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J’arrivai à Limmeridge pour le dîner. La maison était déserte et d’un calme oppressant. J’avais cru que Mrs Vesey me tiendrait compagnie en l’absence des deux jeunes filles, mais ayant pris froid, elle gardait la chambre. En me voyant arriver, l’agitation s’empara des domestiques. Mr Fairlie, à qui j’avais demandé une entrevue, me fit répondre que ma venue subite lui avait donné des palpitations et qu’il me recevrait le lendemain.

Le vent souffla avec rage toute la nuit, et l’on entendait d’inquiétants craquements un peu partout dans la maison : je dormis aussi mal que possible. À 10 h du matin, je fus introduit chez Mr Fairlie, que je trouvai comme d’habitude entouré de gravures et de pièces de monnaie qu’il examinait à l’aide d’une loupe.

– Ce très cher ami ! dit-il nonchalamment à mon entrée. Allez-vous bien ? Comme c’est gentil de venir me voir dans ma solitude ! Cher Gilmore, va !

– Je suis venu vous entretenir d’une question très importante relative aux intérêts de votre nièce et de votre famille, Mr Fairlie, et je vous serais très reconnaissant de m’écouter avec attention.

– Ne faites pas tant de bruit ! s’écria-t-il en fermant les yeux. Ne me fatiguez pas, je vous en prie ! Je ne suis pas assez fort !

J’étais déterminé cependant à continuer, malgré ses lamentations.

– Mon but est de vous prier de considérer à nouveau votre lettre et de ne pas me forcer à abandonner les droits de votre nièce. Laissez-moi vous expliquer encore la situation, pour la dernière fois.

Mr Fairlie soupira désespérément :

– Vous n’avez pas de cœur, Mr Gilmore ! Mais continuez !

Tandis que je développais avec soin mon sujet, il garda les yeux fermés et la tête renversée en arrière. Lorsque j’eus terminé, il les rouvrit et respira des sels.

– Brave Gilmore ! Comme c’est beau ce que vous faites et comme vous me réconciliez avec l’humanité !

– Donnez une réponse précise à une question précise, Mr Fairlie. Je vous répète que sir Percival n’a aucun droit à obtenir plus que le revenu de la fortune de sa femme et qu’elle doit retourner à la famille, si celle-ci meurt sans enfant. Si vous restez ferme, sir Percival devra céder, sinon il risque d’être accusé de n’épouser miss Fairlie que pour sa fortune.

– Cher Gilmore ! Comme vous détestez le rang et la société, n’est-ce pas ? Comme vous haïssez sir Percival parce qu’il est baronnet ! Quel radical vous êtes, Gilmore ! Quel radical !

Radical ! Moi qui, toute ma vie, avais défendu les principes conservateurs, c’en était trop ! Mon sang ne fit qu’un tour, et je me levai indigné.

– Pour l’amour du Ciel ! ne faites pas trembler toute la chambre, cria Mr Fairlie. Je n’ai pas voulu vous offenser, très estimé Gilmore. Mes idées sont aussi libérales que les vôtres. Oui, nous faisons une paire de vrais radicaux. Ne vous fâchez pas, je vous prie, je n’ai pas assez de forces pour me disputer avec vous. Changeons de sujet, voulez-vous, et admirez ces merveilleuses eaux-fortes, n’est-ce pas, mon bon Gilmore ?

Tandis qu’il marmonnait de la sorte, je reprenais mon sang-froid et, méprisant ses impertinences, je poursuivis :

– Vous vous trompez absolument en pensant que je parle avec parti pris contre sir Percival, mais le principe que je maintiens est juste. Si vous demandiez l’avis de n’importe quel avocat du voisinage, il vous dirait en tant qu’étranger ce que je vous ai dit en tant qu’ami. Il vous dirait que c’est contraire à toutes les règles d’abandonner toute la fortune d’une femme dans les mains de l’homme qu’elle va épouser et refuserait au point de vue légal de donner au mari un avantage de 20 000 livres conditionné par la mort de sa femme !

– Vraiment, Gilmore ? Mais s’il osait me dire la moitié d’une chose aussi horrible, je vous assure que je le ferais mettre immédiatement à la porte par Louis.

– Vous n’arriverez pas à me décontenancer, Mr Fairlie… par amitié pour Laura et par respect pour la mémoire de son père… non, vous n’y arriverez pas. Mais avant que je quitte cette chambre, vous prendrez sur vous seul la responsabilité d’un contrat aussi scandaleux !

– Je vous en prie, Mr Gilmore ! Je vous en prie. Songez donc combien votre temps est précieux, ne le gaspillez pas. Quant à moi, je n’ai pas assez de forces pour discuter avec vous ! Vous désirez me tracasser, vous tracasser vous-même, tracasser Glyde et tracasser Laura, et tout cela au nom de la dernière chose qui semble devoir jamais arriver ! Non ! cher ami, au nom de la tranquillité et de la paix, définitivement, non !

– Alors, si je vous comprends bien, vous vous en tenez à la décision contenue dans votre lettre ?

– Oui, s’il vous plaît. Si heureux de nous être compris enfin ! Asseyez-vous encore un peu, je vous en prie.

Je me dirigeai vers la porte sans répondre. Avant de sortir, je me retournai encore :

– Quoi qu’il arrive, monsieur, souvenez-vous que je vous ai prévenu !

– Louis, dit Mr Fairlie au valet de chambre qui entrait, reconduisez Mr Gilmore et veillez à ce qu’on lui serve un bon lunch.

J’étais trop écœuré pour ajouter un mot ; je le quittai. À 2 h de l’après-midi, je pris le train pour Londres. Le mardi suivant, j’envoyai le contrat remanié qui déshéritait pratiquement les seules personnes à qui miss Fairlie voulait laisser sa fortune. Si je ne l’avais pas fait, un autre avocat l’aurait fait à ma place.

Le rôle que j’ai joué dans cette histoire est maintenant terminé. Je passe la plume à quelqu’un d’autre en concluant tristement, pour ma part, que jamais ma fille, si j’en avais eu une, n’aurait eu un contrat de mariage comme celui que je fus obligé d’établir pour Laura Fairlie.

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