Deux jours après le départ du personnel, sir Percival me fit de nouveau appeler. L’insulte qu’il m’avait lancée – je suis heureuse de le faire remarquer – ne m’empêcha pas de rendre le bien pour le mal en me conformant à ses ordres avec autant de promptitude et de respect que d’ordinaire. Mais j’avoue que ce fut un sacrifice pour ma fierté. Le comte se trouvait encore avec lui, mais, cette fois, il prit part à l’entretien. Il m’expliqua qu’avant peu de jours lady Glyde et miss Halcombe seraient en état de voyager, mais qu’avant de les laisser partir pour Limmeridge il estimait qu’un bref séjour à la mer leur ferait du bien.
Il me pria donc de me rendre à Torquay, afin d’y trouver un logement convenable pour ces dames. J’objectai qu’il n’y aurait personne en mon absence pour soigner les deux malades, mais sir Percival me répondit que la comtesse et Margaret Porcher suffiraient avec Mrs Rubelle. Quant au comte et à lui-même, des affaires à régler les retenaient à Blackwater Park. Il fut donc décidé que je partirais le lendemain. Le comte m’avait mis sur papier les conditions requises pour l’appartement et sir Percival y avait ajouté un prix maximal.
En lisant cette note, je me rendis tout de suite compte que les conditions étaient impossibles, mais c’était un ordre et je m’inclinai.
Lorsque je quittai miss Halcombe, elle paraissait encore terriblement anxieuse. Pourtant, ses forces lui revenaient rapidement. Je la laissai à la garde de Mrs Rubelle. J’allai ensuite frapper à la porte de lady Glyde, pour dire au revoir à Madame. Mais la comtesse, qui restait tout le temps auprès d’elle, me répondit qu’elle était encore trop faible pour me recevoir.
Comme la voiture m’emmenait, je rencontrai dans l’allée sir Percival et le comte. Je les saluai, et quittai donc Blackwater Park, laissant Margaret Porcher pour tout personnel.
N’importe qui, à ma place, eût alors éprouvé comme moi le sentiment qu’il se passait quelque chose, non seulement d’inaccoutumé, mais d’assez suspect. Pourtant, je le répète, il me fallait partir puisqu’on me l’ordonnait.
Je revins après trois jours, mon voyage ayant été absolument inutile comme je l’avais prévu. Lorsque j’en fis part à sir Percival, il ne parut pas étonné et m’écouta à peine. Il m’annonça alors que le comte et la comtesse étaient partis pour leur résidence de St John’s Wood près de Londres, sans m’expliquer la raison de ce départ précipité. Comme je lui demandais qui s’était occupé de lady Glyde, la comtesse une fois partie, il me répondit que Margaret était entièrement à son service. Margaret Porcher !
Je me dirigeai d’abord vers la chambre de lady Glyde que je trouvai mieux. Quoique nerveuse et inquiète de n’avoir pas reçu le petit message quotidien que miss Halcombe lui faisait parvenir, elle se sentait capable de s’habiller. Je l’y aidai.
Nous nous dirigeâmes ensuite vers la chambre de miss Halcombe.
Sir Percival nous attendait sur le palier.
– Où allez-vous ? demanda-t-il à lady Glyde.
– Chez Marian.
– Je vous épargnerai une déception en vous disant que vous ne la trouverez pas dans sa chambre. Elle est partie avec le comte et la comtesse Fosco, hier matin.
Lady Glyde blêmit en s’appuyant contre le mur. J’étais moi-même toute bouleversée.
– Dans son état de santé, sir Percival, et sans prévenir lady Glyde ! m’exclamai-je enfin.
– C’est impossible ! s’écria cette dernière, avançant de quelques pas. Où était le Dr Dawson ?
– Le docteur n’était pas là, puisqu’il a quitté volontairement la maison depuis plusieurs jours, ce qui prouve que votre sœur était assez forte pour voyager. Allez voir dans sa chambre, si vous ne me croyez pas… Allez voir dans toutes les chambres !
Je suivis partout lady Glyde – elle ne voulait pas que je la quitte un instant, mais nous ne vîmes personne.
– Qu’est-ce que cela signifie, sir Percival ? demanda-t-elle d’un ton ferme en revenant vers son mari et en le regardant dans les yeux.
– Je vous l’ai dit, cela signifie que miss Halcombe, se sentant assez forte pour accompagner Mr et Mrs Fosco, est partie avec eux et Mrs Rubelle pour Londres hier matin, et qu’aujourd’hui Fosco et Mrs Rubelle la conduiront à Limmeridge.
– Mais pourquoi est-elle partie sans me dire au revoir ? demanda lady Glyde d’une voix tremblante.
– Parce qu’elle a voulu vous éviter des émotions inutiles, puisque votre oncle désirait la voir seule avant de vous recevoir et qu’elle ne pouvait pas vous emmener. Vous avez pourtant lu la lettre que Mr Fairlie lui a écrite au moment où elle est tombée malade. Alors pourquoi cet air surpris ?
– Marian ne m’a encore jamais abandonnée ! murmura lady Glyde, les yeux remplis de larmes.
– Allons ! Soyez raisonnable ! Si vous avez encore d’autres questions à me poser, venez à la salle à manger. Toutes ces scènes me fatiguent, j’ai besoin d’un verre de vin.
La façon de faire de sir Percival m’étonna. Il paraissait aussi troublé que sa femme. J’essayai de persuader lady Glyde de rentrer dans sa chambre ; j’essayai de la rassurer en lui rappelant que l’énergie étonnante de miss Halcombe l’aiderait, même à peine convalescente, à supporter le voyage.
– Non ! me dit-elle avec agitation. Il est arrivé quelque chose à Marian, il faut que je la suive ! Venez avec moi chez sir Percival, Mrs Michelson.
J’hésitai, mais elle me prit par le bras, me forçant à descendre avec elle. Lorsque nous entrâmes dans la salle à manger, sir Percival me lança un regard furieux.
Je m’excusai de mon intrusion, mais il m’interrompit brusquement :
– Croyez-vous qu’il y ait des secrets dans cette maison, Mrs Michelson ? me dit-il sèchement. Il n’y a rien à cacher, ni ici… ni ailleurs !
Après ces étranges paroles, il se remplit encore un verre de vin qu’il avala d’un seul trait, puis demanda à lady Glyde ce qu’elle désirait.
– Si ma sœur est en état de voyager, je le suis aussi, dit-elle avec fermeté. Aussi, je vous prie de me laisser partir par le train de cet après-midi.
– Il faut attendre demain… à moins qu’il n’y ait contrordre, répondit sir Percival. Je vais prévenir Fosco.
En disant ces mots, il leva son verre qu’il examina à la lumière, au lieu de regarder sa femme, ce que je trouvai très impoli pour un homme de son rang.
– Pourquoi prévenir le comte Fosco ? demanda lady Glyde.
– Afin qu’il vienne vous chercher au train de midi et vous emmène loger chez votre tante à St John’s Wood.
Je sentis la main de lady Glyde trembler sur mon bras, tandis qu’elle répondait :
– Ce n’est pas nécessaire, je ne désire pas loger à Londres !
– Il le faut !… Le voyage est trop fatigant à faire d’une traite et, comme vous ne pouvez aller à l’hôtel toute seule, Fosco a aimablement offert de vous héberger une nuit et votre oncle a accepté. Tenez, voici sa lettre. J’ai oublié de vous la faire remettre ce matin.
Lady Glyde me passa la lettre en me priant de la lui lire, car la feuille de papier tremblait dans ses doigts.
– Je ne veux pas aller chez le comte, s’écria-t-elle avant même que j’aie achevé de lire le billet ; je vous en prie, ne lui écrivez pas !
Sir Percival but un nouveau verre de vin.
– Et pourquoi ? Je voudrais le savoir vraiment ! cria-t-il en colère. Où pouvez-vous être mieux que chez votre tante ?… D’ailleurs… cela suffit ! Si vous n’avez pas de bon sens… les autres en auront pour vous ! Vous ferez ce que miss Halcombe a fait…
– Marian !… Loger chez le comte Fosco !…
– Oui !… Et ne me faites pas regretter de vous laisser partir !
Il se leva et sortit en faisant claquer la porte.
– Je crois qu’il vaut mieux que nous n’attendions pas qu’il revienne, dis-je tout bas. Il a peut-être bu trop de vin !
Comme un automate, elle me suivit sans répondre. En vain tentai-je à nouveau de la rassurer, elle avait une terreur incompréhensible d’aller loger chez le comte Fosco.
– Jamais, vous ne me ferez croire que ma sœur a logé volontairement chez lui, déclara-t-elle. L’horreur que j’éprouve pour cet homme est telle que rien de ce que sir Percival peut me dire ou de ce que mon oncle peut m’écrire ne pourrait me décider à aller loger chez lui, s’il ne dépendait que de moi. Mais, pour rejoindre Marian, j’irais n’importe où, et même chez lui !
Je lui fis remarquer que, d’après l’explication de sir Percival, miss Halcombe devait déjà être partie pour Limmeridge.
– Si c’était vrai ! répondit-elle. Mais j’ose à peine le croire… Si, réellement, elle est déjà à Limmeridge, je suis résolue à ne pas aller chez le comte Fosco demain soir. Mon ancienne gouvernante, ma chère Mrs Vesey – je vous ai souvent parlé d’elle, n’est-ce pas ? –, habite près de Londres, et je vais lui écrire que j’irai passer la nuit chez elle. Comment j’y arriverai, je n’en sais rien, et je ne sais pas comment j’éviterai le comte, mais je veux à tout prix lui échapper, si ma sœur est à Limmeridge. Le seul service que je vous demande, Mrs Michelson, est de veiller à ce que ma lettre à Mrs Vesey parte ce soir. J’ai des raisons de n’avoir plus confiance dans le sac postal du hall. Voulez-vous garder mon secret, et me rendre ce service ? Ce sera peut-être la dernière faveur que je vous demanderai.
Je craignais que les facultés de lady Glyde ne fussent un peu ébranlées par toutes ces émotions, mais je finis par consentir et portai moi-même la lettre au village, ce soir-là.
Maintenant que je sais ce qui devait se passer ensuite, je remercie le Ciel de m’avoir inspirée : pendant sa dernière journée passée à Blackwater Park, je ne contrariai en rien les désirs de lady Glyde.
Comme elle m’en pria, je dormis dans la chambre voisine de la sienne, en laissant la porte ouverte. Elle veilla tard, lisant des lettres, puis les brûlant, ôtant de ses tiroirs certains objets auxquels elle tenait particulièrement – comme si, vraiment, elle croyait ne jamais revenir à Blackwater Park !
Lorsque, enfin, elle se mit au lit, son sommeil fut agité ; dans ses cauchemars, elle éclata en sanglots à plusieurs reprises.
Le lendemain s’annonça ensoleillé et doux. Après le petit déjeuner, sir Percival vint nous prévenir que la voiture serait devant la porte à 11 h 45, le train étant à 12 h 20. Il informa lady Glyde qu’il était obligé de sortir, mais il espérait, dit-il, être rentré avant son départ.
– Si par hasard, ajouta-t-il encore, j’étais retenu plus longtemps que je ne le prévois, Mrs Michelson vous accompagnera à la gare. Mrs Michelson, veillez à ce que lady Glyde ne manque pas le train !
Comme il sortait de la chambre sans avoir levé les yeux sur elle, lady Glyde s’avança vers lui en lui tendant la main.
– Je ne vous verrai plus, dit-elle en appuyant sur les mots. Ce sont nos adieux… peut-être pour toujours… Voulez-vous essayer de me pardonner comme je vous pardonne, Percival ?
Son visage devint livide et de grosses gouttes de sueur perlèrent sur son front.
– Je reviendrai avant votre départ, dit-il sans prendre la main de sa femme, et il sortit comme un fou.
Je n’ai jamais aimé sir Percival, mais la façon dont il traita sa femme me rendit honteuse d’avoir mangé son pain et logé sous son toit. Je voulus dire à ma pauvre maîtresse quelques paroles de consolation chrétienne, mais ses traits avaient une telle expression tandis qu’elle fixait du regard la porte par laquelle son mari était sorti, que je me tus.
À l’heure dite, la voiture était annoncée. Mais lady Glyde avait eu raison : sir Percival ne revint pas. Nous arrivâmes à la gare 2 minutes avant le départ du train. Lorsque je dis au revoir à lady Glyde sur le quai, elle mit la main sur son cœur, comme prise d’une terreur subite.
– Que je voudrais que vous veniez avec moi ! dit-elle en serrant convulsivement mon bras. Je n’oublierai pas ce que vous avez fait pour ma sœur et pour moi, Mrs Michelson. Merci et que Dieu vous bénisse !
À l’entendre, j’eus les larmes aux yeux ; elle avait prononcé ces mots comme si elle me disait adieu pour toujours.
– Adieu, Madame, murmurai-je en l’aidant à monter en voiture, je vous souhaite des temps meilleurs !
Que n’avait-elle exprimé plutôt son désir de me voir l’accompagner ! J’aurais eu fait en quelques heures mes préparatifs de départ, si même cela m’avait obligée à quitter définitivement le service de sir Percival. Mais, à présent, il était trop tard…
– Croyez-vous aux rêves ? fit-elle encore en se penchant à la portière. J’ai fait des rêves affreux, la nuit dernière… Je n’en suis pas encore remise…
Le train s’ébranla, elle agita la main… puis je ne la vis plus… Je retournai à Blackwater Park.
Vers 5 h de l’après-midi, mes devoirs, devenus nombreux, m’ayant laissé quelques loisirs, je descendis au jardin. Sir Percival n’était pas encore rentré.
J’avais à peine fait quelques mètres que j’aperçus devant moi le dos d’une femme cueillant des fleurs. Intriguée, je m’approchai et, à ma grande stupéfaction, je reconnus Mrs Rubelle.
Tandis que je restais pétrifiée, elle s’avança vers moi d’un air calme, un bouquet de fleurs à la main.
– Qu’y a-t-il, madame ? me demanda-t-elle tranquillement.
– Vous, ici ! m’exclamai-je. Vous n’êtes donc pas partie pour Londres puis pour le Cumberland avec miss Halcombe ?
– Ni miss Halcombe ni moi n’avons quitté Blackwater Park ! dit-elle en éclatant de rire.
Je songeai au choc affreux que ressentirait lady Glyde en ne retrouvant pas sa sœur et n’eus pas le courage d’articuler une parole.
Tout à coup, j’entendis Mrs Rubelle qui disait :
– Voici sir Percival revenu de sa promenade à cheval !
Je levai la tête comme hallucinée et le vis s’avancer vers nous, fouettant sans pitié les fleurs sur son passage. Lorsqu’il fut près de moi, il éclata d’un rire sarcastique en donnant un coup de stick sur sa botte :
– Eh bien ? Mrs Michelson, vous avez enfin deviné ?
Puis, s’adressant à Mrs Rubelle :
– Quand vous êtes-vous montrée ?
– Il y a à peine une heure, monsieur. Vous m’aviez dit que je pourrais reprendre ma liberté dès que lady Glyde serait partie.
– C’est parfait !
Puis, s’adressant de nouveau à moi :
– Vous ne pouvez le croire, n’est-ce pas ? me dit-il, railleur. Venez voir par vous-même.
Se dirigeant vers la maison, il me montra du bout de sa badine le premier étage de l’aile qui n’était pas habitée.
– Vous connaissez les anciennes chambres « élisabéthaines », n’est-ce pas ? Eh bien, miss Halcombe est douillettement installée dans l’une d’elles ! Mrs Rubelle, conduisez Mrs Michelson, voulez-vous ? Ainsi, elle verra de ses propres yeux que, cette fois, nous ne l’avons pas trompée !
J’étais indignée et révoltée tout à la fois. Ma dignité et mon devoir envers lady Glyde m’empêchaient de rester une heure de plus au service d’un homme qui s’était ainsi joué de nous.
– Je voudrais vous dire d’abord un mot en particulier, sir Percival, dis-je. Je suivrai ensuite cette personne dans la chambre de miss Halcombe.
Mrs Rubelle, que j’avais désignée d’un simple mouvement de tête, renifla ses fleurs avec insolence et s’en alla vers la maison.
– Eh bien ? demanda sir Percival avec humeur. Qu’y a-t-il encore ?
– Je désire vous faire savoir, Monsieur, que je démissionne sur-le-champ de l’emploi que j’occupe à Blackwater Park.
Enfonçant ses deux mains dans les poches de son veston, il me lança un regard noir.
– Et pourquoi, s’il vous plaît ?
– Ce n’est pas à moi d’émettre une opinion sur ce qui s’est passé dans cette maison, Monsieur, et je ne désire offenser personne. Mais j’estime qu’il est de mon devoir de ne pas rester plus longtemps à votre service.
– C’est votre devoir sans doute d’avoir un air soupçonneux à mon égard ! cria-t-il. À cause des caprices de lady Glyde qui, vous le savez comme moi, ne serait jamais partie si elle avait su que sa sœur était encore ici ! J’ai agi pour son bien, un changement d’air lui était ordonné… Allez-vous-en, si vous voulez, il existe des centaines de gouvernantes qui vous valent !… Mais ne vous avisez pas de me dénigrer ! Allez voir si miss Halcombe n’est pas aussi bien soignée de ce côté-là de la maison que de l’autre. Et osez dire quelque chose contre moi !
Son air menaçant ne pouvait changer ma résolution.
– J’ai toujours su me conduire, sir Percival, et…
– Quand désirez-vous partir ? interrompit-il brusquement.
– Le plus tôt possible, à votre convenance, Monsieur.
– Ma convenance n’a rien à voir là-dedans, je pars en voyage demain matin et puis régler vos gages ce soir si vous le désirez. Mais si vous vous préoccupez de ce que l’on peut encore attendre de vous, pensez à miss Halcombe. Mrs Rubelle part aujourd’hui, elle doit être à Londres ce soir. Miss Halcombe n’aura plus une âme pour s’occuper d’elle !
Je ne pouvais pas abandonner miss Halcombe. Après m’être assurée du départ de Mrs Rubelle et avoir obtenu de sir Percival la permission de faire revenir le Dr Dawson, je consentis à rester à Blackwater Park pendant quelque temps encore. Il fut aussi convenu que je préviendrai l’avocat de sir Percival huit jours avant mon départ.
Sir Percival me tourna alors brusquement le dos, et je me dirigeai vers Mrs Rubelle qui, avec une parfaite indifférence, m’attendait sur le seuil de la porte d’entrée.
J’avais à peine fait quelques pas quand sir Percival, qui était parti dans la direction opposée, se retourna soudain et me rappela.
– Pourquoi voulez-vous quitter mon service ? fit-il.
Cette question me parut si bizarre, après l’entretien que nous venions d’avoir, que je ne sus que répondre.
– J’ignore pourquoi vous partez ! reprit-il. Mais vous devrez, je suppose, donner une raison à ce départ lorsque vous entrerez dans une autre place. Alors, quelle raison donnerez-vous ? La dispersion de la famille, n’est-ce pas ?
– Pourquoi pas, Monsieur ?
– Parfait ! C’est tout ce que je désirais savoir. Aux gens qui vous questionneront avant de vous engager, vous répondrez que vous êtes partie d’ici à cause de la dispersion de la famille !
Il s’éloigna à nouveau avant que je n’eusse pu prononcer un mot. Il marchait rapidement vers le fond du parc. Ses manières étaient aussi surprenantes que son langage.
J’avoue qu’il m’inquiétait.
Mrs Rubelle elle-même devenait impatiente lorsque je la rejoignis.
Par la partie habitée de la maison et après m’avoir fait monter l’escalier, elle me conduisit jusqu’au bout du couloir du premier étage, où elle ouvrit une porte qui donnait accès à l’autre aile. Puis, me montrant la porte d’une chambre, elle me tendit une clé. Avant d’entrer, j’expliquai à Mrs Rubelle que, désormais, j’entendais m’occuper seule de miss Halcombe.
– J’en suis fort heureuse, me dit-elle, car avant une demi-heure je serai partie d’ici. Bonjour, madame !
Elle s’en alla en chantonnant, et je ne la vis plus.
Lorsque j’entrai dans la chambre, miss Halcombe dormait dans le grand lit démodé et sévère. Je la regardai avec anxiété, mais je dus constater qu’elle paraissait aller beaucoup mieux. Elle avait été bien soignée durant mon absence, il fallait le reconnaître. La chambre était sombre et poussiéreuse, mais la fenêtre grande ouverte laissait entrer l’air frais. L’endroit avait été rendu aussi confortable que possible. Toute la cruauté de sir Percival semblait s’être portée sur lady Glyde. Tout le mal qu’il avait fait à miss Halcombe – en complicité sans doute avec Mrs Rubelle – avait été de la cacher ici.
Laissant sommeiller tranquillement miss Halcombe, je descendis chez le jardinier et lui demandai, après qu’il aurait conduit Mrs Rubelle à la gare, de passer chez le Dr Dawson pour le prier de venir. Je savais que celui-ci ne me refuserait pas une visite, et que nous le reverrions souvent, une fois qu’il aurait appris le départ du comte Fosco…
Un peu souffrant lui-même, il me fit répondre qu’il viendrait le lendemain, si cela lui était possible.
Je demandai alors au brave jardinier de me rendre le service de venir dormir dans une chambre contiguë, cette nuit-là, afin d’être à portée de ma voix en cas de besoin.
Je remercie le Ciel d’avoir pris cette précaution, car, vers minuit, sir Percival l’appela d’une voix tonitruante. Je fermai les portes de communication afin que le bruit ne puisse réveiller miss Halcombe.
Lorsque le jardinier revint une demi-heure après, il me raconta qu’il avait trouvé son maître dans un état de nervosité folle comme s’il était pris de panique ; paraissant fort en colère, il jurait qu’il ne resterait plus une minute de plus dans le cachot qu’était devenu pour lui sa propre maison. Puis il lui avait ordonné d’atteler la voiture, de descendre les bagages et il était parti ensuite comme un fou dans la nuit.
Deux jours plus tard, un garçon d’écurie de l’auberge de Knowlesbury, localité voisine, ramena la voiture. Sir Percival s’y était arrêté après une course effrénée et avait continué son voyage en train, vers une destination inconnue.
Je ne sus plus rien de sir Percival, et j’ignore encore si, en ce moment, il est en Angleterre ou à l’étranger.
Ici se termine le rôle que j’ai joué dans la triste histoire de cette famille. Que je dise encore, pourtant, que, lorsqu’elle se réveilla et qu’elle me vit à son chevet, miss Halcombe ignorait elle-même comment elle se trouvait dans cette autre aile de la maison. Au moment où on l’y avait transportée, elle était profondément endormie – mais elle ne savait pas si son sommeil était naturel ou dû à une drogue. Elle avait naturellement interrogé Mrs Rubelle afin de savoir comment tout cela s’était passé, mais cette dernière avait refusé de répondre à ses questions. Cela mis à part, Mrs Rubelle avait été parfaite dans les soins dont elle l’avait entourée.
Je n’ai pas, me dit-on (et j’en suis bien aise) à raconter ici comment miss Halcombe apprit le départ de lady Glyde, et une affreuse nouvelle qui nous parvint bientôt après. Dans les deux cas, je pris toutes les précautions pour préparer doucement la pauvre demoiselle ; le Dr Dawson m’aida de ses conseils, mais dans la dernière circonstance seulement, sa mauvaise santé l’empêchant de venir à Blackwater Park le lendemain et le surlendemain du jour où je l’avais fait appeler. Ce fut certes un temps d’épreuves ! Je tentai de consoler et de réconforter miss Halcombe, lui rappelant sa foi en Dieu et je fis appel à tout son courage. Je ne la quittai pas avant qu’elle ne fût complètement rétablie et capable de voyager. Ce fut le même train qui nous emporta toutes deux loin de cette lugubre demeure. À Londres, nous nous séparâmes, avec quelle tristesse miss Halcombe partait pour Limmeridge, dans le Cumberland ; quant à moi, une parente m’attendait chez elle, à Islington.
J’ajouterai deux choses encore.
D’abord, que la conduite du comte Fosco a fait naître, dans certains esprits, de très lourds soupçons. Pour moi, j’affirme ici que ma confiance reste la même : je suis convaincue de l’innocence du comte.
Ensuite, je désire que l’on sache combien je regrette de ne pouvoir préciser le jour où lady Glyde quitta Blackwater Park pour Londres. Cette date, me dit-on, est de la plus grande importance dans cette histoire ; j’ai fouillé en vain ma mémoire. Est-il étonnant que je me souvienne mal, quand on songe aux événements terribles et troublants survenus après le départ de lady Glyde ?