On m’a demandé de dire ce que je sais de la maladie de miss Halcombe et dans quelles circonstances lady Glyde a quitté Blackwater Park. Mon témoignage, a-t-on ajouté, doit reposer sur l’entière vérité. Étant veuve d’un clergyman de l’Église d’Angleterre, et plaçant donc la vérité au-dessus de toute autre considération, j’estime qu’il est de mon devoir d’accéder à cette requête.
N’ayant pas tenu de journal de ces faits, il m’est difficile de préciser les dates, mais j’ai l’impression que miss Halcombe tomba gravement malade vers la fin du mois de juin.
Un matin, alors que d’habitude elle descendait toujours la première, miss Halcombe ne parut pas au premier déjeuner, et je fus priée d’aller voir ce qui se passait. Lorsque j’entrai dans sa chambre, je la trouvai marchant de long en large, une plume d’oie à la main, l’air égaré, et paraissant avoir une forte fièvre.
Lady Glyde (n’étant plus au service de sir Percival, il m’est permis d’appeler mon ancienne maîtresse par son nom au lieu de l’appeler « Madame ») qui m’avait suivie, fut tellement secouée en voyant sa sœur qu’elle ne me fut d’aucun secours. Le comte et la comtesse, montant immédiatement, eux aussi, se montrèrent dévoués et serviables. La comtesse m’aida à remettre miss Halcombe au lit, et le comte prépara tout de suite une potion et une lotion rafraîchissante à lui appliquer sur le front, en attendant l’arrivée du médecin. La malade refusa de prendre la potion.
Le Dr Dawson, d’Oak Lodge, arriva bientôt. C’était un homme âgé et respectable, bien connu dans la région. Il déclara le cas sérieux. Le comte, ayant des connaissances médicales, lui donna son avis, mais le docteur répondit qu’il n’avait pas l’habitude de discuter avec des amateurs. Avec une patience toute chrétienne, le comte n’insista pas, et, avant de sortir de la chambre, il me dit à voix basse que, dans le cas où sa présence serait nécessaire, on le trouverait dans le hangar près du lac. Pourquoi devait-il aller là-bas ? je l’ignore. Mais il ne rentra qu’à 7 h du soir, pour dîner. Peut-être était-ce par discrétion ?… C’est un homme tellement délicat !
Miss Halcombe passa une très mauvaise nuit ; et vers le matin, au lieu de tomber, la fièvre monta encore. Nous la veillâmes tour à tour, la comtesse et moi. Lady Glyde voulut aussi rester au chevet de sa sœur. Mais elle était bien trop nerveuse, trop fragile elle-même de santé pour supporter avec calme l’inquiétude que lui inspirait l’état de miss Halcombe. Sa place n’était vraiment pas dans une chambre de malade.
Sir Percival et le comte vinrent aux nouvelles dans la matinée. Le premier (attristé, je suppose par le chagrin de sa femme et par la maladie même de la pauvre demoiselle) paraissait inquiet, indécis. Le comte, au contraire, faisait preuve de calme et de sollicitude réfléchie. Il tenait son chapeau de paille d’une main et de l’autre un livre, et je l’entendis dire à sir Percival qu’il s’en allait étudier au bord du lac.
– Que l’on ne fasse pas de bruit dans la maison ! recommanda-t-il. Ne fumons plus à l’intérieur, mon ami, maintenant que miss Halcombe est malade. Allez de votre côté, et je vais du mien : quand je dois étudier, j’aime être seul. Bonjour, Mrs Michelson.
Sir Percival ne fut pas assez poli – peut-être, en vérité, devrais-je dire assez maître de soi – pour me quitter avec autant de civilité. Seul le comte Fosco me traita toujours comme une dame ayant eu des revers de fortune. Ses manières étaient celles d’un véritable gentleman, il se montrait plein d’attentions pour chacun, et même pour la jeune Fanny, femme de chambre de lady Glyde. Le jour où sir Percival la congédia, le comte, qui me montrait ses jolis petits canaris, se montra inquiet à son sujet, me demanda ce qu’elle allait devenir, où elle se rendrait en quittant Blackwater Park, etc. C’est à des traits semblables – l’intérêt qu’un gentleman prend au sort d’une humble servante – que l’on reconnaît la naissance aristocratique. Et pourtant, je ne le sais que trop, certains jugent sévèrement le comte. Moi, je dis ce que j’ai vu. Je me fais une règle de ne pas juger afin de n’être pas jugée.
La seconde nuit fut plus mauvaise encore que la première. Le Dr Dawson faisait de fréquentes visites. La comtesse et moi tour à tour continuions à soigner la malade, et lady Glyde, en dépit de toutes nos protestations, ne voulait pas quitter sa sœur.
Vers midi, comme je remontais chez miss Halcombe, je vis sir Percival se précipiter au-devant du comte qui rentrait, l’air ravi. Pour la troisième fois, il était sorti ce matin, aussitôt après le petit déjeuner.
– L’avez-vous trouvée ? demanda immédiatement sir Percival.
Sa Seigneurie eut un sourire enchanté mais ne répondit pas. Sir Percival, m’apercevant, me regarda d’un air grossier.
– Venez ici, Fosco, dit-il en ouvrant la porte de la bibliothèque. Quand il y a des femmes dans une maison, on est toujours sûr d’en rencontrer une dans l’escalier !
– Mais, mon cher Percival, dit le comte, en me regardant avec bonté, Mrs Michelson a des devoirs en plus de son dévouement. Comment va la malade, chère madame ?
– Pas mieux, monsieur, je regrette de devoir le dire !
– Triste, triste ! Vous paraissez fatiguée, Mrs Michelson. Il est plus que temps que ma femme et vous soyez aidées dans votre rôle de garde-malade. Mrs Fosco doit précisément aller à Londres demain, elle ramènera une infirmière de confiance que je connais. Mais ne parlez pas d’elle au Dr Dawson, je vous prie, avant qu’elle ne soit arrivée. Il serait mal disposé envers toute infirmière introduite ici par moi. Une fois qu’il l’aura vue, il devra reconnaître sa valeur. Voulez-vous présenter mes respects à lady Glyde, je vous prie ?
J’exprimai au comte ma gratitude pour son amabilité, mais sir Percival y coupa court en appelant sèchement son ami.
Je remontai dans la chambre de miss Halcombe, très intriguée, je l’avoue, par cette question de sir Percival : « L’avez-vous trouvée ? » De qui s’agissait-il ?… Nous, les femmes, sommes faibles, et malgré nos principes, ne savons pas toujours résister à la tentation de satisfaire notre curiosité. Qui donc le comte espérait-il trouver au cours de ses promenades studieuses au bord du lac ? Une femme, sans aucun doute, d’après la question même de sir Percival. Mais je ne soupçonnais le comte d’aucune inconvenance ; je connaissais trop bien sa parfaite moralité. Restait à savoir s’il l’« avait trouvée ».
La nuit n’apporta encore aucune amélioration dans l’état de la malade, mais la journée du lendemain fut meilleure. Le surlendemain, la comtesse partit pour Londres sans dire à personne le but de son voyage ; son mari, toujours galant homme, l’accompagna à la gare.
Lorsqu’il revint, il monta demander des nouvelles de miss Halcombe. J’allai les lui donner dans le petit salon, laissant le Dr Dawson et lady Glyde au chevet de la malade. Le comte me posa de nombreuses questions au sujet des symptômes de la maladie et du traitement prescrit par le médecin. Comme je lui répondais, le Dr Dawson sortit de la chambre.
– Bonjour docteur, fit le comte en s’avançant vers lui de la manière la plus courtoise mais aussi avec une parfaite assurance. Je crains fort que vous ne trouviez guère d’amélioration aujourd’hui.
– Nette amélioration aujourd’hui, répondit le médecin.
– Comptez-vous continuer ce traitement affaiblissant ?
– Je continue le traitement justifié par ma longue expérience, monsieur.
– Comme vous vivez loin des grands centres médicaux, je voulais seulement savoir si vous connaissiez la nouvelle méthode qui consiste au contraire à fortifier le malade afin de l’aider à combattre la fièvre ?
– Si un professionnel me faisait une semblable question, je lui répondrais avec plaisir, monsieur, mais vous n’êtes pas médecin, et je m’excuse de ne pas vous répondre.
Ayant reçu cette dure rebuffade, le comte salua le docteur aimablement et sortit.
La comtesse rentra par le dernier train, ramenant une infirmière. Cette personne s’appelait Mrs Rubelle. Son aspect extérieur assez frivole et son mauvais accent anglais me firent comprendre tout de suite qu’elle était étrangère. Avec sa délicatesse habituelle, le comte demanda que l’infirmière n’entrât en fonction que lorsque le Dr Dawson l’aurait acceptée, le lendemain matin.
Je veillai donc encore miss Halcombe, cette nuit-là. Lady Glyde, qui ne quittait pas le chevet de sa sœur, m’exprima la répugnance qu’elle éprouvait de voir arriver cette étrangère.
Je lui expliquai que nous devions montrer de la charité chrétienne, surtout devant les étrangers et ne pas les juger inconsidérément. Mais elle ne parut pas convaincue, et elle soupira, baisa la main de sa sœur, qui reposait sur la courtepointe.
Le lendemain, lorsqu’il arriva, le Dr Dawson me fit appeler avant de monter.
– Il paraît que la nouvelle infirmière a été ramenée de Londres par la femme de ce vieil Italien qui se mêle de médecine. Cet homme est un charlatan, Mrs Michelson !
C’était très grossier et j’en fus choquée.
– Il ne serait pas l’ami de sir Percival, monsieur, s’il n’appartenait pas à la meilleure noblesse ! répondis-je.
– Bah ! Ils sont tous comtes dans ce pays-là !… Mais parlons de l’infirmière. Cela me déplaît fort qu’elle n’ait pas été choisie par moi !… Je l’ai dit à sir Percival, mais il me déteste et m’a répondu que le moins que je puisse faire après le dérangement que s’était imposé la comtesse était de l’essayer. J’ai accepté à condition de pouvoir la renvoyer si elle ne me convenait pas. Je compte sur vous, Mrs Michelson, pour la surveiller de près et ne pas lui laisser donner à miss Halcombe d’autres médicaments que ceux que je prescris. Compris ? J’ai confiance en vous. Maintenant, montons. Je voudrais parler à l’infirmière avant d’entrer dans la chambre de la malade.
Mrs Rubelle ne se laissa pas le moins du monde décontenancer par le regard scrutateur du docteur et par ses questions directes. D’ailleurs, pas un instant avant cet entretien elle n’avait paru douter que le Dr Dawson l’acceptât. D’autres auraient pu prendre cela pour de l’impertinence – je n’y voyais, quant à moi, qu’une preuve extraordinaire de volonté.
Nous entrâmes dans la chambre de miss Halcombe qui sommeillait. Lady Glyde fronça les sourcils en rendant son salut à Mrs Rubelle.
Pendant les cinq jours qui suivirent, je surveillai les faits et gestes de celle-ci, mais ne pus en toute honnêteté trouver rien à y redire. Lady Glyde, de son côté, n’eut pas à se plaindre d’elle, et nous ne la vîmes jamais échanger avec le comte un mot qui aurait pu nous sembler mystérieux. Elle faisait prendre à miss Halcombe les médicaments tels que les ordonnait le médecin ; bref, elle remplissait sa tâche avec discrétion et conscience.
La pauvre demoiselle restait dans une sorte de torpeur d’où elle sortait parfois pour y retomber aussitôt, et elle avait des accès de fièvre qui la faisaient parfois divaguer. Mrs Rubelle, – reconnaissons ses qualités – savait à chaque moment ce qu’il convenait de faire pour le bien de la malade. On aurait peut-être pu lui reprocher de ne parler jamais d’elle-même, et de soigner sa malade sans écouter les conseils des autres, sûre de bien faire.
Quatre jours après l’arrivée de Mrs Rubelle, le comte partit pour Londres, afin d’y régler certaines affaires. En ma présence, il fit maintes recommandations à lady Glyde.
– Faites encore confiance au Dr Dawson pendant deux ou trois jours, dit-il. Mais si alors il n’y a décidément pas d’amélioration, demandez une consultation avec un spécialiste de Londres ; cet âne de médecin devra bien l’accepter. Blessez les sentiments du Dr Dawson, mais sauvez miss Halcombe ! Je vous parle en ce moment du fond de mon cœur !
Malgré la bienveillance du comte, lady Glyde, à bout de nerfs, tremblait de la tête aux pieds. Sans répondre quoi que ce fût, elle le laissa partir. Puis, elle se tourna vers moi :
– Oh ! Mrs Michelson, fit-elle, j’ai le cœur brisé quand je pense à ma sœur ! Et je n’ai personne qui pourrait me conseiller ! Croyez-vous que le médecin se trompe ? Il m’a dit lui-même ce matin que l’état de santé de ma sœur n’inspirait aucune crainte, et qu’il n’était pas nécessaire de faire venir un autre médecin.
– Malgré tout le respect que j’ai pour le Dr Dawson, répondis-je, à la place de Madame je suivrais le conseil du comte.
Lady Glyde se détourna brusquement, avec un air de découragement, de détresse, que je ne m’expliquai pas.
– Suivre le conseil du comte ! murmura-t-elle. Dieu nous vienne en aide ! Le conseil du comte !…
Le comte fut absent près d’une semaine.
Sir Percival, désemparé par le départ momentané de Sa Seigneurie, sortait, rentrait et retournait aussitôt dans le parc, car la maison était lugubre. Plusieurs fois par jour, il s’inquiétait de la santé de miss Halcombe, également de celle de lady Glyde, Madame allant de moins en moins bien, il semblait en souffrir sincèrement. À ce moment-là un clergyman, un ami, aurait pu l’aider. Mais il se trouva tout seul.
La comtesse et sir Percival semblaient s’éviter : la comtesse se faisait servir à dîner à l’heure du lunch et, le soir, elle remontait toujours dans la chambre de miss Halcombe, bien que Mrs Rubelle ait refusé son aide. Sir Percival dînait donc seul, et j’ai entendu William dire que son maître, depuis quelques jours, mangeait moins et buvait davantage.
Un léger mieux se manifesta dans l’état de miss Halcombe au bout de quelques jours, et le Dr Dawson se montra satisfait. Nous eûmes à nouveau confiance en lui, d’autant plus qu’il assura à lady Glyde que lui-même aurait demandé un spécialiste s’il avait eu le moindre doute.
Seule, la comtesse paraissait encore inquiète et elle attendait avec impatience son mari qui devait revenir trois jours plus tard. Ils correspondaient régulièrement et formaient un couple exemplaire.
Un soir, Mrs Rubelle et moi nous observâmes une aggravation subite, mais nous n’en dîmes rien à lady Glyde qui s’était endormie, épuisée par la fatigue et l’angoisse, sur le sofa du petit salon. Lorsque, un peu plus tard, le Dr Dawson vint voir la malade, son visage s’altéra. Il demanda qu’on aille lui chercher sa trousse, que l’on prépare des désinfectants à brûler dans la chambre et qu’on lui fasse un lit dans la maison pour cette nuit.
– La fièvre est-elle devenue infectieuse ? demandai-je.
– Je le crains, nous serons fixés demain matin.
Lady Glyde fut laissée dans l’ignorance et, vu son état de dépression, l’entrée de la chambre lui fut interdite.
Le lendemain, vers 11 h, le docteur envoya chercher un spécialiste de Londres.
Entre-temps, le comte était rentré de voyage. Il voulut voir la malade immédiatement. La pauvre miss Halcombe ne reconnaissait plus personne et prenait ses amis pour ses ennemis. Lorsque le comte approcha de son lit, elle le fixa d’un regard exprimant une telle frayeur que je m’en souviendrai jusqu’à ma mort. Après lui avoir pris le pouls, il la regarda avec attention et, se retournant vers nous, il déclara calmement : « C’est le typhus ! »
– Ce n’est pas le typhus ! protesta le Dr Dawson. Je n’admets pas cette intrusion… Personne n’a le droit ici de faire un diagnostic. Sinon moi ! J’ai fait mon devoir, j’ai demandé un médecin de Londres en consultation. Je discuterai avec lui et avec personne d’autre ! J’insiste pour que vous sortiez de cette chambre, monsieur.
– J’y suis entré par humanité. La fièvre a dégénéré en typhus à cause de votre traitement débilitant et, si cette pauvre jeune fille en meurt, j’irai témoigner en justice que vous en êtes le responsable !
À ce moment-là, la porte du petit salon s’ouvrit, et lady Glyde parut.
– Je veux entrer, et j’entrerai, déclara-t-elle avec fermeté.
Au lieu de l’arrêter, le comte s’écarta pour la laisser passer. Cet homme scrupuleux n’oubliait jamais rien ; mais sans doute, dans la surprise du moment, oublia-t-il le danger de contagion. Je lui avais pourtant dit quelques instants auparavant que le médecin avait défendu à lady Glyde, très faible elle-même, de venir près de la malade.
Le Dr Dawson eut plus de présence d’esprit.
– Je suis sincèrement navré, dit-il à lady Glyde en s’avançant vers elle, mais la fièvre est peut-être infectieuse. Jusqu’à preuve du contraire, je vous prierai de ne plus entrer dans cette chambre.
La pauvre dame s’évanouit ; la comtesse et moi l’emportâmes chez elle, où elle revint bientôt à elle, et me fit chercher le Dr Dawson, désirant lui parler immédiatement. Il l’apaisa en lui annonçant la prochaine visite d’un spécialiste.
Celui-ci arriva en effet vers 5 h. C’était un homme plus jeune que le Dr Dawson. Il déclara que c’était bien le typhus, et ajouta ne pouvoir se prononcer, quant à la guérison, avant quelques jours.
Mrs Rubelle joignit les mains devant elle et me regarda en souriant d’un sourire très significatif. Le comte n’aurait pas eu l’air plus satisfait en entendant confirmer son propre diagnostic.
Les deux médecins se retirèrent pour se consulter.
Nous passâmes de bien pénibles journées. L’état de miss Halcombe empirant de plus en plus, la comtesse Fosco et moi relayions tour à tour la garde de Mrs Rubelle.
Lady Glyde se remit très rapidement, et fit preuve d’une volonté extraordinaire. Elle voulut venir dans la chambre de la malade deux ou trois fois par jour, afin de voir miss Halcombe de ses propres yeux, mais promit de ne pas trop s’approcher du lit. Le Dr Dawson céda à sa requête, toute discussion étant impossible avec elle.
Il n’y eut plus de dispute entre le Dr Dawson et le comte, celui-ci prenant des nouvelles par intermédiaire, et restant tout le temps en bas, avec sir Percival.
Le cinquième jour, le spécialiste nous donna quelque espoir et ajouta que le dixième jour serait décisif. Dans l’intervalle, le comte partit pour Londres un matin et revint le soir même.
Le dixième jour, le spécialiste fit sa troisième visite et déclara tout danger écarté. Miss Halcombe avait maintenant besoin de repos et de soins attentifs en attendant la guérison complète.
L’émotion que lui donna cette bonne nouvelle fut trop forte pour lady Glyde, déjà si ébranlée : elle dut garder la chambre. Le Dr Dawson lui ordonna également un repos complet, suivi d’un changement d’air, si possible.
Le lendemain, une sérieuse altercation eut lieu entre le comte et le Dr Dawson. Ce dernier quitta la maison. Quoique la convalescence de miss Halcombe ne nécessitât pas les soins continus d’un médecin, j’aurais préféré avoir de temps à autre la visite soit de l’un, soit de l’autre. J’en fis la remarque à sir Percival qui me répondit qu’en cas de rechute il serait toujours temps d’aviser, et que, en attendant, nous disposions des conseils du comte Fosco. D’autre part, lady Glyde devait, m’apprit-on, ignorer tout du départ définitif du docteur. Peut-être était-ce pour son bien ? Néanmoins, cette étrange situation me mit mal à l’aise et je fus littéralement bouleversée lorsque, le jour même, sir Percival me fit appeler dans la bibliothèque. Le comte se trouvait avec lui quand j’entrai, il se leva immédiatement et sortit, nous laissant seuls.
– Je désire vous faire part d’une décision que j’ai prise, me dit sir Percival. Aussitôt que lady Glyde et miss Halcombe seront en état de voyager, elles partiront pour Limmeridge House. Le comte et la comtesse vont aller s’installer aux environs de Londres. Comme je compte partir moi-même en voyage et que les dépenses ici sont trop lourdes pour mon budget, j’ai décidé de vendre les chevaux, à l’exception d’un seul, et de renvoyer le personnel. Vous savez que je ne fais jamais les choses à moitié : avant 24 heures, je désire que tous ceux qui sont inutiles ici soient partis !
J’étais pétrifiée de surprise.
– Voulez-vous dire, sir Percival, que je dois renvoyer le personnel sans lui donner un mois de préavis ?
– Exactement ! Avant un mois, nous serons tous partis sans doute, et je ne désire pas laisser les domestiques ici dans l’oisiveté.
– Mais en attendant, qui va faire la cuisine, sir Percival ?
– Margaret Porcher sait cuisiner. Elle suffira avec une femme de ménage pour les nettoyages. Elle est bâtie comme un cheval, qu’elle travaille comme un cheval !
– Excusez-moi, sir Percival, si je me permets de vous faire remarquer que, si les domestiques partent demain sans préavis, on devra leur payer un mois de gages.
– Payez-leur un mois de gages ! Cela coûtera moins cher qu’un mois de gloutonnerie à l’office !
Cette observation me blessa profondément. Seules la charité chrétienne et l’idée d’abandonner lady Glyde et miss Halcombe à leur sort m’empêchèrent de quitter, moi aussi, le service de sir Percival. Je me levai.
– Après cette dernière remarque, sir Percival, je n’ai plus rien à dire, répondis-je avec dignité. Vos ordres seront exécutés.
Les domestiques partirent le lendemain.
Les grooms et les garçons d’écurie furent envoyés à Londres avec tous les chevaux sauf un. Je restai seule avec Margaret Porcher et le jardinier.
Dans une maison déserte, avec deux malades et sans l’aide d’un médecin, il y avait de quoi perdre la tête. Je priai Dieu pour qu’elles soient vite en état de quitter Blackwater et que je puisse partir, moi aussi.