Chapitre III Dans l’obscurité

La semaine suivante, Alban Morris se trouvait dans le cabinet de miss Ladd pour lui faire son rapport de professeur ; ils furent interrompus par l’entrée de mistress Ellmother, qui venait remettre un livre que Francine avait emprunté le matin même.

« Miss de Sor l’a-t-elle donc déjà fini ? demanda miss Ladd.

– Elle ne veut pas le lire, madame ; elle dit que les feuillets infectent l’odeur de pipe. »

Miss Ladd se tourna vers Morris en hochant la tête d’un air de menace enjouée :

« Je sais qui a lu ce livre en dernier lieu, » dit-elle.

Alban s’avoua coupable, d’un regard. C’était le seul professeur du pensionnat qui se permit de fumer.

Comme mistress Ellmother repassait près de lui en sortant, il remarqua les traces trop visibles de souffrances que portait son visage émacié.

« Cette femme est certainement malade, dit-il. A-t-elle consulté le médecin ?

– Elle s’y refuse formellement, répondit miss Ladd. S’il s’agissait de toute autre personne, je surmonterais la difficulté en disant à miss de Sor, dont elle est la domestique particulière, de la renvoyer chez elle. Mais je ne puis agir d’une façon si péremptoire envers une femme à qui Émily s’intéresse. »

À partir de ce moment, mistress Ellmother intéressa également Morris. Dans le courant de la journée, comme il se croisait avec elle en traversant un corridor du rez-de-chaussée, il l’interpella.

« Je crains que l’air de cette maison ne vous soit malsain, » dit-il.

L’irritation que causait à mistress Ellmother la moindre allusion, même détournée, à sa mine défaite, se manifesta nettement dans sa réplique.

« J’imagine que vous avez bonne intention, monsieur ; mais je me demande en quoi ça peut vous regarder que l’air d’ici me convienne ou non.

– Écoutez-moi une minute, répondit Alban avec bonne humeur. Je ne suis pas tout à fait un étranger pour vous…

– Comment cela, s’il vous plaît ?

– Je connais une jeune dame qui vous porte une sincère affection.

– Miss Émily ?

– Justement. Je la respecte, je l’admire et, dans la mesure de mes forces, j’ai taché de lui être utile. »

Le visage hagard de mistress Ellmother s’adoucit aussitôt.

« Pardonnez-moi mon impolitesse, monsieur, dit-elle. Depuis ma naissance, je ne crois pas avoir eu une heure de maladie ; c’est ce qui fait que je n’aime pas à m’entendre dire qu’un pays quelconque ne convient pas à ma santé. »

Alban accepta ses excuses d’une façon qui lui alla au cœur : il lui donna une poignée de main.

« Vous êtes bon, monsieur ! dit-elle. Seulement vos pareils sont rares, surtout dans cette maison-ci. »

Était-ce là une pointe dirigée contre Francine ?

« Votre maîtresse ne vous traite-t-elle pas avec bonté ? » demanda-t-il brusquement.

La vieille servante répondit par un froncement de sourcils et par une question aussi franche que celle qu’on lui adressait à elle-même :

« Est-ce que par hasard vous aimeriez ma nouvelle maîtresse, monsieur ?

– Non, certes !

– Alors, donnez-moi une poignée de main. »

Elle lui serra la main dans une étreinte éloquente, puis s’éloigna sans plus rien ajouter.

C’était là un trait de caractère qu’Alban était homme à apprécier. « Si j’étais une vieille femme, pensait-il, je ressemblerais comme deux gouttes d’eau à mistress Ellmother. Nous aurions pu parler d’Émily si elle avait été moins pressée de me quitter. Quand la reverrai-je maintenant ? »

Il devait la revoir cette nuit même en des circonstances qu’il n’oublia jamais.

D’après le règlement de Netherwoods, la récréation du soir qui permettait aux jeunes filles de se promener dans le jardin devait être terminée à neuf heures. À ce moment, Alban était libre d’errer sous les arbres et autour du parterre, avant d’aller s’enfermer entre les quatre murs de son étroit logis.

Afin de se délasser du lourd ennui que lui causait l’obligation d’enseigner son art à des écolières obtuses ou étourdies, il avait coutume de dessiner pour son propre agrément, assez avant dans la soirée. Il était donc dix heures sonnées lorsque, après avoir rangé ses crayons et allumé sa pipe, il se mit à arpenter lentement l’allée qui conduisait de la serre aux dernières limites des pelouses.

Dans le silence absolu de la nuit, on entendait distinctement l’horloge du village sonner les heures et les quarts. La lune ne s’était pas levée, mais la lueur tremblante et mystérieuse des étoiles éclairait faiblement le large espace découvert qui séparait l’habitation des massifs de verdure.

Alban s’arrêta, admirant, en véritable artiste qu’il était, cet effet de clair-obscur, si délicat et si charmant. « Y a-t-il un homme vivant capable de peindre cela ? » se disait-il ; et sa mémoire passait en revue les noms des maîtres, surtout des paysagistes anglais des cinquante dernières années.

Tandis qu’il évoquait le souvenir de leurs œuvres, la vue d’une femme nu-tête, surgissant tout à coup sur les degrés de la terrasse, vint le faire tressaillir.

Cette femme se dirigeait en courant du côté de la pelouse ; elle courait, et cependant sa démarche était chancelante ; selon toute apparence, elle n’était même pas sûre du but qu’elle devait atteindre. De temps en temps elle interrompait sa course pour regarder du côté de la maison.

Comme elle se rapprochait d’Alban, il put bientôt entendre le bruit de sa respiration haletante et saccadée. Quelques pas encore, et la lueur des étoiles lui montrait un visage convulsé par la terreur, le visage de mistress Ellmother.

Morris s’élança vers elle, mais elle était tombée sur le gazon avant qu’il eût le temps de franchir la courte distance qui les séparait. Quand il la prit dans ses bras pour la relever, elle le regarda avec des yeux égarés tout en essayant vainement de prononcer quelques mots.

Alban reprit doucement :

« Regardez-moi, mistress Ellmother, ne reconnaissez-vous pas celui avec qui vous avez causé aujourd’hui même ? »

Elle lui obéit, mais ses yeux restaient indécis.

« Ne reconnaissez-vous pas l’ami de miss Brown ? » reprit-il.

Ce nom parut l’aider à reprendre ses sens.

« Oui, dit-elle, l’ami d’Émily ; je suis bien contente de rencontrer l’ami d’Émily. »

Puis, soudainement, comme alarmée par le son de sa propre voix, elle serra le bras d’Alban, ou plutôt s’y cramponna.

« Ai-je dit Émily ? Une servante doit dire miss. La tête me tourne, est-ce que je deviens folle ? »

Alban la conduisait lentement à un des sièges rustiques.

« Vous avez eu peur, voilà tout ; le repos vous remettra. »

Elle jeta un regard inquiet par-dessus son épaule.

« Pas ici ! dit-elle, ne restons pas ici ! je me suis sauvée d’un démon enjuponné, je ne veux pas qu’il me retrouve. Enfonçons-nous sous les arbres, monsieur… je ne sais pas votre nom. Dites-le-moi tout de suite ; sans quoi je ne saurais me fier à vous.

– Chut ! chut ! Appelez-moi Alban.

– Un drôle de nom. Je n’ai jamais entendu ce nom-là. Je ne me fierai pas à vous.

– Vous vous méfiez de votre ami, de l’ami d’Émily ? Vous ne le pensez pas, j’en suis sûr. Appelez-moi Morris, si vous le préférez.

– Morris ? répéta-t-elle. Oui, on m’a parlé de gens qui s’appelaient Morris. Écoutez ! vos yeux sont jeunes ; la voyez-vous, elle, sur la terrasse ?

– Nulle part on ne voit âme qui vive. »

Tout en parlant il l’entraînait, et bientôt elle fut assise de façon à pouvoir appuyer sa tête contre un tronc d’arbre.

« Quel bon garçon vous êtes ! dit la pauvre créature d’un ton d’admiration sincère : vous avez deviné comme la tête me fait mal. Ne restez pas debout. Vous êtes grand, et elle pourrait vous apercevoir.

– Elle ne peut rien voir du tout ; nous sommes entourés d’arbres, par conséquent, en pleine forêt. »

Mistress Ellmother ne parut ni rassurée ni satisfaite.

« Vous prenez légèrement la chose, dit-elle. Savez-vous qui nous a vus causer ensemble dans le corridor cet après-midi ? Elle, la scélérate, la rusée, la cruelle, l’effrontée scélérate ! »

Au milieu des ténèbres qui les environnaient, Alban pouvait tout juste discerner ses gestes ; elle secouait frénétiquement ses poings fermés dans le vide. Pour l’apaiser, il lui adressa de nouveau la parole.

« Ne vous agitez pas ainsi ; si elle venait au jardin, elle pourrait vous entendre. »

Cet appel à sa terreur réussit.

« C’est vrai, » dit-elle d’une voix contenue.

Puis subitement, elle se mit à le suspecter lui-même.

« Qui est-ce qui ose dire que je suis agitée ? s’écria-t-elle. Agitée ! C’est vous qui l’êtes ! Niez-le donc si vous pouvez ! Monsieur Morris, vos allures ne me vont pas, sachez-le ! Qu’est-ce que vous avez fait de votre pipe ? Je vous ai vu la mettre dans votre poche quand vous m’avez poussée ici, c’est afin qu’elle puisse facilement me dépister ! Vous êtes ligué avec elle ! Elle va venir nous rejoindre ici ; vous savez qu’elle n’aime pas l’odeur du tabac. Est-ce que vous comptez m’enfermer dans une maison de fous ? »

Elle s’était dressée sur ses pieds. Il vint à l’esprit d’Alban que cette pipe même lui fournirait le meilleur moyen de la calmer. De simples paroles ne suffisant pas pour impressionner ce cerveau troublé, peut-être les actes obtiendraient-ils plus d’effet. Pour mieux attirer son attention, il lui mit entre les mains sa pipe et sa blague à tabac.

« Sauriez-vous bien bourrer une pipe ? demanda-t-il.

– Comme si je n’avais pas bourré celle de mon mari des centaines de fois ! répondit-elle avec aigreur.

– Très bien ! alors faites-en autant pour moi. »

Elle reprit aussitôt sa chaise et remplit soigneusement la pipe. Morris l’alluma et s’installa sur le gazon, où il fuma en conscience pendant quelques instants.

« Croyez-vous maintenant que je sois ligué avec elle ? » dit-il en affectant la rudesse d’accent d’un égal de mistress Ellmother.

Elle lui répondit comme elle aurait pu le faire à son mari aux jours malheureux de leur vie conjugale.

« Là, maintenant, ne grognez pas après moi, tenez-vous tranquille, ça vaudra tout autant. J’ai un peu perdu la tête pendant une ou deux minutes, n’y faites pas attention. Il fait frais ici et on y est en repos, ajouta la pauvre femme d’un air de gratitude. Merci à Dieu de nous avoir enveloppés d’obscurité. On est bien là à côté d’un brave homme comme vous ! Donnez-moi un conseil. Qu’est-ce que je pourrais bien faire ? Je n’ose pas rentrer à la maison. »

Elle était désormais assez calme pour que Morris pût raisonnablement espérer d’elle quelques explications.

« Étiez-vous avec miss de Sor avant de venir ici ? demanda-t-il. Qu’a-t-elle fait qui ait pu vous effrayer ? »

Il n’y eut pas de réponse ; mistress Ellmother s’était levée en sursaut.

« Silence ! dit-elle, il me semble avoir entendu remuer quelqu’un tout près de nous. »

Alban alla explorer le sentier sinueux qu’ils avaient suivi quelques instants auparavant. Pas une créature vivante, soit sur la terrasse, soit dans les parties éclairées du jardin. À l’ombre des arbres, ses yeux ne lui servaient à rien, la nuit y était absolument noire et impénétrable. Il s’arrêta pourtant, l’oreille tendue, pour saisir le moindre bruit ; pas un son ne lui parvint ; l’air était si calme que les feuilles restaient immobiles le long des branches.

Comme il revenait à sa place, le silence fut interrompu par l’horloge du village qui sonnait le quart avant onze heures. Si simple que fût la diversion, elle irrita les nerfs exaspérés de mistress Ellmother. Ébranlée d’esprit et de corps, elle était évidemment à la merci du premier accès de terreur évoqué par son imagination.

Morris, rassuré provisoirement contre toute crainte d’espionnage, s’apprêtait à reprendre sa pipe ; mais il changea d’avis. À son insu, mistress Ellmother lui avait suggéré une prudente réserve : ne pourrait-il se faire que les commensaux de l’habitation, fatigués de l’atmosphère brûlante de leurs appartements, vinssent chercher un peu d’air respirable sur la pelouse ? En ce cas, s’il continuait à fumer, l’odeur du tabac pourrait bien guider les curieux jusqu’à sa retraite.

« Êtes-vous sûr, bien sûr que nous sommes seuls ? demanda mistress Ellmother.

– Tout à fait sûr… Maintenant, dites-moi, étiez-vous sérieuse tout à l’heure en me priant de vous donner un conseil ?

– Vous en doutez, monsieur ? Qui donc, excepté vous, serait capable de me venir en aide ?

– Je vous aiderai certainement ; mais je ne puis rien, à moins que vous ne me contiez ce qui s’est passé entre vous et miss de Sor. Voulez-vous avoir confiance en moi ?

– Oui.

– Puis-je compter sur vous ?

– Mettez-moi à l’épreuve. »

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