Chapitre VI Sur la route de Londres

Les derniers adieux avaient été échangés. Émily et mistress Ellmother étaient en route pour revenir à Londres.

Pendant la première heure, quoique seules dans leur compartiment, elles observèrent un absolu silence.

Après avoir enduré aussi longtemps que cela lui fut possible ce rigoureux interdit mis sur sa langue, mistress Ellmother éclata subitement.

« Croyez-vous, miss, que M. Mirabel se remettra sur pied ?

– À quoi bon me demander cela ? répondit Émily. Le grand médecin d’Édimbourg lui-même s’est déclaré incapable de prédire un rétablissement certain. »

Mistress Ellmother, puisque ce sujet était tombé, en aborda un autre.

« Selon votre promesse, miss Émily, vous m’avez fait vos confidences. Il s’ensuit que j’ai quelque chose sur le cœur. Puis-je parler sans crainte de vous froisser ?

– Qu’est-ce donc ?

– Je voudrais que vous ne vous fussiez jamais occupée de ce M. Mirabel. »

Émily ne releva pas par un seul mot ce souhait inexpliqué.

Mistress Ellmother, qui avait son but, poursuivit :

« Je pense bien souvent à M. Morris. Je l’ai toujours aimé et je l’aimerai toujours. C’est un homme, lui ! un vrai homme ! »

D’un geste rapide Émily tira son voile sur son visage.

« Ne me parlez pas de lui, dit-elle douloureusement.

– Excusez-moi, miss. Je ne voulais pas vous offenser.

– Non, vous ne m’offensez pas, mais vous me faites de la peine. Oh ! combien j’aurais désiré… »

Elle se renfonça dans le coin du wagon et n’ajouta plus un mot.

Sans être douée d’une remarquable finesse de tact, mistress Ellmother comprit que le plus sage en ce moment était de se taire.

Émily se sentait le cœur plein de tristesse et de regret. Même dans le temps où elle accordait sa confiance à Mirabel, l’idée qu’elle avait pu être dure et injuste envers Alban Morris revenait parfois tourmenter son esprit. Or, l’impression produite par les derniers incidents n’avait pas seulement ajouté à ce trouble secret ; elle lui avait fait voir sous un jour tout nouveau la conduite de l’ami dévoué qu’elle avait méconnu.

Si, comme l’eût souhaité Alban, Émily était restée ignorante de la tragique fin de son père, aucune pensée obsédante ne viendrait aujourd’hui la torturer, elle jouirait pleinement de sa liberté. Elle aurait pris congé de Mirabel comme d’une amusante connaissance, rien de plus. Elle se serait épargné, à lui aussi bien qu’à elle, un choc qui le laissait écrasé, presque sans vie.

Qu’avait-elle gagné à l’abominable confession de mistress Rook ? Si Mirabel était innocent, qui donc était coupable ? Était-ce la femme sans pitié et sans honneur, agissant dans l’inconscience de la cupidité et de l’ivresse ? Était-ce le mari à la physionomie brutale ? Était-ce quelque autre ?…

Quel serait son avenir ? Son âme allait être à jamais livrée au doute et à l’angoisse. Elle agiterait, elle retournerait sans cesse cet odieux problème sans solution possible.

Toutes ces impossibilités, Alban les avait prévues dans l’intuition de son zèle fraternel ; tous ces tourments, sa tendre sollicitude aurait voulu les lui épargner. Et comment avait-elle reconnu et récompensé les inquiétudes et les soins de sa prévoyante amitié ? Ah ! elle s’était aliéné, peut-être à jamais, par son ingratitude, ce cœur fidèle où elle était adorée !

Sous son voile, elle sentait les larmes lui monter aux yeux.

C’était fini ! Comment pourrait-elle revenir sur ce qui s’était fait ? Elle n’avait plus qu’à ensevelir au plus profond de son âme son repentir, son remords.

Dans cet instant d’amertume et de désespoir, elle rencontra les yeux de la brave servante attachés sur elle avec une expression de compassion et de tendresse.

Émily eut une de ces explosions irrésistibles de sensibilité qui étaient un des charmes de sa nature expansive et sincère. La pensée qui lui gonflait la poitrine échappa de ses lèvres.

« Mistress Ellmother ?…

– Qu’y a-t-il, miss ?

– Ma bonne mistress Ellmother, est-ce que vous comptez voir M. Alban Morris à notre arrivée au cottage ?

– Si vous n’y avez pas d’objection, miss…

– Mais non, assurément, je n’y ai pas d’objection.

– Eh bien, sûrement, ça me ferait, à moi, grand plaisir de le voir.

– Alors, si vous le voyez, mistress Ellmother, dites-lui… »

Elle s’interrompit, mais ce fut pour reprendre avec élan :

« Dites-lui, mistress Ellmother, qu’il avait raison et que j’avais tort. Dites-lui que je rougis de moi-même. Dites-lui que je lui demande pardon de tout mon cœur.

– Ah ! le Seigneur soit loué !… » s’écria mistress Ellmother.

Mais elle revint aussitôt au sentiment de la situation, qui exigeait peut-être une habile diplomatie.

« Je ne suis qu’une bête ! » marmotta-t-elle.

Et précipitamment elle reprit, avec une sorte de désespoir :

« Un bien beau temps, n’est-ce pas, miss Émily ? Oh ! quel beau temps ! »

C’est tout ce que son imagination put lui fournir pour changer de conversation.

Émily lui sourit doucement et se réinstalla silencieuse dans son coin.

Elle songeait qu’Alban Morris l’avait bien aimée, qu’il l’aimait peut-être un peu encore, et que tant que l’amour subsiste, il reste la plus sûre des barrières contre le désespoir.

Et, tandis qu’elle songeait ainsi, ce même doux sourire errait sur ses lèvres, le premier qu’on eût pu y voir depuis qu’elle avait été, à la vieille tour, l’hôtesse de mistress Delvin.

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