Chapitre IV Les trahisons de la pipe

Alban prit mistress Ellmother au mot.

« Je vais me hasarder à deviner, dit-il. Vous quittiez miss de Sor quand je vous ai vue ?

– Oui, monsieur Morris. Elle m’avait sonnée, sous prétexte d’examiner mon ouvrage, et, pour la première fois depuis que je suis à son service, elle montrait quelque amabilité. Lorsqu’elle m’a engagée, ses manières ne me déplaisaient pas trop ; mais j’ai de bonnes raisons maintenant de me repentir de mon opinion. Oui ! ce soir, elle m’a laissé voir le pied fourchu ! « Asseyez-vous, me dit-elle, je n’ai rien à lire et je déteste travailler. Causons un peu. » Elle a la langue bien pendue et je n’avais qu’à la laisser aller, en plaçant un mot de temps en temps. Il était l’heure d’allumer la lampe qu’elle bavardait encore. Elle a voulu que l’abat-jour fût baissé, de telle sorte que nous étions à demi dans la lumière, à demi dans les ténèbres. Elle m’a amenée à parler de pays étrangers, en parlant elle-même de celui où elle vivait avant qu’on l’envoyât en Angleterre. Saviez-vous qu’elle vient des Indes occidentales ?

– Oui, je sais cela. Continuez.

– Une minute, monsieur. Il y a quelque chose que je voudrais vous demander. Croyez-vous à la sorcellerie ?

– Je vous avoue que je n’y ai jamais pensé. Est-ce que miss de Sor vous a fait semblable question ?

– Oui.

– Et qu’avez-vous répondu ?

– Pas bien nettement. Je n’ai pas d’idée quant à la sorcellerie. Dans mon jeune temps, il y avait au village une vieille qu’on se montrait. Les gens venaient la voir de loin, des gens riches et bien nés quelquefois. C’était son grand âge qui la rendait si fameuse : elle avait cent ans passés. Un de nos voisins disait qu’elle n’était pas si vieille que ça. On lui a répété le propos. Elle a jeté un mauvais sort sur son troupeau. C’est vrai comme je vous le dis, elle lui a donné la peste, la peste des moutons, et le troupeau a péri tout entier. Je me le rappelle bien. Les uns disaient que les bêtes seraient mortes ni plus ni moins, les autres que c’était un sort. Qui avait raison ? Ce n’est pas moi qui en déciderai.

– Avez-vous raconté cette histoire à miss de Sor ?

– Elle m’y a contrainte. Ne vous ai-je pas dit à l’instant que je n’étais pas sûre de mes idées sur la sorcellerie ? Elle a fait : « Vous n’osez donc pas dire ce que vous croyez ? » Pour n’avoir pas l’air d’une bête, je lui ai répondu que j’avais mes raisons pour hésiter ; elle a insisté pour les connaître, et j’ai dû les lui donner.

– Qu’a-t-elle dit ensuite ?

– Elle a dit : « Je sais une histoire de sorcière bien meilleure que la vôtre. » Puis elle a ouvert un petit livre tout rempli d’une fine écriture et s’est mise à lire. En l’écoutant, j’avais la chair de poule. Et le frisson me prend, monsieur, rien que d’y penser. »

Un gémissement lui échappa et ses dents s’entrechoquèrent. Si intrigué que fût Morris, il la plaignait trop sincèrement pour la pousser vivement ; mais sa compassion était superflue. On peut, sans violents efforts, résister à la fascination du beau ; la fascination de l’horreur, autrement puissante, ne desserre plus son étreinte dès qu’elle est parvenue à nous envelopper. Malgré elle, mistress Ellmother poursuivit son récit.

« C’est arrivé dans les Indes occidentales, reprit-elle, et c’est l’écriture de l’esclave qui remplissait le petit livre. L’esclave parlait de sa mère qui était négresse et sorcière. Le diable lui-même lui avait enseigné la magie en pleine forêt. Les serpents et les bêtes sauvages n’osaient pas la toucher. Elle vivait sans manger. On la vendit et on l’envoya dans une île des Indes occidentales. Elle y rencontra un vieil homme, le plus méchant qui ait jamais existé. Il était instruit et il repassa sa science diabolique à la sorcière noire. Il lui apprit à faire des images de cire. Ces images-là jettent des sorts. Vous y mettez des épingles. À chaque épingle qu’on enfonce, la personne ensorcelée se rapproche davantage de la mort. Il y avait par là un pauvre noir qui avait offensé la sorcière. Elle fit son effigie en cire. Bientôt il perdit le sommeil et l’appétit. Il devint si lâche que le moindre bruit le faisait sauter de peur. Comme moi ! ah ! mon Dieu ! comme moi !

– Reposez-vous, dit Alban, ne vous agitez plus.

– Je ne m’agite pas, monsieur… Vous croyez qu’une fois l’histoire finie, miss de Sor a fermé son livre ? non, elle avait mieux que ça en réserve pour moi. Je ne sais pas en quoi j’ai pu l’irriter, mais elle me regardait comme si j’avais été la boue de ses souliers. « Si vous êtes trop stupide pour comprendre ce que je viens de vous lire, qu’elle a fait, allez au miroir. Regardez-vous bien et rappelez-vous ce qu’il est advenu de l’esclave ensorcelé. Vous devenez de jour en jour plus pâle et plus maigre : vous tombez d’épuisement comme lui. Vous dirai-je pourquoi ?… » Elle a enlevé brusquement l’abat-jour, a mis la main sous la table et en a retiré une image de cire. Mon image à moi ! Du doigt elle me fit voir trois épingles, qui y étaient déjà piquées. « Une pour vos insomnies, qu’elle a dit, une pour le manque d’appétit, une pour les nerfs ébranlés ! » Je lui ai demandé ce que j’avais fait pour avoir en elle une si cruelle ennemie. Elle m’a répondu : « Souvenez-vous de ce que je désirais savoir de vous lorsque vous êtes entrée à mon service, et maintenant choisissez : ou mourir à petit feu… – je jure que ce sont là ses propres paroles, aussi vrai que j’espère aller au ciel… – ou mourir à petit feu, ou me dire… »

Au milieu de son élan, mistress Ellmother s’arrêta court.

Dans le premier instant, Morris supposa qu’elle avait perdu connaissance ; mais, en se penchant vers elle, il vit que son attitude n’avait pas changé.

« Vous êtes malade ? dit-il.

– Non.

– Alors, pourquoi n’achevez-vous pas ?

– J’ai fini, répondit-elle.

– Espérez-vous donc vous débarrasser de moi de la sorte ? reprit-il sévèrement. Vous avez promis d’avoir confiance en moi. Soyez fidèle à votre promesse. Qu’exigeait de vous miss de Sor ?

Lorsqu’elle jouissait de la plénitude de ses facultés, mistress Ellmother aurait ouvertement bravé Alban. Mais tout ce que la pauvre créature pouvait faire maintenant, c’était d’en appeler à sa pitié.

« Ayez un peu d’indulgence, monsieur, j’ai reçu une telle secousse, que je ne sais plus où j’en suis. Où est mon courage ? Pourquoi suis-je ainsi abattue ? Épargnez-moi monsieur. »

Mais dans son intérêt même, il refusa de l’écouter.

« Cette odieuse tentative d’intimidation peut se renouveler, dit-il. On pourrait prendre de nouveau, et peut-être d’une façon plus cruelle encore, avantage de l’ébranlement nerveux que vous a causé le climat de cette vallée. Vous ne me connaissez guère si vous avez pu croire que je laisserais une telle œuvre se poursuivre impunément. »

Elle fit un dernier effort.

« Oh ! monsieur, est-ce là se conduire avec bonté ? Vous dites que vous êtes l’ami d’Émily : ne me pressez pas, pour l’amour de miss Émily elle-même.

– Émily ? s’écria Morris. Est-elle donc mêlée à tout ceci ? »

Sa voix avait pris une intonation plus douce, qui convainquit mistress Ellmother qu’elle avait touché juste. Dès lors il fallait appuyer sur ce point.

« Oui, la chose regarde miss Émily, dit-elle.

– Et comment ?

– Ne vous inquiétez pas du comment.

– Pardon, mais je m’en inquiète.

– Et moi je vous dis, monsieur, qu’Émily ne doit rien savoir. »

Le soupçon de la vérité effleura pour la première fois l’esprit d’Alban.

« Je vous comprends, dit-il ; ce qu’Émily ne doit jamais savoir est justement le secret que miss de Sor voulait vous arracher. Inutile de me dire non. Les motifs de cette fille pour vous effrayer sont désormais aussi évidents pour moi que si elle les avait avoués. Êtes-vous sûre de ne pas vous être trahie quand elle vous a brusquement montré l’image de cire ?

– Je serais plutôt morte ! »

L’exclamation venait à peine de lui échapper qu’elle la regretta.

« Pourquoi, demanda-t-elle, tenez-vous si fort à vous assurer de l’intérêt caché de miss Émily ? On dirait presque que vous savez…

– Oui, je sais.

– Quoi ? »

Le meilleur service qu’Alban pût lui rendre en ce moment était de lui dire la vérité.

« Votre secret n’en est pas un pour moi, » dit-il.

La colère et la terreur galvanisèrent cette femme si accablée ; pendant une minute elle se retrouva la mistress Ellmother d’autrefois.

« Vous mentez ! s’écria-t-elle.

– Je dis vrai.

– Je ne vous crois pas, je ne veux pas vous croire.

– Écoutez-moi ! dans l’intérêt d’Émily, écoutez-moi ! J’ai lu l’histoire du meurtre de l’auberge de Zeeland.

– Ça ne signifie rien ! rien du tout ! la victime était un homonyme de son père.

– La victime était son père lui-même. Restez assise. Il n’y a là rien qui puisse vous inquiéter. Je sais qu’Émily ignore encore comment son père a succombé. Je sais que vous et votre défunte maîtresse lui avez dissimulé sa terrible fin. Je sais que votre tendresse, votre pitié pour la jeune fille sont des circonstances atténuantes d’un mensonge favorisé par les événements. Eh ! ma pauvre bonne femme, le repos d’Émily ne m’est pas moins cher qu’à vous. Je l’aime plus que ma propre vie. Êtes-vous rassurée à présent ? »

Il l’entendit pleurer. Nul calmant ne pouvait être plus efficace en ce moment, pour elle, que les larmes ; aussi n’eut-il garde de la troubler.

Quand il la crut à peu près remise, il l’aida à se relever. Ils n’avaient plus rien à se dire, le mieux était de rentrer.

« Avant que nous nous séparions, je veux vous donner un conseil, fit Alban. Quittez sur-le-champ le service de miss de Sor. L’état de votre santé vous fournira un prétexte suffisant pour la prévenir dès ce soir. »

Il lui offrit le bras, mais mistress Ellmother recula. La seule perspective d’affronter de nouveau la présence de Francine la révoltait. Sur l’assurance d’Alban qu’il lui suffirait de prendre congé par écrit, elle consentit à le suivre.

Au moment où ils montaient les marches de la terrasse, ils entendirent l’horloge du village sonner minuit.

Une minute plus tard, une autre personne se dirigeait vers la maison par le sentier qu’eux-mêmes venaient de suivre. La précaution d’Alban avait été trop tardive : guidée par la fumée du tabac, Francine avait pu retrouver la trace de mistress Ellmother un instant perdue. Depuis un quart d’heure, cachée derrière un tronc d’arbre, elle écoutait, sans en perdre une syllabe, leur conversation.

Share on Twitter Share on Facebook