15 juin.
Passé le premier branle-bas de leur arrivée, le calme, depuis deux jours, s’est rétabli à Blackwater Park, où la vie s’organise.
Il me faut noter ici la petite expérience que je viens de vivre. Si deux êtres liés par des liens familiaux ou par l’amitié se séparent, l’un partant pour l’étranger, l’autre restant au pays, la situation du dernier n’est-elle pas tout à son désavantage lors du retour du voyageur ? Tandis que l’un rapporte de nouvelles manières de voir, de nouvelles idées même dont il s’est enrichi, l’autre garde passivement ses vieilles habitudes et ses idées de toujours – ce qui détruit aussitôt les sympathies les plus profondes, éloigne soudain les êtres les plus unis, sans qu’ils sachent pourquoi ni comment. Après nous être laissé aller, Laura et moi, à l’immense joie du revoir, nous avons eu – elle comme moi, je l’ai deviné – cette impression d’éloignement. Si elle m’a retrouvée toujours la même, je n’ai pas retrouvé la même Laura, et elle l’a senti.
Ceux qui ne la connaissent pas comme moi estimeront peut-être qu’elle est plus jolie, mieux portante, plus assurée aussi dans ses gestes, mais je trouve qu’elle a perdu cette limpidité et cette douceur qui faisaient son charme – son charme que les mots sont impuissants à décrire, et que le meilleur peintre lui-même, comme le disait souvent le pauvre Hartright, n’arriverait pas à rendre. Je ne sais pas pourquoi, à lire ses lettres, j’avais cru que, d’aspect extérieur, je la retrouverais telle que je l’avais quittée. Je m’aperçois aussi que son caractère est bien changé, mais cela certes ne me surprend pas puisque je l’avais déjà compris au ton de ses lettres. Dans nos conversations, de même que lorsqu’elle m’écrivait, elle évite autant que possible de parler de sa vie privée, et, aux premiers mots que j’ai dits à ce sujet, elle m’a mis la main sur les lèvres. (Oh ! où est le temps où nous n’avions pas de secret l’une pour l’autre ?)
– Chaque fois que nous serons ensemble comme maintenant, Marian, m’a-t-elle dit alors que nous nous trouvions dans mon petit salon, nous serons beaucoup plus heureuses en acceptant ma vie conjugale comme elle est, sans en parler. Si mes confidences ne pouvaient toucher que moi, je vous dirais tout, chérie, mais elles me conduiraient forcément à parler de mon mari, et je n’en ai pas le droit. Ne pensons qu’au bonheur d’être de nouveau réunies, voulez-vous ? Ah ! s’exclama-t-elle en battant des mains et en regardant autour d’elle, je retrouve déjà un vieil ami dans votre bibliothèque, Marian ! Votre bonne vieille petite bibliothèque ! Comme je suis heureuse de la revoir ! Et votre affreux parapluie masculin ! C’est si bien comme à Limmeridge, tout cela ! Mais je vais encore apporter ici le portrait de mon père – il sera mieux que dans ma chambre – et tous mes petits souvenirs de jeune fille ; vous verrez, nous passerons ainsi des heures merveilleuses ! Oh ! Marian, promettez-moi que vous ne vous marierez pas et que vous resterez toujours avec moi. C’est un peu égoïste, pensez-vous ? Mais il est tellement préférable de ne pas vous marier… à moins que… à moins que vous n’aimiez profondément votre mari ! Mais vous n’aimerez jamais personne plus que moi, n’est-ce pas ?
Elle se tut un moment, puis me demanda :
– Avez-vous reçu beaucoup des lettres en mon absence ?… A-t-il écrit ? Savez-vous s’il a repris le dessus maintenant ? M’a-t-il oubliée ?
Pauvre chérie ! Elle oubliait déjà ses bonnes résolutions ! Quelle femme saurait arracher définitivement de son cœur l’image qu’un véritable amour y avait fixée ? Si les livres nous disent que de telles héroïnes existent, que nous apprend, d’autre part, notre propre expérience ? Pauvre Laura ! La simplicité si pure de ses questions me retint de la gronder, car j’étais heureuse de la retrouver un moment confiante avec moi. Je répondis seulement que je ne « lui » avais plus écrit et n’avais plus reçu de ses nouvelles.
Sir Percival, ayant été assailli de mille petits ennuis depuis son retour, n’est pas d’une humeur charmante. Je le trouve maigri, et sa toux semble s’être aggravée. Ses façons de faire à mon égard sont beaucoup plus brusques. Il paraît m’accepter comme un mal nécessaire et inévitable.
La plupart des hommes se montrent sous leur vrai jour quand ils sont chez eux, et j’ai déjà remarqué que sir Percival est terriblement maniaque quant à l’ordre et à l’exactitude. Si je prends un livre dans la bibliothèque, puis le laisse sur la table, il vient aussitôt le remettre à sa place. Si je sors en laissant ma chaise là où j’étais assise, il a soin de la replacer contre le mur. Il ramasse constamment des pétales de fleurs tombés sur le tapis, d’un air aussi mécontent que s’il s’agissait de tisons dangereux, et il tempête contre les domestiques si, au dîner, il voit un faux pli dans la nappe ou un couteau qui n’est pas disposé comme d’habitude. Oui, il s’irrite alors comme si on l’avait personnellement insulté !
Je veux me persuader que sa nervosité est due aux tracas domestiques qui n’ont cessé de le harceler depuis l’instant où il a remis le pied dans la maison.
Le soir même de son retour, à peine dans le hall d’entrée, il demanda à la gouvernante si personne n’était venu pour lui, les derniers jours. La brave femme le mit au courant de la visite, la veille, du monsieur dont elle m’avait parlé, à moi aussi. Il s’était enquis du jour où sir Percival revenait… Là-dessus, sir Percival demanda le nom de ce monsieur : il n’avait pas donné son nom. Pourquoi venait-il ? La gouvernante l’ignorait. Comment était-il ? Elle ne put préciser aucun détail qui eût permis à sir Percival de reconnaître le visiteur… Sir Percival fronça le sourcil en tapant du pied et s’en alla au salon sans mot dire. Pourquoi un incident aussi insignifiant devait-il le décontenancer à ce point ? Je ne sais. Mais il était terriblement décontenancé, c’est certain. Il est peut-être préférable de ne pas juger ses manières d’être avant que ne soient apaisées les inquiétudes qui visiblement le tourmentent en ce moment.
Parlons plutôt de ses deux invités.
La comtesse Fosco d’abord, pour en avoir plus vite fini. Laura n’avait pas exagéré en me disant que je ne reconnaîtrai plus sa tante. Jamais de ma vie, je n’ai assisté à une pareille transformation produite par le mariage. À 37 ans, Éleanore Fairlie était prétentieuse, idiote et assommait les pauvres hommes par sa vanité et son bavardage incessant. À 43 ans, Mrs Fosco reste des heures entières sans dire un seul mot. Les ridicules accroche-cœurs qu’elle portait autrefois de chaque côté du visage sont remplacés par de petites boucles soigneusement brossées. Vêtue de sobres robes grises ou noires, devant lesquelles, dans sa jeunesse, elle aurait éclaté de rire ou de colère selon le caprice du moment, la tête couverte d’un chapeau très simple, elle a une allure convenable et décente. Personne (à l’exception de son mari, bien entendu), personne ne voit plus à présent chez elle ce qu’on voyait autrefois – je veux dire la structure même du squelette dans la région des clavicules.
Ses mains sèches sont continuellement occupées à broder ou à rouler des cigarettes pour le comte. Dans les rares occasions où elle lève ses yeux d’un bleu froid, elle les pose sur son mari avec un air soumis de chien fidèle. Le seul sentiment qu’elle ait trahi depuis son arrivée est une jalousie de tigresse envers celui-ci lorsqu’il parle à une femme, y compris les servantes. En dehors de ces moments-là, que ce soit le matin, à midi ou le soir, dans la maison ou dans le parc, qu’il fasse beau ou vilain, elle est toujours aussi froide, aussi insensible qu’une statue. Aux yeux de la société, cet extraordinaire changement est sans nul doute admirable, puisque cette femme est devenue polie, réservée, silencieuse. Jusqu’à quel point son être intime est réellement amendé ou jusqu’à quel point il est dégradé, c’est une autre question. Il m’est arrivé de surprendre de soudains changements d’expression sur ses lèvres pincées, certaines inflexions de sa voix d’habitude monotone qui me font penser que, peut-être, la réserve que nous lui voyons maintenant a refoulé en elle un élément dangereux de sa nature, laquelle auparavant s’exprimait librement et, par là même, de façon inoffensive. Le temps nous montrera si je me trompe.
Que dire du magicien qui réussit une telle transformation ? Le comte Fosco semble bien être un homme capable d’apprivoiser n’importe qui ; s’il avait épousé une lionne au lieu d’une femme, il l’aurait domptée ! S’il m’avait épousée, moi, je roulerais ses cigarettes, comme sa femme, et je me tairais, comme sa femme, quand il me regarderait !
J’ai peur de l’avouer, mais il m’a littéralement subjuguée, attirée – et cela en moins de deux jours. Comment y est-il arrivé ? Je ne saurais pas le dire. Il y a pas mal de choses dans son apparence extérieure, ses habitudes, ses goûts, que je critiquerais ou ridiculiserais sans pitié chez d’autres. Pourquoi, lorsque je les vois chez lui, l’idée ne me vient-elle même pas de les blâmer ou de m’en moquer ?
Par exemple, il est très gros, et j’ai toujours eu horreur des hommes corpulents. Seulement, son visage m’a tout de suite plu, je crois, parce qu’il ressemble au grand Napoléon et que ses yeux gris sont irrésistibles. Leur éclat parfois me force vraiment à le regarder ; c’est plus fort que moi et, cependant, je me sens alors mal à l’aise… Il a un teint plutôt clair, contrastant très fort avec sa chevelure d’un noir de jais, ce qui me fait penser qu’il porte une perruque. Bien que, au dire de sir Percival, il soit âgé de près de 60 ans, il n’a pas une ride et est toujours rasé de près. Mais, je le répète, ce qu’il y a de plus étonnant chez lui, c’est l’extraordinaire pouvoir de ses yeux expressifs.
Ses manières et sa connaissance de notre langue ont peut-être également contribué à faire naître l’estime que j’ai pour lui. Il est très aimable et très galant avec les dames, et il a cette mystérieuse douceur de voix à laquelle, quoi que nous disions, aucune d’entre nous ne résiste. Il est naturellement aidé par le fait qu’il parle parfaitement l’anglais. La plupart du temps, il est impossible de deviner à son accent qu’il est étranger, et bien peu de nos compatriotes parlent avec la même facilité et se répètent aussi peu que lui. S’il donne à certaines de ses phrases une tournure plus ou moins étrangère, je ne l’ai jamais entendu employer une expression qui ne fût pas correcte, ou hésiter dans le choix d’un mot.
Les moindres caractéristiques, chez lui, ont quelque chose de fortement original et, en même temps, d’étrangement contradictoire. Par exemple, malgré sa corpulence, il est d’une vivacité et d’une agilité surprenantes, et possède autant de sensibilité qu’une femme. Ainsi, hier, il frissonna et blêmit tellement de peur, quand sir Percival frappa l’un des épagneuls, que j’eus par comparaison honte de ma propre insensibilité.
À ce propos, que je dise ici qu’il a un culte pour les petits animaux ; il a emmené avec lui un perroquet, deux canaris et toute une famille de souris blanches. Il entoure de mille soins ces étranges amis, et il s’en est fait aimer, leur a appris à ne rien craindre quand il est auprès d’eux. Quand j’écrivais qu’il apprivoiserait n’importe qui !
Et cet homme, qui a toute la tendresse d’une vieille fille pour son perroquet, toute la patience du monde avec ses chères souris blanches, sait se lancer dans des discours qui révèlent une grande indépendance de pensée, une culture et une érudition fort étendues. Il connaît la moitié des capitales de l’Europe. En plus, m’a dit sir Percival, il est un des premiers chimistes de notre époque, et, sans parler de ses autres inventions, il a trouvé un moyen de pétrifier le corps après la mort, de sorte qu’on puisse le conserver, aussi dur que du marbre, jusqu’à la fin des temps.
J’ajouterai enfin qu’il attache autant d’importance à l’élégance vestimentaire que le plus grand imbécile qui soit, et que, pendant les deux journées qu’il a passées à Blackwater Park, nous lui avons déjà vu quatre gilets différents, mais tous les quatre magnifiques.
J’ai l’impression que nous nous entendrons tous fort bien à Blackwater, quoique Laura déteste le comte, qui, s’en étant aperçu, ne manque aucune galanterie à son égard, tout en ménageant la jalousie de sa femme. Les attentions dont, en public, il entoure la comtesse, sont admirables à voir. Il ne s’adresse à elle qu’en lui disant « mon ange », lui baise la main quand elle lui donne ses cigarettes, puis lui offre à son tour des bonbons qu’il lui met lui-même en bouche, délicatement.
Il nous conduit tous par le bout du nez, même sir Percival, qu’il appelle par son petit nom et qu’il traite avec supériorité.
J’ai questionné ce dernier sur le passé de son ami, mais il ignore – ou prétend ignorer – tout de sa vie avant leur rencontre à Rome dans les circonstances tragiques que j’ai déjà relatées. Depuis lors, ils ont toujours été ensemble à Londres, à Paris, à Vienne, mais… jamais le comte n’est retourné en Italie. Peut-être est-il victime d’une machination politique quelconque ? Il s’est beaucoup intéressé aux Italiens qui vivent dans la contrée et doit être en correspondance avec des gens de tous les pays, car les timbres des lettres qu’il reçoit sont de toutes les nationalités, et j’ai vu une lettre ce matin, adressée à lui, qui portait, m’a-t-il semblé, un cachet officiel. Correspond-il avec son gouvernement ? Mais alors, c’est qu’il n’est pas un exilé politique…
Pourquoi me suis-je laissée aller à tant parler du comte Fosco ? Je me le demande ; mais il a sur moi un empire que je n’explique pas. Sympathie ou crainte ? Chi sa ? comme il dirait. Qui sait ?
16 juin.
Tandis que nous déjeunions ce midi et que le comte dévorait des pâtisseries, comme jamais je n’en ai vu engloutir par aucun être humain, le domestique annonça un visiteur.
– Mr Merriman désire vous parler tout de suite, sir Percival.
– Mr Merriman ! s’exclama ce dernier, à la fois étonné et l’air inquiet.
– Oui, sir Percival. Mr Merriman, de Londres.
– Où est-il ?
– Dans la bibliothèque, sir Percival.
Il quitta la table sans dire un mot et sortit.
– Qui est Mr Merriman ? me demanda Laura.
– Je n’en ai pas la moindre idée, répondis-je.
Le comte, ayant terminé son quatrième gâteau, s’était levé de table pour dire quelques mots d’amitié à son perroquet. Entendant la question, il se retourna vers nous.
– Mr Merriman est l’avocat-conseil de sir Percival, dit-il avec calme.
Quand un homme de loi se dérange sans être appelé, c’est qu’il est porteur d’une nouvelle importante. Aussi Laura et moi attendîmes-nous avec anxiété le retour du maître de la maison.
Ne le voyant pas revenir, nous nous levâmes de table à notre tour.
Le comte Fosco, le perroquet juché sur son épaule, se précipita pour nous ouvrir la porte, Mrs Fosco sortit la première, suivie de Laura et, comme j’allais faire de même, le comte me fit signe d’attendre.
– Oui, déclara-t-il comme répondant à ma pensée secrète. Oui, miss Halcombe, il se passe quelque chose.
J’étais sur le point de lui dire que je ne lui avais rien demandé, lorsque le perroquet poussa un tel cri que je me sauvai.
Je rejoignis Laura au bas de l’escalier. Elle m’avoua que ce qui venait d’arriver l’inquiétait terriblement, elle aussi.