L'Histoire continue, racontée par Frederick Fairlie, Esquire, de Limmeridge House

C’est le grand malheur de ma vie que personne ne consente à me laisser vivre en paix !

Qu’ai-je fait pour mériter d’être perpétuellement dérangé ? Le comble : on me demande maintenant d’écrire ce récit !… Comme si un homme dans un état nerveux tel que le mien en était capable. Lorsque je risque une telle objection, on me répond que, ayant été le témoin de graves événements qui concernent ma nièce, je suis la personne toute désignée pour les raconter. Et l’on me menace des pires ennuis si je ne m’y résigne pas !

Il faut donc que je m’exécute, mais… si je ne me souviens pas de tout, il faudra bien que Louis vienne à mon secours. C’est un âne et je suis un infirme, ce sera joli comme résultat ! Quelle humiliation !

 

Cela se passait vers la mi-juin ou le début de juillet.

Je me proposais de passer une matinée tranquille au milieu de mes collections, quand naturellement Louis vint me déranger. Une certaine personne du nom de Fanny désirait me voir.

– Qui est Fanny ? demandai-je agacé.

– La femme de chambre de lady Glyde, monsieur.

– Que désire-t-elle ?

– Vous remettre une lettre, monsieur.

– Prenez-la !

– Elle refuse de la donner à personne d’autre que vous, monsieur.

– De qui est cette lettre ?

– De miss Halcombe, monsieur.

Devant ce nom, je m’inclinai, car je ne lutte jamais contre miss Halcombe ; cela m’évite du bruit : chère Marian !

– Faites entrer, Louis, et veillez surtout à ce que ses souliers ne craquent pas, j’ai horreur de cela !

Louis me rassura et la fit entrer.

Je dois reconnaître que ses souliers étaient silencieux, mais pourquoi les jeunes servantes ont-elles toujours – oui, toujours – les mains moites, un gros nez, et des joues rouges ?

– Vous avez une lettre de miss Halcombe pour moi ? Déposez-la sur la table, s’il vous plaît. Comment va-t-elle ?

– Très bien, merci, monsieur.

– Et lady Glyde ?

Elle ne répondit pas, mais son visage se congestionna et devint humide, me sembla-t-il, autour des yeux. Larmes ou transpiration ? Je l’ignore. Louis qui s’y connaît mieux que moi dans cette sorte de gens, m’affirma que c’étaient de vraies larmes. Je déteste les pleurs, aussi demandai-je à Louis de lui faire dire pourquoi elle pleurait.

Pendant quelques minutes, ils parlèrent un jargon incompréhensible, qui, je dois le reconnaître, m’amusa un moment, même si je n’y entendais rien, mais dont je vous fais grâce. D’après ce que mon valet me rapporta ensuite, j’en conclus que ladite Fanny avait été renvoyée du service de sa maîtresse par son patron et qu’elle avait été coucher à l’auberge où miss Halcombe lui avait apporté deux lettres importantes qu’elle avait cachées dans son corsage (je déteste ce genre de détails). Très triste, elle n’avait même pas eu le courage de rien manger jusqu’à l’heure de se coucher ; pourtant, vers 9 h, l’idée lui vint tout à coup de se faire une tasse de thé. (Que d’hésitations vulgaires, sans intérêt : si je les rapporte ici, je n’en suis pourtant pas responsable !) À ce moment-là, elle vit arriver « madame la comtesse », comme elle l’appelle. Il s’agit de ma fatigante sœur qui a épousé un étranger.

Un peu d’eau de Cologne pour me rafraîchir le front avant que je poursuive…

« Madame la comtesse » apportait encore quelques messages que mademoiselle (miss Halcombe) avait oubliés. « Madame la comtesse » se montra pleine d’attentions (cela ne ressemble pas à ma sœur) et s’offrit à faire le thé ; elle-même en prendrait une tasse. Fanny but avec gratitude et s’endormit presque aussitôt. Ici, Louis pense que la fille se remit à pleurer. Pour moi, je n’en sais rien. L’effort d’écouter étant déjà bien assez grand pour moi, j’avais fermé les yeux… Où en étais-je ? Ah, oui !

Quand Fanny se réveilla, la comtesse avait disparu, mais la propriétaire était auprès d’elle. Celle-ci lui expliqua que la visiteuse n’avait pu rester plus longtemps à l’auberge, car il se faisait tard. Se retrouvant seule, elle tâta son corsage (encore une fois !) et y trouva les deux lettres en sécurité, quoiqu’elles fussent chiffonnées. Après avoir passé une mauvaise nuit, elle était partie pour Londres où, dès son arrivée, elle avait mis une des lettres à la poste selon les ordres de miss Halcombe. Ensuite, elle avait pris le train pour Limmeridge et elle m’apportait la seconde lettre.

Ma patience était à bout, j’ouvris les yeux et voulus congédier la servante. Mais elle me parut assez soucieuse. J’eus encore la bonté de lui en demander la cause. Je crus comprendre qu’elle s’inquiétait parce que, s’étant endormie en présence de « madame la comtesse », celle-ci n’avait pas pu lui remettre les messages de miss Halcombe. Et ces messages étaient peut-être très importants pour lady Glyde ! Si elle n’avait pas craint de rencontrer sir Percival, elle serait retournée à Blackwater Park la nuit même ; et si miss Halcombe ne lui avait pas expressément recommandé de prendre le train du matin, elle serait encore restée à l’auberge le lendemain, attendant l’arrivée de quelqu’un. Pourvu que sa maîtresse ne la jugeât pas négligente ! Elle me demanda humblement si je lui conseillais d’écrire à miss Halcombe, en lui expliquant l’incident et en lui présentant ses excuses, afin de la prier d’envoyer sous pli les messages en question, s’il n’était pas trop tard.

– Laissez les choses où elles en sont, répondis-je, usant d’une expression qui s’adaptait au parler de mon interlocutrice. Je laisse toujours les choses où elles en sont. Est-ce tout ?

– Si vous pensez, monsieur, que je prendrais, en écrivant, une trop grande liberté, naturellement, je n’écrirai pas. Mais je tiens à servir ma maîtresse aussi fidèlement que possible et…

J’en avais plus qu’assez ! En la remerciant, je dis à Louis de l’accompagner jusqu’à la porte.

Quelque chose craqua quand elle salua pour sortir.

Louis croit que c’est son corset… Bizarre !

Après m’être reposé un instant, ce dont j’avais réellement besoin, je lus la lettre de Marian. Si j’avais deviné ce qu’elle contenait, je ne me serais pas aventuré à l’ouvrir. En effet, elle me rendit malade pour le reste de la journée.

Rien, à mon avis, ne met mieux en lumière l’odieux égoïsme humain que la manière dont les gens mariés traitent les célibataires, et ce, dans toutes les classes de la société. Si, faisant preuve de délicatesse et d’abnégation, vous avez refusé de créer à votre tour une famille qui vienne s’ajouter à une population déjà trop nombreuse, alors votre sort est d’être considéré par vos amis mariés – qui, eux, n’ont pas eu cette délicatesse ni cette abnégation – comme le réceptacle de tous leurs ennuis conjugaux et l’ami intime de leurs enfants. Maris et femmes parlent des soucis qu’apporte le mariage, mais ce sont les vieux garçons et les vieilles filles qui supportent ces soucis. Prenez mon cas, par exemple : j’eus assez de considération pour rester célibataire alors que mon pauvre frère Philip, en homme égoïste, s’était marié. À sa mort, que fait-il ? Eh bien ! il me laisse sa fille. C’est une charmante enfant, oui, mais c’est aussi une terrible responsabilité. Pourquoi me la met-il sur les épaules ? Parce que je suis tenu, en tant que célibataire au bon cœur, de me dévouer à ceux de ma famille qui ont fondé un foyer. Bon. Après maintes difficultés et tracas de toutes sortes, j’arrive à ce que ma nièce épouse l’homme que son père avait choisi pour elle. La bonne entente ne règne guère longtemps dans ce ménage, et Laura n’hésite pas à m’en faire supporter, moi, les très désagréables conséquences. Pourquoi ? Mais, encore une fois, parce que je suis tenu, en tant que célibataire généreux, de me dévouer aux gens de ma famille qui ont fondé un foyer ! Pauvres célibataires ! Pauvre nature humaine !

Mais revenons à la lettre de Marian.

C’était une menace, du commencement à la fin. Toutes les malédictions allaient tomber sur ma pauvre tête si je ne donnais pas immédiatement asile à ma nièce et à son malheur. Bien que je m’incline en général devant les volontés de la chère Marian, cette fois, j’hésitai. Si j’offrais l’hospitalité à lady Glyde, qui me certifiait que sir Percival ne viendrait pas me réclamer sa femme avec colère ?… J’écrivis donc qu’avant de prendre une décision à ce sujet je désirais que Marian vînt seule en discuter avec moi. Si elle pouvait apaiser mes craintes, je l’assurais que, dans ce cas, je recevrais Laura avec le plus grand plaisir, mais pas autrement.

Je me doutais bien que cette lettre aurait pour effet de faire arriver une Marian indignée et faisant claquer les portes. Mais, n’eussé-je pas écrit dans ce sens, j’aurais sans doute vu venir chez moi, après un jour ou deux, un sir Percival très irrité qui, également, aurait fait claquer les portes. Or, je préférais la fureur de Marian, à laquelle j’étais habitué.

J’espérais trois jours au moins de tranquillité pour pouvoir me remettre de cette grande fatigue, mais, le lendemain, je reçus une lettre insolite d’un personnage inconnu. Il se disait le remplaçant de ce vieil entêté de Gilmore et m’informait qu’il avait reçu, par la poste, et l’adresse étant rédigée de la main de miss Halcombe, une enveloppe ne contenant qu’une feuille de papier blanc. Il avait écrit à miss Halcombe par retour du courrier afin d’éclaircir la chose, mais aucune réponse ne lui était parvenue ! Au lieu d’agir en homme raisonnable et d’attendre simplement les événements, il me demandait si je comprenais, moi, ce que cela voulait dire. Comment diable l’aurais-je su ? Et ne pouvait-il donc pas laisser les gens en paix ? Je lui répondis par une lettre cinglante ; au vrai, je n’avais plus écrit de lettre aussi cinglante depuis celle que j’avais envoyée à Mr Hartright pour lui accorder son congé.

Mais là s’arrêta ma correspondance avec l’avocat, ce qui, je l’ajoute aussitôt, ne m’étonna guère. Chose plus surprenante, Marian, de son côté, ne répondit pas à ma lettre et je ne la vis point arriver.

Après six jours de cette tranquillité bénie, je me disais avec joie que tout s’était sans doute arrangé chez ma nièce, et je me préparais à m’occuper à nouveau de mes chères collections, quand Louis m’apporta une carte.

– Si c’est encore une jeune personne, je ne veux pas la voir, dis-je en prenant la carte.

– C’est un gentleman, monsieur.

Je regardai le carton. Dieu du ciel ! mon beau-frère, le comte Fosco ! Le mari de ma fatigante sœur ! Étant étranger, s’il venait me voir, c’est qu’il avait besoin d’argent.

– Croyez-vous qu’il partirait si vous lui donniez 5 shillings, Louis ?

Mon valet me regarda d’un air choqué, en me déclarant que le mari de ma sœur était vêtu avec élégance et ne semblait pas être dans le besoin. Alors, je pensai qu’il avait sans doute, lui aussi, des ennuis matrimoniaux et qu’il venait, comme les autres, m’en faire supporter les conséquences.

– A-t-il dit la raison de sa visite ?

– Oui, monsieur. Il a dit que, miss Halcombe n’étant pas en état de quitter Blackwater Park, il était venu à sa place.

De nouveaux ennuis, naturellement ! Non pas concernant le comte, comme je l’avais cru, mais concernant Marian. Des ennuis tout de même… Mon Dieu ! ! !

– Faites-le entrer, dis-je, résigné.

À voir le comte, je fus réellement surpris. Il était si gros que je craignais qu’il ne fît trembler le plancher en marchant et qu’il ne renversât tous mes précieux objets d’art. Au contraire, il s’avança vers moi avec légèreté et délicatesse, et il me plut beaucoup à maints égards, ce qui ne fait pas honneur à ma perspicacité.

– Permettez-moi de me présenter moi-même, monsieur, commença-t-il. Je viens de Blackwater Park, et, vous le savez peut-être, j’ai l’honneur et le bonheur d’être le mari de Mrs Fosco ! Je vous prie surtout de ne pas me traiter en étranger, et je vous supplie de ne pas vous déranger pour moi ! Restez dans votre fauteuil, s’il vous plaît !

– Vous êtes très aimable, répondis-je. Et je voudrais être assez fort pour me lever. Prenez une chaise, je vous prie. Enchanté de vous voir à Limmeridge !

– Je crains que vous ne soyez pas très bien aujourd’hui ? demanda-t-il d’un air confus.

– Comme d’habitude. Je ne suis rien d’autre qu’un paquet de nerfs habillé de vêtements masculins… pour ressembler à un homme.

– J’ai étudié, entre autres, cette question des nerfs, m’expliqua-t-il avec bienveillance. Puis-je vous donner un conseil, très simple, mais assurément le meilleur dans votre cas ? Permettez-moi de modifier la lumière dans cette chambre.

– Bien volontiers, si vous voulez avoir la bonté de ne pas la laisser venir sur moi.

Il se dirigea vers la fenêtre. Quelle bienveillance, je le répète ! Quel contraste avec la visite que m’aurait faite Marian !

– La lumière, me dit-il sur ce ton confidentiel si apaisant pour un malade, est la chose essentielle. Elle stimule et nourrit, et vous ne pouvez pas plus vous en passer, monsieur, que si vous étiez une fleur. Voyez ! Ici, près de votre fauteuil, je ferme les volets… Là, où vous n’êtes pas, je lève le store et laisse entrer le soleil bienfaisant. Admettez au moins que ses rayons entrent dans votre chambre, si vous ne les supportez pas sur vous. La lumière, monsieur, nous est donnée par la Providence. Acceptez-la comme vous acceptez la Providence, avec quelques restrictions personnelles.

Je me laissai convaincre, tant par ses explications que par son amabilité.

– Vous me voyez confus, fit-il en retournant à sa place, vous me voyez confus, monsieur, ma parole d’honneur !

– Allons, monsieur ! Et pourquoi, si je puis vous le demander ?

– Monsieur ! Puis-je, croyez-vous, entrer dans cette chambre où vous souffrez, dans cette chambre où je vous vois entouré de ces admirables objets d’art, sans comprendre immédiatement quel homme sensible et impressionnable vous êtes, quelles sympathies toutes ces belles choses éveillent en vous ?

Si j’avais pu me soulever dans mon fauteuil, je me serais évidemment incliné en entendant mon visiteur s’exprimer de la sorte. Étant incapable d’un pareil effort, je me contentai de sourire en guise de remerciement. Je sentis que le comte et moi, nous nous comprenions admirablement.

– Suivez-moi bien, reprit-il. Me voici, moi, avec mon exquise sensibilité et mes goûts raffinés, devant vous qui êtes aussi un homme de sensibilité exquise et de goûts raffinés. Eh bien ! puis-je, sans avoir honte, blesser vos sentiments en venant vous parler d’événements familiaux bien peu réjouissants ? Oui, monsieur, je suis vraiment confus !

C’est à ce moment, je crois, que je commençai à craindre que l’entretien ne prît un tour ennuyeux.

– Est-ce absolument nécessaire d’en parler ? demandai-je.

Le comte soupira et hocha la tête d’un air grave, inquiétant.

– Dois-je absolument vous écouter à ce sujet ?

Je rencontrai son regard pénétrant. Quelque chose me disait que ce que j’avais de mieux à faire, c’était de fermer les yeux. Je fermai les yeux.

– Commencez doucement, fis-je. Quelqu’un est-il mort ?

– Mort ! s’écria le comte avec cette ardeur déplacée à laquelle on reconnaît bien les étrangers. Votre flegme anglais m’épouvante, monsieur ! Au nom du Ciel, qu’ai-je dit ou qu’ai-je fait qui vous fasse supposer une aussi triste chose ?

– Excusez-moi, je vous prie. Mais je prévois toujours le pire ! cela vaut mieux, n’est-ce pas ? Ravi – et combien soulagé ! – croyez-le, d’apprendre que personne n’est mort ! Et personne n’est malade, j’espère ?

Je rouvris les yeux et le regardai. Avait-il le teint aussi jaune quand il était entré, ou bien avait-il jauni brusquement ?

– Voilà justement, en partie, les mauvaises nouvelles que j’apporte, monsieur ; oui, quelqu’un est malade.

– Qui donc ? Et c’est très grave, j’en suis sûr !

– Miss Halcombe, très malheureusement. Mais peut-être y étiez-vous un peu préparé ? Peut-être, ne la voyant pas venir ni ne recevant d’elle aucune réponse, aviez-vous déjà craint qu’elle ne fût alitée ?

Je répondis par l’affirmative, afin qu’il eût bonne opinion de moi. Marian, d’une constitution si robuste, et n’étant jamais malade, ne pouvait être victime que d’un accident. Une chute de cheval ou une chute dans l’escalier – ou quelque chose de ce genre…

– Sérieux ? fis-je encore.

– Sérieux, sans aucun doute. Dangereux, je ne crois pas. Miss Halcombe a pris froid après être restée trop longtemps sous une pluie battante, et maintenant elle a la fièvre.

– Bon Dieu ! Et c’est contagieux ?

Quand je pensais que le comte venait lui-même de Blackwater Park ! Quel manque de scrupules ! Je manquai de m’évanouir.

– Pas pour le moment, répondit-il avec calme. Du moins, pas au moment où j’ai quitté Blackwater Park…

Qu’il avait le teint jaune, pourtant !

Je reculai dans le fond de mon fauteuil, horrifié, et décidai de me débarrasser de lui le plus vite possible. Songez donc : contagieux !… Je le priai de me dire le but de sa visite.

Au lieu d’être bref – et il aurait dû sentir que c’était là ce que je souhaitais – il m’expliqua, avec des phrases ampoulées, qu’il existait un désaccord assez grave entre ma nièce et son mari, que miss Halcombe n’avait rien exagéré dans sa lettre, et que, en effet, le seul moyen d’éviter un scandale était de séparer momentanément les époux, en offrant l’hospitalité à lady Glyde… Tout s’arrangerait finalement… il en était certain… Il ferait entendre raison à sir Percival… Lady Glyde était innocente, mais – il le disait en rougissant – c’était précisément pourquoi sa présence sous le toit de son mari ne faisait qu’envenimer les choses, etc.

– D’après votre réponse à miss Halcombe, dit-il encore, j’ai conclu que vous craigniez des complications avec sir Percival et comme, ainsi qu’on en a l’habitude pour toutes choses à Blackwater Park, on a pris mon conseil à ce sujet, je suis venu – à la place de miss Halcombe, notre pauvre malade – vous certifier sur l’honneur que sir Percival ne viendra pas rôder autour de votre maison tant que sa femme y sera. Étant son meilleur ami, je le connais mieux que vous, Mr Fairlie. Ses affaires sont plutôt mauvaises pour le moment. Offrez-lui sa liberté : il partira pour le Continent, je vous le jure ! C’est clair, n’est-ce pas ? Bon ! Avez-vous d’autres questions à me poser ? Je suis ici pour vous répondre, monsieur. Demandez-moi ce que vous voulez, je vous prie.

J’étais harassé de l’entendre parler sans arrêt.

– Je vous remercie et je vous crois sur parole, monsieur. Lorsque j’irai mieux, j’espère avoir le plaisir de vous revoir.

Comme il se levait, je me dis qu’il allait partir… mais, hélas ! il continua à propager ses microbes dans ma chambre !

– Permettez que je vous dise encore un mot, reprit-il. Miss Halcombe ne sera pas rétablie de sitôt, quoiqu’elle soit admirablement soignée. La santé de lady Glyde également et la tension entre elle et son mari nécessitent un changement d’air immédiat. Si vous tardez, ce sera à vos risques et périls. Ne prenez pas une telle responsabilité, Mr Fairlie, je vous en prie ! écrivez tout de suite à lady Glyde que vous l’attendez !

J’avais une irrésistible envie de sonner Louis et de le faire jeter à la porte. Si incroyable que cela puisse paraître, il resta insensible à mon impatience qui, pourtant, je le savais, se lisait sur chaque trait de mon visage. Ils sont nés sans nerfs, tous ces gens, ils sont nés sans nerfs !

– Vous hésitez ? continua-t-il. Oui, je comprends ! Vous trouvez le voyage un peu fatigant pour votre nièce, mais j’ai pensé à tout. À son arrivée à Londres j’irai la chercher moi-même et la conduirai chez sa tante, où elle se reposera une nuit. (Car, sachez-le, lors de mon retour en Angleterre avec sir Percival, j’avais l’intention de m’installer dans les environs de Londres. C’est chose faite, à présent. J’ai loué, pour six mois, une petite maison meublée dans le quartier de St. John’s Wood.) Le lendemain, je la reconduirai à la gare et Fanny ira la chercher à son arrivée à Limmeridge. Vous voyez, tout est arrangé. Allons, Mr Fairlie, écrivez cette lettre !

Comme il était grand temps d’aérer la chambre et de la désinfecter, je décidai d’écrire la lettre afin de me débarrasser au plus tôt des histoires matrimoniales de ma nièce et… du comte Fosco !

 

« Bien chère Laura, venez dès que vous le désirez, et coupez la longueur du voyage en descendant pour une nuit chez votre tante Fosco à Londres. Navré d’apprendre la maladie de Marian.

» Votre toujours affectionné.

» F. F. »

 

Il n’y avait pas de danger que ma nièce acceptât l’invitation, laissant Marian, seule et malade, à Blackwater Park ! Mais le comte n’avait pas songé à cela !

Tendant ce mot au comte, je me renversai dans mon fauteuil et fermai les yeux, éreinté.

– Excusez-moi, je n’en puis plus ! Déjeunez et reposez-vous en bas. Amitiés à tous. Sympathie, etc. Bonjour !

Il débita encore tout un discours que j’écoutai le moins possible. Je fermai les yeux… Malgré moi, j’entendais beaucoup de ce que disait mon loquace beau-frère. Il nous félicitait tous deux du résultat de notre entretien, il parlait de nos goûts communs, de la façon admirable dont nous nous comprenions, il déplorait mon mauvais état de santé, s’offrait à me prescrire un remède… Il insistait afin que je n’oublie pas ses recommandations sur l’importance de la lumière… Il acceptait mon invitation à déjeuner, me disait de m’attendre à voir arriver lady Glyde deux ou trois jours plus tard, me demandait la permission de se réjouir déjà de notre prochaine rencontre au lieu de se laisser attrister et de m’attrister par nos adieux du moment… Il ajouta encore bien d’autres choses dont je ne me souviens pas, si même je les ai écoutées alors – ce que je ne crois pas… Puis sa voix, peu à peu, s’éloigna, mais lui-même, malgré sa corpulence, je ne l’entendis pas sortir de la chambre. Il possédait la qualité négative de ne jamais faire de bruit en marchant. Je ne m’aperçus pas que la porte s’était ouverte, puis refermée – sinon quand, après un moment de silence, je rouvris lentement les yeux. Il était parti !

J’ai dit tout ce que j’avais à dire. Les événements qui se sont déroulés ensuite n’ont pas eu lieu en ma présence, et je n’en suis pas responsable. J’en ai eu le cœur brisé ; qu’ajouterais-je à cela ?

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