1

Limmeridge House, 8 novembre 1849.

Mr Gilmore nous a quittés ce matin. Son entrevue avec Laura l’a certes étonné et peiné, plus qu’il ne veut l’avouer. Je crains qu’il n’ait deviné la cause réelle de l’état de dépression de Laura et celle de mon anxiété. Cette crainte s’empara de moi à tel point qu’après le départ de notre vieil ami, au lieu de monter à cheval avec sir Percival, j’allai immédiatement chez Laura.

Je ne me doutais guère moi-même de la profondeur du malheureux attachement qui a germé dans son cœur. J’aurais dû me rendre compte que la délicatesse, la longanimité et le sens de l’honneur qui m’avaient fait admirer et estimer le pauvre Hartright étaient précisément les qualités qui devaient conquérir la nature généreuse et sensible de ma sœur. J’ai cru un instant, jusqu’à ce qu’elle m’eût parlé franchement, que le temps et les gâteries effaceraient ce sentiment de son cœur, mais maintenant je crains fort qu’il ne meure qu’avec elle.

L’erreur de jugement que j’ai commise dans ce cas me rend moins sûre de moi en toute chose.

Je doute de la sincérité de sir Percival, même devant les preuves les meilleures qu’il puisse donner ; j’hésite à dire une chose ou l’autre à Laura : ce matin encore, la main prête à ouvrir la porte de sa chambre, je me demandais si j’allais enfin la questionner.

Je la trouvai se promenant de long en large. Tout en elle donnait des signes de grande impatience.

Avant que je n’ouvre les lèvres, elle se précipita vers moi.

– Je désirais tant vous voir, Marian ! s’écria-t-elle. Venez vous asseoir à côté de moi. Je ne puis plus supporter tout cela, il faut en finir.

Son visage était en feu et elle parlait d’une voix extraordinairement décidée cependant que ses mains caressaient tendrement le fatal petit album de croquis.

Je le lui enlevai doucement et le plaçai hors de sa vue.

– Dites-moi calmement ce que vous voulez faire, ma chérie, lui dis-je. Mr Gilmore vous a-t-il parlé ?

– Pas de cela, dit-elle en secouant la tête. Il a été très bon pour moi, Marian, et je suis honteuse d’avouer que j’ai pleuré devant lui. Il était bouleversé ! Mais je suis si malheureuse : je n’ai pas su me maîtriser ! Oui, pour notre salut à tous, je dois avoir le courage d’en finir !…

– Le courage de reprendre votre liberté, Laura ?

Mettant ses bras autour de mon cou, elle laissa tomber la tête sur mon épaule et son regard se posa longuement sur le portrait de son père.

– Je ne pourrai jamais reprendre ma parole, Marian !… Quelle que soit l’issue, elle sera malheureuse pour moi. Tout ce que je puis faire, c’est de ne pas rendre ce malheur pire en y ajoutant la honte d’avoir rompu mes engagements et oublié les paroles de mon père mourant.

– Que comptez-vous faire alors ?

– Dire à sir Percival toute la vérité, afin qu’il me délivre, s’il le désire, mais non parce que je le lui aurais demandé.

– Qu’entendez-vous par toute la vérité, chérie ? Il suffira de dire – sir Percival me l’a affirmé lui-même – que vos fiançailles vont à rencontre de vos désirs.

– Comment pourrais-je dire une chose pareille, alors qu’elles furent consacrées par mon père avec mon assentiment ? J’aurais tenu ma promesse… – non avec joie peut-être… mais enfin je l’aurais tenue… – si un autre sentiment n’avait pas grandi dans mon cœur, Marian !

– Laura ! m’écriai-je vivement, vous n’allez pas vous abaisser jusqu’à lui faire un tel aveu, n’est-ce pas ?

– Je m’abaisserais encore bien plus, si j’acquérais ma liberté au prix d’une dissimulation.

– Mais il n’a aucun droit de savoir cela !

– Erreur, Marian, erreur ! Je n’ai le droit de tromper personne et surtout pas l’homme qui doit être mon mari ! Vous m’aimez tellement, ma chérie, que vous voudriez que je fasse des choses que vous n’admettriez pas vous-même !

Pour la première fois, les rôles étaient renversés, elle était résolue et j’étais hésitante, je ne savais que lui conseiller.

J’examinai ce jeune visage pâle, calme et résigné, et je vis dans ce regard une telle pureté que les objections moururent sur mes lèvres. Je ne pus que hocher la tête.

– Ne soyez pas fâchée contre moi, Marian chérie, supplia-t-elle, se trompant sur le sens de mon silence.

Je la pressai tendrement sur mon cœur, craignant d’éclater en sanglots si je prononçais seulement un mot.

– Il y a des jours et des jours que je pense à cela… et je suis certaine de mon courage parce que ma conscience me donne raison. Je lui parlerai demain… en votre présence. Mais n’ayez pas peur, Marian, je ne dirai rien qui puisse vous faire honte… et mon cœur sera si soulagé ! Lorsqu’il m’aura entendue, il décidera…

Au dîner, Laura sembla plus naturelle avec sir Percival que d’habitude. Dans la soirée, elle se mit au piano et joua un nouveau morceau, car jamais, depuis le départ d’Hartright, elle n’avait repris la partition de Mozart.

Elle l’avait même fait disparaître du casier à musique, afin que personne ne lui demande de jouer ces mélodies de Mozart.

Jusqu’au moment de nous retirer, je me demandai si oui ou non elle avait encore l’intention d’avoir ce grave entretien avec sir Percival, mais, en lui souhaitant une bonne nuit, elle l’informa de son désir de lui parler le lendemain matin. Il changea de couleur à ces mots ; sa main tremblait lorsqu’il me dit bonsoir.

Tandis que j’allais embrasser Laura dans sa chambre, comme d’ordinaire, je vis un coin de l’album de croquis dépasser son oreiller, comme ses jouets préférés quand elle était enfant. Je le lui désignai en secouant tristement la tête.

– Laissez-le-moi encore cette nuit, supplia-t-elle, demain sera sans doute cruel pour moi… et je devrai lui dire adieu pour toujours !

 

9 novembre.

La lettre de Hartright, que m’apporta le courrier du matin, fut loin de me remonter le moral. Je lui avais écrit les explications données par sir Percival au sujet de la lettre d’Anne Catherick, il me répondait d’une façon brève et amère et disait qu’il n’avait pas le droit d’émettre un avis sur la façon d’agir de ceux qui lui étaient supérieurs. Mais le plus triste venait ensuite. En vain, il avait essayé de reprendre ses occupations d’autrefois, elles lui paraissaient plus pénibles de jour en jour ; il me demandait instamment de lui trouver une situation l’obligeant à quitter l’Angleterre. Il ajoutait n’avoir plus jamais vu Anne Catherick, n’avoir plus jamais eu de ses nouvelles, puis, fort bizarrement, faisait allusion au fait qu’il avait tout le temps l’impression d’être surveillé et suivi par des inconnus depuis son retour à Londres. Cela m’a donné des inquiétudes pour son état mental et ne m’a rendue que plus disposée à lui rendre le service qu’il me demandait. Je vais dès aujourd’hui ou demain le recommander à des vieux amis de ma mère qui, dans leur milieu de Londres, sont très influents. Dans la crise par où il passe, changer de pays le sauvera peut-être, malgré tout…

À mon grand étonnement, sir Percival n’est pas descendu pour déjeuner. Il a fait demander à miss Fairlie s’il lui convenait de le recevoir à 11 heures.

À l’heure dite, nous étions assises côte à côte sur le canapé du boudoir de Laura, qui ne paraissait pas troublée le moins du monde en l’attendant.

– N’ayez pas peur pour moi, Marian, me dit-elle, je puis avoir des faiblesses devant un vieil ami comme Mr Gilmore ou devant vous, ma sœur chérie, mais je n’en aurai pas devant lui.

Je la regardai en silence, car son énergie m’étonnait.

À 11 heures précises, sir Percival entra, s’efforçant visiblement de dissimuler son agitation et son inquiétude. Très pâle et toussant plus qu’à l’ordinaire, il s’assit en face de nous, près de la table, en prononçant quelques phrases de courtoisie. Mais sa voix tremblait malgré lui et il dut s’en rendre compte, car il s’interrompit au milieu d’une phrase, renonçant à tenter plus longtemps de cacher son embarras. Il y eut un moment de silence.

– Je désire vous entretenir d’un sujet très important pour tous les deux, sir Percival, commença Laura d’une voix parfaitement calme. Ma sœur est ici pour me donner du courage, mais elle ne m’a pas dicté un seul mot de ce que je vais vous dire. Je voudrais que vous en soyez persuadé avant que je ne poursuive !

Sir Percival s’inclina en acquiesçant.

– Marian m’a transmis votre message et je vous en remercie. C’est très généreux de votre part de m’offrir de reprendre ma parole, mais je décline votre offre.

Le visage de sir Percival se détendit un peu.

– Je n’ai pas oublié que vous aviez demandé la permission à mon père avant de m’honorer de votre demande en mariage, continua Laura. Sans doute n’avez-vous pas oublié ce que j’ai dit en l’acceptant ? L’influence et les conseils de mon père furent les raisons de mon assentiment, car il était mon meilleur ami et, aujourd’hui que je ne l’ai plus près de moi, il est encore mon guide.

Sa voix trembla et sa main saisit la mienne.

– Puis-je vous demander, interrompit sir Percival, si je ne me suis pas montré digne de la confiance que j’ai le bonheur de posséder ?

– Je n’ai rien à vous reprocher. Vous m’avez toujours traitée avec délicatesse et, ce qui est encore plus important pour moi, vous aviez la confiance de mon père. Vous ne m’avez fourni la matière d’aucune excuse, dans le cas où j’eusse voulu en trouver une, pour vous demander ma liberté. Tout cela pour vous dire, sir Percival, que la rupture de notre engagement doit venir de vous et non de moi !

– De moi ? mais quelle raison puis-je avoir ? s’écria-t-il.

La respiration de Laura s’accéléra et sa main serra plus fort la mienne.

– Une raison difficile à vous avouer. Un changement s’est produit en moi… un changement assez sérieux pour justifier à vos yeux et aux miens la rupture de nos fiançailles !

Sir Percival blêmit si fort que même ses lèvres devinrent livides tandis qu’il appuyait sa tête entre ses mains.

– Quel changement ? demanda-t-il d’un ton douloureux.

Laura soupira profondément et, se penchant vers moi, elle appuya son épaule contre la mienne, je la sentis trembler et voulus parler à sa place, mais elle m’arrêta d’un geste.

– J’ai entendu dire, reprit-elle sans le regarder, et je le crois aussi, que le plus grand amour est celui qu’une femme donne à son mari. Lorsque nous nous sommes fiancés, c’était à moi d’essayer de vous le donner, c’était à vous de le gagner. Mais je dois vous avouer aujourd’hui qu’il n’en est plus ainsi, car mon cœur a changé.

Quelques larmes roulèrent sur ses joues. Pas un muscle du visage de sir Percival n’avait bougé et il n’articula pas une seule parole.

– Sir Percival ! m’écriai-je d’un ton aigre, n’avez-vous rien à dire après que ma sœur vous a fait un aveu qu’aucun homme n’avait le droit d’entendre ?

– Excusez-moi, mademoiselle, si je vous fais remarquer que je n’ai pas réclamé ce droit, répondit-il.

Les quelques mots qui, d’emblée, lui auraient fait avouer le secret de sa pensée, ces mots étaient sur mes lèvres quand Laura parla à nouveau.

– J’espère n’avoir pas fait cette confession pénible en vain, reprit-elle. J’espère qu’elle me garantit votre confiance pour ce que j’ai encore à dire ?

– Soyez-en certaine, je vous en prie, fit-il, avec ardeur cette fois.

– Je désire que vous sachiez que je n’ai pas parlé dans un but égoïste, continua-t-elle, car si vous me quittez après ce que je vous ai avoué, je n’épouserai personne d’autre. Le sentiment qui a grandi dans mon cœur y mourra sans que rien ne le trahisse… et… et… je ne reverrai sans doute jamais celui qui l’a suscité. Je vous supplie de ne pas m’obliger à en dire plus, et de me croire sur parole. Celui qui voulait devenir mon mari un jour avait le droit de savoir la vérité, sir Percival. J’ai foi en sa générosité pour me pardonner, et en son honneur pour garder mon secret.

– Votre confiance m’est sacrée et votre secret sera gardé ! répondit sir Percival.

Il la regarda, prêt, sans doute, à en entendre davantage.

– J’ai dit tout ce que j’avais à dire… et plus qu’il n’en faut pour vous excuser de rompre nos fiançailles.

– Vous avez dit plus qu’il n’en fallait, pour vous rendre encore plus adorable à mes yeux, miss Fairlie, répondit-il avec feu en se levant et en faisant quelques pas vers elle.

Laura recula en poussant un cri. Elle venait de comprendre que toute la peine qu’elle s’était donnée pour recouvrer sa liberté n’avait servi qu’à la grandir aux yeux de sir Percival.

– Vous m’avez dit que c’était à moi de rompre nos fiançailles, miss Fairlie, continua ce dernier. Mais j’ai trop de cœur pour abandonner une femme qui s’est révélée être la plus noble, la plus loyale !

– Oh ! non !… dites la plus misérable, puisqu’elle doit se donner en mariage à un homme à qui elle ne peut donner son amour !

– Ne pourra-t-elle pas le lui donner un jour, si le seul but de son mari est de le mériter ?

– Jamais ! répondit Laura avec vivacité. Si vous persistez à maintenir votre engagement, sir Percival, je pourrai être une épouse fidèle et loyale, mais votre femme aimante… jamais !

Elle était tellement belle en prononçant ces mots qu’aucun homme n’aurait résisté. J’aurais voulu blâmer sir Percival, et le lui dire, mais je ne pouvais que le plaindre, malgré moi.

– J’accepte avec gratitude votre fidélité et votre loyauté, répondit-il. Le minimum de ce que vous m’offrez vaut plus pour moi que le maximum que je pourrais espérer d’une autre femme.

Il s’inclina et, prenant la main de Laura, il l’effleura de ses lèvres plus qu’il ne l’embrassa, puis, me saluant, il sortit.

Laura resta le regard fixé sur le plancher sans mot dire. Je la pris dans mes bras et nous restâmes silencieuses un long moment.

– Je dois me soumettre, Marian, dit-elle enfin avec un profond soupir. Ma nouvelle vie comportera de cruels devoirs et… le premier commence aujourd’hui.

Elle se dirigea vers sa table de dessin près de la fenêtre et, mettant ce qui s’y trouvait dans le tiroir, elle le ferma et me donna la clé.

– Je dois me séparer de tout ce qui me le rappelle. Mettez la clé où vous voudrez… je ne la redemanderai jamais.

Puis, allant à la bibliothèque, elle saisit l’album de croquis de Walter Hartright et le pressa contre ses lèvres avec amour.

– Oh ! Laura ! Laura ! m’écriai-je, non pas avec colère, non pas avec reproches, mais la tristesse me gonflant le cœur.

– C’est la dernière fois, Marian, je lui dis adieu pour toujours !

Déposant le cahier sur la table, elle enleva le peigne qui retenait son admirable chevelure. Choisissant une longue mèche, elle la coupa et la disposa en spirale sur la première page de l’album, qu’elle me remit.

– Vous vous écrivez, n’est-ce pas ? Ne lui dites jamais que je suis malheureuse, tant que je vivrai, Marian. Si je venais à mourir la première, promettez-moi que vous lui remettrez cet album et dites-lui alors ce que je n’ai jamais pu lui dire : que je l’aimais !

Je le lui promis.

Elle se jeta à mon cou et éclata en sanglots. Elle se libérait ainsi de la contrainte qu’elle s’était imposée si longtemps. Puis, brusquement, elle alla s’étendre sur le sofa. Ses sanglots redoublaient et la secouaient tout entière.

C’est en vain que je la raisonnai, que j’essayai de la calmer. La crise enfin passée, elle était trop épuisée pour parler.

L’après-midi, elle sommeilla, et j’en profitai pour emporter l’album de croquis : il ne fallait pas qu’elle le revît à son réveil ! Lorsqu’elle rouvrit les yeux, mon visage était parfaitement calme si mon cœur ne l’était pas, et ni l’une ni l’autre nous ne fîmes plus, ce jour-là, la moindre allusion à l’entretien du matin avec sir Percival, plus la moindre allusion à Walter Hartright.

 

10 novembre.

Ce matin, l’ayant trouvée plus calme et reposée, je lui proposai d’aller parler moi-même à sir Percival et à son oncle, mais elle refusa avec une ferme douceur.

– J’ai fait la dernière tentative hier, Marian, maintenant, c’est trop tard !

Dans l’après-midi, sir Percival me dit avoir beaucoup réfléchi sur la conversation de la veille, il en était arrivé, m’expliqua-t-il, à la conviction que l’attachement de Laura n’était que passager, et il ne ressentait aucune jalousie. Il ne désirait même pas savoir si ce sentiment était déjà ancien et qui en avait été l’objet. Il avait pleine confiance en Laura, et ce qu’elle avait bien voulu lui avouer lui donnait une preuve supplémentaire de sa grande loyauté…

Il s’interrompit et me regarda, paraissant attendre quelque chose. Peut-être espérait-il que je lui répondrais aux questions mêmes qu’il disait ne plus vouloir se poser ? Certes, c’était injuste de ma part d’avoir pareil soupçon – j’évitai toute autre allusion à ce sujet délicat. Cependant, j’étais bien décidée à saisir la moindre occasion de plaider la cause de Laura, et je lui dis franchement qu’il était regrettable que, dans sa générosité, il ne fût pas allé jusqu’à rompre leurs fiançailles. Là encore, il me désarma, car il n’essaya nullement de se défendre. Il me fit seulement remarquer la différence qu’il y avait entre le fait de laisser à Laura la responsabilité de la rupture – ce qui n’était de sa part à lui qu’un simple acte de soumission – et le fait de décider lui-même cette rupture – ce qui aurait bel et bien été comme un suicide moral. L’attitude de Laura, la veille, avait à tel point fortifié son amour déjà si profond qu’il se sentait absolument incapable d’une décision aussi cruelle. Je devais sans doute, ajouta-t-il, le trouver faible, égoïste, insensible envers la femme même qu’il adorait, et il se résignait à m’approuver en cela… Mais l’avenir serait-il meilleur pour elle si elle restait célibataire, souffrant d’un attachement secret, que si elle épousait l’homme qui aurait baisé le sol sur lequel elle marchait ? Dans ce dernier cas, sans doute, le temps ferait beaucoup de choses…

L’aveu de Laura lui a donné un avantage, et il a décidé de s’en servir. Tout ce que l’on puisse encore espérer, c’est que, comme il le prétend, il obéisse, en agissant ainsi, à son irrésistible amour.

J’ai écrit aujourd’hui à deux anciens amis de ma mère, à Londres, les priant de trouver une situation à l’étranger pour le pauvre Hartright. Il m’inquiète presque autant que Laura.

 

11 novembre.

Sir Percival ayant obtenu une entrevue avec Mr Fairlie, ils m’ont priée d’y assister.

Je trouvai ce dernier très soulagé à la perspective du mariage proche de Laura. Mais, lorsqu’il suggéra de rapprocher encore la date, je bondis et pris un malin plaisir à l’énerver en protestant.

Sir Percival m’assura qu’il me comprenait et me pria de croire qu’il n’était pour rien dans cette suggestion. Mr Fairlie répéta sa proposition, comme si je n’avais rien dit, mais je refusai d’en parler à Laura si elle n’abordait pas ce sujet.

Sir Percival avait l’air sérieusement ennuyé.

Mr Fairlie allongea paresseusement les jambes sur son tabouret de velours vert et s’écria tandis que je sortais avec précipitation de la chambre :

– Chère Marian ! Comme j’envie votre vitalité ! Mais ne faites pas claquer la porte, je vous en supplie !

En entrant chez Laura, celle-ci me dit avoir appris que j’avais été appelée chez son oncle et m’en demanda la raison. Je la lui dis sans détour et ne lui cachai pas combien tout cela m’avait navrée. La réponse qu’elle me fit était bien la dernière à laquelle je me fusse attendue.

– Mon oncle n’a pas tort, dit-elle, j’ai causé suffisamment d’ennuis et de désagréments, Marian… Laissez Percival décider…

Je protestai contre cette abdication totale, mais en vain.

– Je suis tenue par ma parole, chérie, et j’ai rompu avec le passé. Même si je le retarde, le jour fatal devra quand même arriver. Alors, à quoi bon ?

L’aimant comme je l’aime, j’eusse préféré la voir révoltée et nerveuse que de constater cette affreuse passivité.

 

12 novembre.

Au petit déjeuner, ce matin, sir Percival me questionna au sujet de Laura, et je lui répétai ses paroles. Qu’aurais-je pu faire d’autre ?

Tandis que nous causions, elle entra elle-même, de cet air calme et indifférent qu’elle m’avait montré hier. Comme on se levait de table, sir Percival parvint à lui dire quelques mots en particulier, puis, presque aussitôt, il vint me rejoindre, cependant que Laura accompagnait Mrs Vesey.

Il me dit qu’il avait prié miss Fairlie de fixer elle-même la date du mariage, mais qu’elle avait exprimé le désir que ce fût lui qui en décidât.

Dans cette occasion encore, sir Percival est arrivé à ses fins avec presque toutes les apparences en sa faveur ; et Laura, s’étant résignée à ce mariage, garde encore tout son calme. Calme du désespoir… En renonçant à tout ce qui lui rappelait Hartright, elle semble avoir perdu toute sensibilité et toute tendresse. Tandis que j’écris ces lignes, il n’est que 3 h et sir Percival nous a déjà quittées avec l’ardeur d’un futur époux, pressé de préparer l’arrivée de sa jeune femme dans sa demeure du Hampshire. À moins d’un événement sensationnel, ils seront mariés avant la fin de l’année… exactement comme il l’avait souhaité. Mes doigts brûlent en l’écrivant !

 

13 novembre.

Nuit sans sommeil, tant je me tracasse pour Laura ! Il n’est pas possible qu’elle reste dans cette torpeur atroce ! J’ai écrit aux Arnold, dans le Yorkshire, pour leur annoncer notre visite. Ce sont de bons vieux amis, simples et accueillants, que Laura connaît depuis son enfance. Lorsque ma lettre fut partie, j’avouai à Laura ce que j’avais fait. J’aurais presque souhaité qu’elle résistât, mais elle me répondit simplement :

– J’irai n’importe où avec vous, Marian. Vous avez raison, je pense qu’un changement d’air me fera du bien.

 

14 novembre.

J’ai prévenu Mr Gilmore que le mariage était décidé et que j’emmenais Laura dans le Yorkshire pour sa santé. Je n’ai pas eu le cœur de donner plus de détails à notre vieil ami. Il en sera temps encore lorsque la date du mariage approchera.

 

15 novembre.

Trois lettres pour moi, ce matin. La première des Arnold, ravis à l’idée de nous voir arriver. La deuxième d’un des messieurs à qui j’avais écrit au sujet de Hartright, me disant avoir trouvé l’occasion de me faire plaisir. Une troisième de Walter lui-même, me remerciant avec effusion de lui avoir procuré le moyen de quitter sa maison, son pays et ses amis. Le dessinateur engagé pour accompagner une expédition ayant pour objet des fouilles dans les villes en ruines de l’Amérique centrale s’étant récusé à la dernière minute, Walter le remplace. Sa lettre se termine par la promesse de m’écrire encore un mot sur le bateau avant son départ de Liverpool. Fasse le Ciel que lui et moi agissions pour le mieux ! Mais, malheureux comme il est, pouvait-il rester en Angleterre ?

 

16 novembre.

La voiture est devant la porte. Nous partons pour le Yorkshire.

 

Polesdean Lodge

Yorkshire – 23 novembre.

La semaine que nous venons de passer, parmi ces amis bons et charmants, ne lui a encore fait que très peu de bien. Aussi ai-je décidé de prolonger notre séjour ici. Rien ne nous oblige à rentrer à Limmeridge pour le moment.

 

24 novembre.

Tristes nouvelles ce matin ! L’expédition pour l’Amérique centrale est en route depuis le 21 déjà. Nous nous sommes séparées d’un homme loyal et d’un véritable ami !…

 

25 novembre.

Tristes nouvelles, hier ! Sinistres nouvelles, aujourd’hui ! Sir Percival a écrit à Mr Fairlie et ce dernier nous demande de rentrer d’urgence. Qu’est-ce à dire ? Aurait-on fixé la date du mariage sans nous consulter ?

Share on Twitter Share on Facebook