lit voisin aurait bien pu pénétrer d’horreur l’homme le plus intrépide. Mais lui il est plus timide et plus nerveux qu’une femme. Il veut crier, appeler. Sa voix reste dans sa gorge. Il pose ses pieds sur le sol, et qu’est-ce qu’il aperçoit à côté du cadavre ? Son propre rasoir tout taché de sang ! Oh ! alors, sa vue s’obscurcit, sa raison se trouble. Il ne sait plus ce qu’il fait. On va venir l’arrêter, le conduire en prison, le mettre en jugement ! Plus d’un homme est monté au gibet comme coupable de meurtre contre lequel ne s’élevaient pas des preuves aussi terribles que celles qui vont l’accabler. Il s’habille en hâte, il ramasse son sac de nuit, il tire le verrou de la porte, et il prend éperdument la fuite… »

Mistress Delvin s’arrêta, comme pour reprendre haleine ; Émily gardait le silence.

« Mon pauvre frère ! son horreur à la seule idée de cet effroyable souvenir était telle qu’il m’a interdit de mentionner seulement l’auberge de Zeeland dans mes lettres tant qu’il est resté à l’étranger. « Ne me dites jamais, m’écrivait-il, le nom de ce malheureux ; il me semble que j’en serais hanté jusqu’à mon dernier jour ! » Je ne sais si je fais bien de vous donner tous ces détails, mais je vous prouve ma bonne foi et la sienne. Je n’ai pas de preuves à vous donner. Je ne saurais exiger que vous croyiez mon frère innocent. Mais je vous montre du moins qu’il y a place pour le doute. Voulez-vous bien consentir à lui en accorder le bénéfice ?

– Je ne demande pas mieux, reprit Émily d’une voix brisée par l’émotion. Mais, dites-moi, aurais-je tort de supposer que, même à l’heure qu’il est, vous ne désespérez pas de prouver son innocence ?

– Non, je ne désespère pas complètement, mais mon espoir faiblit de jour en jour, et les années passent. Il existe une personne mêlée à l’histoire de sa fuite de Zeeland, une personne nommée Jethro…

– Parlez-vous de miss Jethro ?

– Oui. Vous la connaissez donc ?

– Je la connais, et mon père la connaissait. Je viens de trouver une lettre à lui adressée, qui, je n’en doute pas, a été écrite par miss Jethro. Il est possible quoique bien peu probable, que vous puissiez comprendre ce qu’elle signifie. Tenez, la voici.

Mistress Delvin jeta un coup d’œil sur la lettre que lui tendait Émily.

« Je ne saurais vous donner aucun éclaircissement, déclara-t-elle. Tout ce que je sais de miss Jethro, c’est que sans son intervention, mon frère serait tombé entre les mains de la police. Elle l’a sauvé.

– Sachant qui il était, naturellement ?

– Non, c’est ce qu’il y a de singulier dans l’affaire ; ils étaient parfaitement inconnus l’un à l’autre.

– Mais certainement elle avait ses raisons.

– C’est là-dessus que je fonde mes espérances pour prouver la non culpabilité de Miles. Miss Jethro m’a déclaré, quand je lui ai écrit, qu’elle avait agi par humanité. Je ne la crois pas du tout. À mon avis, il est invraisemblable qu’on se décide par compassion à couvrir et à protéger un inconnu, un homme accusé de meurtre. Mon frère lui avait tout avoué. Elle savait quelque chose, j’en suis convaincue, des mystérieux dessous de la tragédie de Zeeland, et elle a des raisons personnelles pour se taire. Avez-vous quelque influence sur elle ?

– Dites-moi où je pourrais la trouver.

– Cela m’est impossible. Elle a quitté la maison où mon frère l’a vue en dernier lieu. Tous ses efforts pour découvrir sa demeure sont restés sans résultat. »

Comme mistress Delvin achevait sa décourageante réponse, la portière qui séparait le salon de la chambre à coucher s’entr’ouvrit, et un domestique d’âge mur s’approcha de la chaise longue de sa maîtresse.

« M. Mirabel est éveillé, madame. Il est bien faible ; c’est à peine si son pouls est sensible. Qu’est-ce qu’il faut lui dire ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? »

Mistress Delvin tendit la main à Émily.

« Rentrez chez vous, miss Émily, dit-elle, et revenez demain matin, je vous prie. »

Elle fit signe au domestique de rouler sa chaise dans la pièce voisine.

Quand elles eurent disparu, le rideau soulevé frémissait encore, Émily entendit la voix de Mirabel : « Où suis-je ? disait-il plaintivement. Est-ce que j’ai rêvé ? »

Le lendemain, tout espoir de guérison semblait bien près de disparaître. Le jeune homme était tombé dans un lamentable état de faiblesse aussi bien mentale que physique.

Le peu qu’il se pouvait rappeler des événements récents était regardé par lui comme le souvenir d’un rêve. Il parlait d’Émily, de sa subite apparition à la gare. Seulement, une fois là, le fil de ses pensées se brisait. Ils avaient causé ensemble, mais de quoi ? Ensuite ils avaient attendu pendant quelque temps, dans quel but ? Il soupira, demanda à quelle époque Émily fixerait leur mariage, puis se rendormit plus faible que jamais.

N’ayant qu’une médiocre confiance dans le médecin de Belford, mistress Delvin avait fait appel à l’un des plus habiles praticiens d’Édimbourg, célèbre pour le traitement des maladies du système nerveux.

« Je ne puis me flatter qu’il accourra sans délai, disait-elle ; il me faudra supporter de mon mieux l’angoisse de l’attente.

– Du moins, vous ne la supporterez pas dans une solitude absolue, dit Émily ; je vous tiendrai compagnie jusqu’à l’arrivée du docteur. »

Mistress Delvin leva ses pauvres mains amaigries jusqu’au visage d’Émily et, l’attirant doucement à elle, le couvrit de baisers et de larmes.

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