Chapitre II Souvenirs de San-Domingo

La nuit était étouffante. Ne pouvant dormir, Francine restait tranquillement assise sur son lit, occupée à réfléchir. L’objet de ses méditations était tout simplement sa femme de chambre.

Qu’était-ce que mistress Ellmother ?

Elle avait dit à Émily que son but, en cherchant une nouvelle place, était d’échapper à ses propres pensées. Elle admettait comme articles de foi la croyance légèrement superstitieuse qui désigne le vendredi comme un mauvais jour ; elle y ajoutait l’axiome qu’il est prudent de jeter une pincée de sel par-dessus son épaule quand on a eu la malechance de renverser la salière.

En elles-mêmes, ces particularités n’avaient pas grande importance ; mais, par un enchaînement d’idées que Francine ne pouvait comprendre, elles la ramenaient à San-Domingo, aux côtés de Sapho, l’esclave.

La jeune fille alluma une bougie, ouvrit son bureau et en retira un vieux livre de comptes.

La première page ne contenait que des notes de dépense écrites de sa main. Jadis, pendant une heure d’oisiveté, elle avait voulu conjurer l’ennui en partageant avec sa mère les soins de la maison. Cet accès d’humeur laborieuse s’était éteint au bout de trois jours, et pourtant le reste du livre n’était pas vide ; les pages en étaient couvertes d’une belle écriture fine et régulière.

Francine s’était chargée de donner un titre à ce manuscrit ; en tête du deuxième feuillet, elle avait écrit : Les Niaiseries de Sapho.

Après avoir parcouru deux ou trois lignes du commencement, elle passa brusquement à la fin du volume où, sur un espace laissé en blanc, se trouvait un autre titre, moins dédaigneux cette fois : Sapho revenue au sens commun.

Francine lut la dernière partie du manuscrit de Sapho avec une extrême attention :

« Je prie ma chère jeune maîtresse de ne pas s’imaginer que moi, qui ai reçu une bonne éducation, je crois encore à la magie. Quand j’ai écrit, pour lui obéir, tout ce que je lui avais raconté de vive voix, je ne sais quelle fantaisie me poussait. Vous dites, chère maîtresse, que j’ai un côté nègre, hérité de ma mère. C’est peut-être une plaisanterie, mais parfois, je crains que ce ne soit trop vrai.

» Prenez donc garde que je ne vous induise en erreur. Il est bien vrai que l’esclave dont je vous ai parlé a langui et succombé après qu’on lui eut jeté un sort à l’aide de l’image de cire faite par ma mère la sorcière. Mais j’aurais dû ajouter que certaines circonstances ont particulièrement favorisé l’œuvre du charme funeste ; le résultat final ne fut point amené par des moyens surnaturels.

» Le malheureux était déjà mal portant, et notre maître l’avait envoyé dans une vallée au milieu des terres. Or on m’a dit, et je le crois volontiers, que le climat en est bien différent de celui de nos côtes où le misérable était habitué à vivre. Le régisseur refusa de le croire quand il lui jurait que le séjour dans la vallée serait sa mort, et les autres noirs qui auraient pu le secourir s’écartaient tous de l’ensorcelé.

» Ceci, vous le voyez, explique ce qui pourrait paraître incroyable à des esprits cultivés.

» Si vous voulez me faire plaisir, vous brûlerez ce petit livre dès que vous en aurez lu le contenu. À tout le moins, que pas d’autres yeux que les vôtres ne voient jamais ces pages. Ma vie serait en danger si les noirs surprenaient jamais mes aveux. »

Francine ferma le volume et le remit en place. « Je sais maintenant, se dit-elle, ce qui m’a rappelé San-Domingo. »

Lorsqu’elle sonna le lendemain, on fut longtemps sans répondre à son appel.

Mistress Ellmother, quand elle entra enfin, s’excusa de son retard involontaire.

« C’est la première fois que je m’oublie dans mon lit, miss, depuis ma petite jeunesse. Veuillez me pardonner, cela ne m’arrivera plus.

– Est-ce la chaleur qui vous assoupit ? demanda Francine.

– Je n’ai eu un brin de sommeil que sur le matin ; c’est ce qui fait que j’étais si pesante au moment de me lever. Mais la température chaude ou froide n’a rien à voir là-dedans. Ce sont les gens riches qui peuvent avoir des fantaisies ; pour nous autres, l’air est partout le même.

– Vous avez une bonne santé, mistress Ellmother ?

– Mais oui, miss, pourquoi non ? De ma vie je n’ai consulté un médecin…

– Peut-être que vous n’avez pas une très flatteuse opinion des docteurs ?

– J’aime mieux ne jamais être entre leurs pattes, miss, si c’est cela que vous appelez une flatteuse opinion, répondit mistress Ellmother. Quelle coiffure voulez-vous aujourd’hui ?

– La même que celle d’hier. Avez-vous revu miss Émily ? Elle est partie pour Londres le lendemain de votre visite.

– Je ne suis pas restée à Londres. Dieu merci, j’ai trouvé un bon locataire.

– Où demeuriez-vous alors en attendant de venir ici ?

– Je n’ai qu’un endroit où aller, miss, mon village. Une amie que j’ai encore m’y garde un coin pour me reposer à l’occasion. Ah ! quel gentil endroit !

– Un endroit comme celui-ci ?

– Allons donc ! Il ne lui ressemble pas plus que du fromage à de la craie. Une belle, vaste plaine de bruyères, miss, dans le Cumberland, sans un arbre en vue de quelque côté qu’on se tourne. Je vous promets que le vent y souffle de la bonne façon !

– Connaissez-vous ce pays-ci ?

– Non ! Quand j’ai quitté le Nord, c’était pour suivre ma maîtresse au Canada. On parle de l’air, il y a quelque chose de vrai dans ce qu’on en dit. Les gens de là-bas doivent vivre cent ans. J’aime le Canada.

– Où vous êtes-vous placée ensuite ? »

Jusque-là, mistress Ellmother avait paru disposée à la causerie. Cette fois, elle resta silencieuse, soit qu’elle n’eût pas entendu la question de Francine, soit qu’il lui déplût d’y répondre.

Francine, suivant son habitude, s’obstina.

« Votre dernière place n’a-t-elle pas été auprès de la tante de miss Émily ?

– Oui.

– La vieille dame habitait-elle Londres ?

– Non.

– Dans quelle partie de l’Angleterre demeurait-elle ?

– Dans le comté de Kent.

– Dans les houblonnières ?

– Non.

– Où cela, alors ?

– Dans l’île de Thanet.

– Tout près de la côte ?

– Oui. »

Francine n’osa pas insister davantage. La réserve de mistress Ellmother remporta, au moins pour ce jour-là, sur son opiniâtreté.

« Allez donc voir dans le vestibule s’il n’y a pas une lettre pour moi, » dit-elle.

Il s’en trouvait une portant le timbre de la Suisse. La candide Cécilia avait été charmée de la lettre de Francine et attendait avec impatience le moment où leurs relations, de courtoises, deviendraient amicales. « Miss de Sor voudrait-elle, laissant toute vaine cérémonie, devenir l’hôte du père de Cécilia dans le courant de l’automne ? La santé de la malade ne leur permettait de revenir en Angleterre que vers la fin du mois. À cette époque, Cécilia espérait apprendre que Francine était libre d’accepter son invitation. Son adresse en Angleterre était à Monksmoor Park, Hants. »

La lecture de cette lettre achevée, Francine en tira cette aimable conclusion : « Une sotte peut être très utile, si on sait la conduire. »

L’heure du déjeuner la trouvant sans appétit, elle essaya d’une promenade sur la terrasse. Alban Morris avait raison, l’air de Netherwoods, en été, était décidément très lourd.

Le lendemain, mistress Ellmother répondit sans délai à l’appel de la sonnette.

« Vous avez mieux dormi, cette fois ? demanda Francine.

– Non, miss ; je n’ai eu qu’un sommeil plein de rêves. C’est une autre mauvaise nuit.

– Lorsque je vous ai vue chez miss Émily, vous parliez de vous débarrasser de vos souvenirs. Le changement de résidence a-t-il produit cet heureux résultat ?

– Non. Il y a des gens que leurs souvenirs ne veulent pas lâcher.

– Cela arrive surtout quand les souvenirs sont mêlés de remords.

– Je croyais, miss, qu’il avait été convenu que vous me laisseriez en repos là-dessus. »

Une semaine se passa. Un jour, profitant de l’heure de la récréation, miss Ladd vint frapper à la porte de Francine.

« Ma chère, je désire vous parler de mistress Ellmother. Elle a l’air malade.

– Croyez-vous, miss Ladd ? Je la trouve pâlie, rien de plus.

– C’est cependant sérieux, Francine. Les domestiques me disent qu’elle mange à peine, et elle-même convient que ses nuits sont mauvaises. Hier, d’une des fenêtres de la salle d’études, je la regardais traverser le jardin. Une de nos petites a laissé tomber son dictionnaire ; ce bruit a fait tressaillir la pauvre femme comme une détonation ; elle avait l’air terrifiée. Ses nerfs sont sérieusement atteints. Il faudrait la décider à voir le docteur.

– Essayez vous-même. »

Mistress Ellmother fut immédiatement appelée.

« Mistress Ellmother, dit miss Ladd, depuis quelques jours, je vois avec regret que vous êtes souffrante.

– De ma vie je n’ai été souffrante, madame.

– On m’assure que vous n’avez aucun appétit.

– Je n’ai jamais été grosse mangeuse.

– Pour me tranquilliser, ne me feriez-vous pas le plaisir de voir le docteur ?

– Le docteur ! Vous pensez que je vais me mettre, à mon âge, à avaler des drogues ! Seigneur ! madame, vous plaisantez, bien sûr ! »

Elle éclata de rire, de ce rire nerveux si voisin des larmes. Par un violent effort de volonté, elle réussit à se dominer et reprit : « S’il vous plait, madame, ne vous moquez plus de moi ! » Puis elle disparut.

« Qu’en dites-vous maintenant ? fit miss Ladd.

– Je ne sais que penser. » dit Francine.

Laissée seule, Francine mit ses coudes sur la table, sa figure dans ses mains, et réfléchit profondément. Elle ouvrit son bureau, prit une feuille de papier, puis hésita de nouveau.

Tout à coup, comme si la décision lui revenait subitement, elle écrivit d’une main hâtive les quelques lignes suivantes, adressées à la femme de l’agent de son père, à Londres.

« Lorsque j’ai été confiée à vos soins, la nuit de mon arrivée des Indes occidentales, vous avez bien voulu me dire que vous me rendriez volontiers quelques menus services, pour peu que cela dépendît de vous. Or, je vous serais infiniment obligée si vous pouviez m’acheter et m’expédier dans le plus bref délai assez de cire à modeler pour faire une petite statuette. »

Share on Twitter Share on Facebook