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Rentré depuis une semaine à Londres, je reçus une lettre de miss Halcombe m’annonçant que sir Percival Glyde avait été définitivement accepté et que, selon ses désirs, le mariage aurait lieu fin décembre. L’anniversaire de miss Fairlie n’étant qu’en mars, elle deviendrait donc « lady Glyde » trois mois avant ses 21 ans.

Malgré moi, j’en fus surpris et navré à la fois. Le désappointement que me causait la brièveté de cette lettre s’ajoutant encore à mon pénible étonnement, je restai bouleversé toute la journée.

Miss Halcombe ajoutait que sir Percival avait quitté le Cumberland pour retourner chez lui, dans le Hampshire, et que, Laura ayant grand besoin d’un changement d’air et de distractions, elle l’emmenait chez des amis, dans le Yorkshire. La lettre se terminait là, sans expliquer ce qui avait amené miss Fairlie à accepter si soudainement sir Percival Glyde. Le lecteur lira le témoignage de miss Halcombe à ce sujet.

Pour moi, il me reste à donner certains détails au sujet du contrat de mariage.

Le grand-père, en mourant, avait laissé trois fils : Philip, Frédérick et Arthur. Philip, l’aîné, hérita de la propriété, mais étant mort sans laisser de fils, celle-ci revint de droit à son frère Frédérick, célibataire. L’autre frère mourut après, laissant une fille, Laura Fairlie, et un fils qui se noya à dix-huit ans. Laura devenait de ce fait héritière présomptive. À la mort de Frédérick, elle hériterait s’il ne laissait pas d’héritier mâle.

Si Laura Fairlie mourait vieille fille ou sans enfant, la propriété reviendrait de droit à Magdalen, fille d’Arthur, mais si elle se mariait avec le contrat que je comptais établir pour elle, le revenu de la propriété (3 000 livres par an) serait pour elle personnellement.

Si elle mourait avant son mari, celui-ci jouirait de ce revenu sa vie durant, et si elle avait un fils, celui-ci serait l’héritier. Au cas où il n’y aurait pas d’enfant, Laura disposerait à son gré du capital. À cette fin, je lui réservais le droit de faire un testament en faveur de miss Halcombe, sa demi-sœur, ou d’autres parents et amis. Mais si elle avait des enfants, les intérêts de ceux-ci, naturellement, passaient les premiers. Tous ceux qui liront cette clause la trouveront, je pense, équitable.

En outre, il y avait l’héritage personnel de son père, en possession duquel miss Fairlie entrerait à sa majorité. Elle jouissait enfin d’une rente viagère de 10 000 livres, rente qui devait revenir après sa mort à sa tante Éleanor, la sœur unique de son père. Pourquoi la tante n’aurait-elle ce legs que si sa nièce mourait avant elle ?

Mr Philip Fairlie et sa sœur Éleanor étaient restés en excellentes termes jusqu’au mariage de la jeune fille. Mais lorsque, ayant déjà atteint un certain âge, elle avait épousé un Italien – un comte italien – du nom de Fosco, Mr Fairlie avait à tel point désapprouvé cette alliance qu’il n’avait jamais plus voulu voir sa sœur ni entendre parler d’elle, et avait même rayé son nom de son testament. Les autres membres de la famille l’avaient jugé trop dur. Le comte Fosco, quoique peu fortuné, n’était pas un aventurier. Il jouissait d’un revenu personnel suffisant, occupait une place enviable dans la société et vivait en Angleterre depuis de nombreuses années. Tout cela, pourtant, ne satisfaisait pas Mr Fairlie. Celui-ci voyait la plupart des choses en Anglais « vieille manière », et il détestait un étranger, seulement et simplement parce que c’était un étranger. Il consentit, des années plus tard, cédant au désir de miss Fairlie, à remettre sa sœur dans son testament, mais en stipulant que le revenu des 10 000 livres reviendrait à Laura Fairlie, sa vie durant, et le capital, si sa tante mourait avant elle, à sa cousine Magdalen. Bien entendu, si l’on considérait les âges respectifs de l’une et de l’autre, il y avait peu de chances, dans l’ordre naturel des choses, que Mrs Fosco se vît un jour en possession des 10 000 livres, aussi se vengea-t-elle injustement de son frère en refusant toujours de rencontrer sa nièce et de croire que c’était grâce à elle que son propre nom figurait comme par le passé sur le testament de Mr Fairlie.

Toute affaire cessante, j’avais donc envoyé le projet à l’avocat-conseil de sir Percival, moins de huit jours après avoir reçu la lettre de miss Halcombe. Le document m’était retourné immédiatement par mon confrère. En ce qui concernait la première partie de l’héritage, on ne rencontrait aucune opposition de la part de l’avocat de sir Percival ; miss Fairlie devait jouir du revenu de tous ces biens, et le capital, à sa mort, irait à sa tante ou à sa cousine. Ses objections, pour la plupart, étaient sans grande importance, jusqu’à ce qu’il en vînt à une clause bien précise du contrat ; il l’avait marquée d’un double trait rouge et avait écrit dans la marge cette brève observation :

 

« Inadmissible. Le capital doit revenir à sir Percival s’il survit à lady Glyde, à l’exclusion de tout autre héritier. »

 

Ce qui revenait à dire que pas un sou de l’héritage de lady Glyde n’irait à miss Halcombe ou à quelqu’un d’autre, que la somme totale devait glisser dans la poche de son mari, si elle ne laissait pas d’enfant.

Ma réponse fut aussi sèche et brève que possible.

 

« Je maintiens la clause. Vôtre sincèrement. »

 

Ne recevant plus de nouvelles, je me décidai à écrire à Mr Fairlie, tuteur de miss Fairlie, et à lui expliquer la situation. J’ajoutai qu’après information je pouvais certifier que sir Percival était criblé de dettes et que ses revenus étaient insignifiants, vu la situation élevée qu’il occupait : ce qui expliquait l’opposition que je rencontrais.

La réponse de Mr Fairlie m’arriva par retour du courrier. Elle était vague et d’une légèreté inconcevable.

 

« Le cher Gilmore voudrait-il être assez obligeant pour ne pas ennuyer son ami avec des bagatelles comme une éventualité éloignée ? Est-il probable qu’une jeune femme de 21 ans meure avant son mari qui en a 45 ? Et, de plus, meure sans enfant ? D’autre part, est possible de sous-estimer à ce point la valeur de la paix et de la tranquillité dans un monde déjà si triste ? Si ces deux bénédictions peuvent être acquises en échange d’une babiole comme l’espoir lointain de posséder un jour 20 000 livres, n’est-ce pas une affaire régulière ? Alors, pourquoi s’y opposer ? »

 

Je rejetai la lettre avec dégoût. À ce moment, on frappa à la porte et Mr Merriman, avocat de sir Percival, fut introduit. Il existe dans le monde une variété infinie de praticiens, mais je pense que ceux avec lesquels il est le plus difficile de traiter sont ceux qui, sous des dehors joviaux, vous trompent délibérément. Mr Merriman était de cette catégorie.

– Et comment va ce bon Mr Gilmore ? commença-t-il, tout réjoui de sa propre amabilité. Je suis heureux de vous voir en aussi bonne santé, monsieur. Passant devant votre porte, je me suis décidé à venir vous voir supposant que vous auriez des nouvelles pour moi. Si nous essayions d’arranger de vive voix notre petite affaire ? Votre client vous a-t-il écrit ?

– Oui, et le vôtre ?

– Mon cher monsieur, je le souhaiterais de tout cœur, mais il est entêté ou plutôt résolu. « Merriman, m’a-t-il dit, je vous laisse le soin d’arranger tous les détails au mieux de mes intérêts. Ne m’en parlez plus avant que l’affaire ne soit terminée ! » Je vous assure que je suis un homme sensible, Mr Gilmore, et si cela ne dépendait que de moi, je ne vous aurais jamais envoyé la réponse que je vous ai écrite. Mais, puisque sir Percival compte sur moi, c’est mon devoir d’agir ainsi. J’ai les mains liées, mon cher, absolument liées !

– Alors, vous maintenez votre point de vue au sujet de cette clause ?

– Oui, le diable l’emporte ! mais je n’ai pas le choix !

S’approchant de l’âtre, il ajouta en se frottant les mains :

– Et que dit-on de votre côté ?

J’étais confus de le lui avouer et tâchai de gagner du temps en proposant une transaction.

– 20 000 livres, c’est une grosse somme à abandonner, dis-je.

– C’est vrai ! Absolument vrai ! dit Merriman.

– Une transaction sauvegardant les intérêts des deux parties effrayerait moins mon client, peut-être. Allons, Merriman, dites-moi jusqu’à combien vous réduiriez vos prétentions ?

– Jusqu’à 19999 livres 19 shillings et 11 pence 3/4 ! Ha ! Ha ! C’est une bonne petite plaisanterie, n’est-ce pas ?

– Petite, en effet ; elle ne vaut que le quart de penny pour lequel elle fut faite ! répondis-je avec mépris.

Mais Mr Merriman était enchanté et riait à gorge déployée. Ne me sentant pas d’aussi bonne humeur, je clôturai l’entretien.

– Nous sommes vendredi aujourd’hui. Eh bien ! donnez-nous jusqu’à mardi prochain pour vous envoyer une réponse définitive.

– Naturellement, reprit le gros homme. Plus longtemps même, si vous le désirez, mon cher monsieur.

Et prenant son chapeau, il ajouta :

– Au fait, vos clients du Cumberland n’ont-ils plus eu de nouvelles de la femme qui écrivit cette lettre anonyme ?

– Aucune. Avez-vous retrouvé sa trace ?

– Pas encore, mais nous ne désespérons pas. Sir Percival soupçonne quelqu’un de la cacher et nous surveillons cette personne de près.

– Vous faites allusion à la vieille femme qui l’accompagnait ?

– Oh ! pas du tout ! Nous n’avons pas encore mis la main sur cette vieille femme. Il s’agit d’un homme, et nous le tenons à l’œil, ici, à Londres. Nous le soupçonnons même de n’avoir pas été étranger à sa fuite de l’asile. Sir Percival voulait l’interroger dès maintenant, je l’en ai dissuadé, car cela n’aurait fait que le mettre en garde. « Surveillons-le, et attendons », ai-je dit. Nous verrons ensuite. Une femme dangereuse est en liberté, Mr Gilmore, personne ne sait ce qu’elle peut faire à présent. Je vous souhaite le bonjour, monsieur. J’attends le plaisir d’avoir de vos nouvelles, mardi prochain.

Il sourit très courtoisement et il sortit.

J’avoue avoir été plutôt distrait pendant les derniers instants de l’entretien. J’étais si préoccupé au sujet du contrat de mariage que je ne pouvais distraire mon attention ailleurs, et dès que je fus seul, je réfléchis à ce qu’il fallait faire.

En d’autres cas, j’aurais renoncé à la lutte. Mais il s’agissait de miss Fairlie pour qui j’avais une profonde affection. Son père me l’avait pour ainsi dire confiée, et j’étais décidé à ne reculer devant rien pour sauvegarder ses intérêts. Écrire une seconde fois à son tuteur, il ne fallait pas y songer : c’eût été lui donner une seconde occasion de me répondre à côté de la question. Je devais le voir et lui parler personnellement. J’avais peu de chances, certes, de le persuader de la meilleure voie à suivre, mais après avoir tenté d’y réussir, j’aurais la conscience tranquille, j’aurais fait tout ce qu’il m’était possible de faire en faveur de la fille unique de mon meilleur ami.

Le lendemain étant un samedi, je pris un aller et retour pour Limmeridge. Le temps était splendide : vent d’ouest et soleil éclatant. Comme je souffrais à nouveau, depuis quelques jours, d’un violent mal de tête – dont mon médecin, depuis plus de deux ans, m’avait si souvent dit de prendre garde –, je profitai de l’occasion pour faire un peu de marche. J’allai prendre le train au terminus, à Euston Square. Soudain, je vis un monsieur s’avancer vers moi et s’apprêtant à m’adresser la parole. C’était Mr Walter Hartright.

S’il ne m’avait pas salué le premier, je ne l’aurais certainement pas reconnu, tant il avait changé. Son visage était extrêmement pâle, son expression hagarde, et ses mouvements dénotaient une nervosité maladive. Ses habits, d’une parfaite élégance lors de notre première rencontre à Limmeridge House, étaient maintenant à ce point négligés que j’eusse rougi de voir un de mes clercs en porter de semblable.

– Y a-t-il longtemps que vous êtes revenu du Cumberland ? me demanda-t-il. Dans sa dernière lettre, miss Halcombe me dit que les explications de sir Percival ont été trouvées satisfaisantes. Savez-vous si le mariage aura lieu bientôt, Mr Gilmore ?

Il parlait tellement vite que j’avais de la peine à le suivre. Quoiqu’il ait eu une intimité passagère avec les habitants de Limmeridge House, je ne voyais pas de quel droit il me faisait ces questions, aussi résolus-je de couper court à la conversation.

– L’avenir vous le dira, Mr Hartright, répondis-je, et les journaux vous l’apprendront ! Mais vous paraissez moins bien portant qu’à notre dernière rencontre.

Il baissa les yeux l’espace d’une seconde, ses lèvres eurent une légère contraction, et je me reprochai aussitôt de lui avoir répondu de cette façon.

– Rien ne me donne le droit de vous demander la date de son mariage, Mr Gilmore, fit-il amèrement, comme s’il avait lu ma pensée. Vous avez raison, je l’apprendrai comme les autres par les journaux… En effet, je n’ai pas été bien portant ces derniers temps ; j’ai besoin de changer d’air et de milieu, et je pars pour l’étranger. Miss Halcombe a bien voulu m’aider de ses bonnes recommandations. C’est évidemment loin d’ici, mais peu m’importent la distance, le pays et le temps que je resterai là-bas.

Tout en parlant, il regardait d’un côté et de l’autre la foule des inconnus qui passait près de nous, comme s’il pensait que quelqu’un, peut-être, nous surveillait.

– Je vous souhaite bon voyage, dis-je, et j’ajoutai, afin de ne pas trop le tenir dans l’ignorance de ce qui se passait chez les Fairlie : Quant à moi, je pars pour Limmeridge, où j’ai affaire avec Mr Fairlie. Les jeunes filles sont en ce moment chez des amis, dans le Yorkshire.

Ses yeux brillèrent, allait-il me répondre ? Non. Ses traits se contractèrent encore. Il me prit la main, la serra avec force, et il disparut dans la foule sans avoir prononcé un mot de plus. Je le connaissais à peine et pourtant, tandis que je le suivais des yeux, j’éprouvais une sorte de regret. Je connais assez les jeunes hommes pour voir à certains signes extérieurs s’ils s’égarent et je suis navré de devoir dire qu’en me dirigeant vers la gare, je songeais avec appréhension à l’avenir de Mr Hartright.

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