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Plus aucune parole ne fut échangée entre nous sur le chemin du retour.

Miss Halcombe se précipita aussitôt vers la chambre de sa sœur et je montai dans mon studio, afin de mettre de l’ordre dans les gravures de Mr Fairlie avant de les confier à d’autres mains. Maintenant que j’étais seul, toutes les paroles de miss Halcombe me revenaient à l’esprit.

Elle était fiancée et son futur mari était sir Percival Glyde, un homme portant le titre de baronnet, propriétaire dans le Hampshire ! Il existait des centaines de baronnets en Angleterre et des douzaines de propriétaires dans le Hampshire ! Je n’avais donc aucune raison de voir, dans les questions pleines de méfiance que m’avait posées la Dame en blanc, une allusion à sir Percival Glyde. Et cependant, je ne pus pas m’en empêcher. Était-ce parce que son nom était maintenant uni dans mon esprit à celui de miss Fairlie, et que celle-ci me faisait penser à Anne Catherick depuis le fameux soir où j’avais découvert entre elles une ressemblance fatale ? Les événements du matin m’avaient-ils à ce point énervé que je me trouvais à la merci de mon imagination ? Je ne sais, mais je sentais que la conversation que j’avais eue avec miss Halcombe en revenant du pavillon m’avait profondément bouleversé. J’avais la sensation d’un danger inconnu et l’impression que mon départ du Cumberland ne m’empêcherait pas d’être mêlé aux événements futurs, l’impression aussi qu’aucun de nous n’entrevoyait l’issue de tout cela telle qu’elle serait réellement. Quoique je souffrisse intensément de la fin misérable de mon amour présomptueux, mon angoisse quant au malheur que je sentais planer sur nos têtes me bouleversait encore davantage.

J’avais travaillé une demi-heure à peine lorsqu’on frappa à ma porte. Miss Halcombe entra d’un air agité et mécontent. Saisissant une chaise avant que je n’eusse le temps de la lui offrir, elle s’assit près de moi.

– Mr Hartright, me dit-elle, j’avais espéré que tous les sujets de conversation pénibles entre nous avaient été épuisés ce matin. Je m’étais trompée. Une main cachée et vile tâche d’effrayer ma sœur au sujet de son mariage. Vous vous rappelez la lettre que le jardinier apportait ce matin pour miss Fairlie ?

– Certainement.

– C’était une lettre anonyme… une misérable tentative dans le but d’amoindrir l’estime que ma sœur porte à sir Percival Glyde. Cette lettre l’a mise dans un tel état d’anxiété que j’ai eu toutes les peines du monde à la calmer avant de venir jusqu’ici. Je sais que c’est une affaire de famille dont je ne devrais pas vous parler et qui, pour vous, n’offre aucun intérêt, mais…

– Excusez-moi, miss Halcombe, de vous interrompre, mais tout ce qui touche au bonheur de miss Fairlie ou au vôtre m’intéresse au plus haut point.

– Je suis heureuse de vous l’entendre dire, car vous êtes la seule personne dans la maison qui puisse me conseiller. Dans son état de santé et avec son horreur des difficultés, Mr Fairlie ne peut m’être d’aucun secours. Le pasteur est un homme bon et faible qui ne connaît rien en dehors de la routine de ses devoirs, et nos voisines sont de ces relations anodines sur lesquelles on ne peut compter ni dans les ennuis ni dans les dangers. Ce que je veux savoir, c’est si je dois tâcher immédiatement de découvrir l’auteur de cette lettre, ou si je dois attendre demain pour demander l’avis du conseiller privé de Mr Fairlie. C’est une question peut-être très importante de perdre ou de gagner un jour. Dites-moi ce que vous en pensez, Mr Hartright ? Si je n’avais pas été déjà obligée de faire de vous mon confident dans des circonstances très délicates, je n’aurais pas d’excuse pour vous parler ainsi, mais, après tout ce que je vous ai déjà dit, il m’est permis, je crois, d’oublier que vous n’êtes notre ami que depuis trois mois.

Elle me tendit la lettre qui commençait sans en-tête, et je lus :

 

« Croyez-vous aux songes ? Je l’espère pour votre salut. Regardez ce que dit l’écriture à ce sujet (Genèse XL, 8, XLI, 25, Daniel IV, 18, 25) et écoutez mon avertissement avant qu’il ne soit trop tard. La nuit dernière, j’ai rêvé de vous, miss Fairlie. J’ai rêvé que j’étais dans le chœur de l’église d’un côté de l’autel et que le pasteur se trouvait de l’autre.

» Après quelques instants, venant d’une aile de l’église, s’avancèrent vers nous une femme et un homme, afin qu’on les marie. La femme, c’était vous, miss Fairlie, si jolie, si innocente dans votre ravissante robe de soie blanche et sous votre voile de dentelle fine, que mon cœur se serra et que les larmes me montèrent aux yeux. C’étaient des larmes de pitié, bénies par le Ciel, qui, au lieu de tomber de mes yeux comme les pleurs que nous versons chaque jour, devinrent deux rayons lumineux qui se dirigèrent vers l’homme debout devant l’autel, près de vous. Les rayons allèrent droit à son cœur, que je pus voir jusque dans ses coins les plus secrets.

» L’apparence extérieure de l’homme que vous alliez épouser était avenante. Il n’était ni trop grand ni trop petit, paraissait avoir 45 ans et possédait un esprit brillant et aimable. Son visage était pâle, le devant de sa tête était dégarni, mais les cheveux qui lui restaient étaient d’un noir de jais. Il ne portait pas de barbe, mais des favoris et une moustache. Ses yeux bruns étaient intelligents et son nez droit et fin ressemblait à celui d’une femme. Ses mains étaient efféminées et délicates. De temps à autre, il était secoué par une toux sèche et, lorsqu’il portait la main droite à sa bouche, on voyait au dos de celle-ci la cicatrice d’une ancienne blessure.

» Mon rêve est-il exact, miss Fairlie ? Vous le savez mieux que personne. Lisez maintenant ce que je vis au fond du cœur de cet homme et faites-en votre profit.

» L’intérieur de son cœur était noir comme la nuit et, en lettres de feu, j’y vis écrits ces mots : “Sans pitié et sans remords. Il a semé le malheur dans la vie des autres et il vivra pour semer la souffrance dans celui de sa compagne.”

» Voilà ce que je lus. Les rayons de lumière montèrent ensuite jusqu’au-dessous de son épaule et, derrière lui, je vis un démon qui riait. Les rayons se déplacèrent encore et touchèrent votre épaule et, derrière vous, je vis un ange qui pleurait.

» Pour la troisième fois alors, les rayons changèrent de placé et se mirent entre vous et cet homme. Puis, doucement, ils s’élargirent de plus en plus, vous séparant l’un et l’autre. Le pasteur chercha en vain l’office de mariage dans son gros livre, il ne le trouva pas et… désespéré, le ferma.

» Je m’éveillai alors, les yeux remplis de larmes et le cœur battant, car je crois aux songes. Croyez-y aussi, miss Fairlie, je vous en supplie. Joseph, Daniel et d’autres encore dans l’Écriture, avaient foi dans les rêves.

» Avant de dire les mots qui feront de vous sa malheureuse femme, renseignez-vous sur le passé de cet homme qui porte une cicatrice à la main. Je ne vous donne pas ce conseil dans mon intérêt, mais dans le vôtre. Tant que je vivrai, je veillerai sur vous, car vous occupez une tendre place dans mon cœur, en souvenir de votre mère qui fut ma première, ma meilleure et mon unique amie. »

 

Cette lettre étrange se terminait sans signature. L’écriture, tracée sur un papier ligné, en caractères conventionnels et serrés, ne pouvait donner aucune indication. Elle était d’ailleurs défigurée par les taches.

– Cette lettre ne vient pas d’une personne illettrée, déclara miss Halcombe, et cependant elle n’a pas été écrite par quelqu’un d’instruit et de distingué. L’allusion à la robe de mariée et au voile, ainsi que d’autres petits détails semblent indiquer qu’elle a été rédigée par une femme. Qu’en pensez-vous, Mr Hartright ?

– Je le crois aussi. Il me semble que cette missive vient non seulement d’une femme, mais d’une femme dont le cerveau doit être un peu…

– Dérangé ? suggéra miss Halcombe. J’y pensais.

Je ne répondis pas, les yeux fixés sur la dernière phrase de la lettre : « Tant que je vivrai, je veillerai sur vous, car vous occupez une tendre place dans mon cœur, en souvenir de votre mère qui fut ma première, ma meilleure et mon unique amie. » Ces paroles, comme le doute qui m’était venu quant à l’équilibre mental de l’auteur de la lettre, me suggéraient une pensée que j’avais peur de formuler tout haut. Je commençais à me demander si mes facultés n’étaient pas aussi un peu atteintes. Il semblait que c’était une manie de ma part de rapporter toutes les choses étranges qui arrivaient à la même source cachée, à la même sinistre influence. Je pris la ferme résolution, cette fois, de ne plus tirer de conclusions avant d’avoir des preuves.

– Si nous avons une chance de retrouver cette personne, dis-je en rendant la lettre, il me semble que c’est en saisissant cette occasion qui se présente. Je pense que nous devrions questionner le jardinier au sujet de cette vieille femme, puis continuer nos recherches dans le village. Mais d’abord, permettez-moi une question. Vous m’avez parlé de consulter demain le conseiller légal de Mr Fairlie. N’y aurait-il pas moyen de l’atteindre plus tôt ? Pourquoi pas aujourd’hui, par exemple ?

– Je ne puis vous l’expliquer qu’en entrant dans quelques détails au sujet du mariage de ma sœur, détails dont je n’avais pas jugé nécessaire, ce matin, de vous mettre au courant. Un des principaux objectifs de sir Percival en venant ici lundi est de fixer la date de son mariage, restée imprécise jusqu’à présent. Il désire vivement que l’événement ait lieu avant la fin de l’année.

– Miss Fairlie est-elle au courant ?

– Elle ne le soupçonne même pas et, après ce qui vient de se passer, je ne voudrais pas prendre la responsabilité de l’éclairer. Sir Percival n’a fait part de ses intentions qu’à Mr Fairlie, qui m’a assurée lui-même que, en tant que tuteur de Laura, il était tout à fait d’accord. Il a écrit, à Londres, à notre avocat de famille, Mr Gilmore. Mais celui-ci, étant en tournée d’affaires à Glasgow, a répondu qu’il passerait par Limmeridge House à son retour. Il arrivera demain et restera avec nous plusieurs jours, afin de donner à sir Percival le temps de plaider sa propre cause. Si celui-ci réussit, Mr Gilmore retournera à Londres, nanti des instructions relatives au contrat de mariage de Laura. Voilà pourquoi je proposais d’attendre demain, afin d’avoir l’avis d’un avocat. Mr Gilmore est le vieil ami des Fairlie depuis deux générations, et nous pouvons avoir pleine confiance en lui.

Le contrat de mariage ! Le seul fait d’entendre ces paroles me plongea dans une jalousie qui allait empoisonner le meilleur de moi-même. Oserais-je l’avouer ? Je souhaitais, avec un vif sentiment de haine, que les accusations de la lettre anonyme contre sir Percival soient fondées. Qu’arriverait-il si la vérité pouvait être prouvée avant le mariage ? J’ai essayé de me leurrer sur la nature de mes sentiments et de me persuader que mon profond amour pour miss Fairlie était seul à me guider, mais je dois confesser aujourd’hui que l’aversion féroce que j’avais conçue pour l’homme qui allait l’épouser était plus forte encore.

– Si nous voulons découvrir quelque chose, repris-je, nous ne devons pas perdre une minute. Je ne puis que suggérer une seconde fois de questionner le jardinier, puis de nous diriger vers le village.

– Je pense pouvoir vous aider dans les deux cas, répondit miss Halcombe en se levant. Allons, Mr Hartright, et agissons pour le mieux.

Au moment de lui ouvrir la porte, je m’arrêtai soudain :

– L’un des paragraphes de la lettre anonyme contient une description assez précise du futur mari, mais le nom de sir Percival n’est pas mentionné. Cette description est-elle exacte ?

– Absolument, même en lui donnant 45 ans.

45 ans ! Et elle en avait 21 à peine ! Je sais que des mariages de ce genre se font souvent et l’expérience a prouvé qu’ils étaient parfaitement heureux… et… cependant… la pensée que cet homme pût devenir le mari de Laura Fairlie augmenta encore ma haine et ma méfiance envers lui.

– Absolument exacte, reprit miss Halcombe, jusqu’à la cicatrice sur la main droite, suite d’une blessure reçue au cours d’un voyage en Italie, il y a plusieurs années. Il n’existe aucun doute que l’auteur de la lettre ne connaisse intimement sir Percival.

– Même cette toux sèche, qui le gêne souvent ?

– Oui ! C’est encore juste. Ses amis s’inquiètent de l’entendre tousser ainsi, mais lui-même prend cela à la légère.

– Je suppose que vous n’avez jamais entendu dire quelque chose de mal contre lui ?

– Mr Hartright !… J’espère que vous ne vous laissez pas influencer par cette lettre infâme.

Le sang me monta au visage, car je savais avoir été impressionné malgré moi.

– Je souhaite que non ! répondis-je avec embarras, mais peut-être n’ai-je pas le droit de poser toutes ces questions.

– Je ne suis pas fâchée, au contraire, que vous le fassiez, car cela me fournit l’occasion de rendre justice à la réputation de sir Percival. Ni ma famille ni moi-même n’avons jamais entendu formuler l’ombre d’un blâme contre lui. Il est sorti avec succès de deux élections assez mouvementées et, en Angleterre, un homme qui obtient cela a une personnalité établie !

J’ouvris la porte en silence et la suivis, mais je n’étais pas convaincu. L’ange de la Justice en personne serait-il apparu à ce moment-là, pour prouver la véracité de ces paroles, que je ne l’aurais pas cru.

Nous trouvâmes le jardinier à sa besogne habituelle. Aucune de nos nombreuses questions ne parvint à le faire sortir de sa stupidité. La femme qui lui avait remis la lettre était vieille, elle ne lui avait pas dit un mot et elle était repartie vivement du côté du sud. C’est tout ce que nous en tirâmes. Nous prîmes le chemin du village, qui se trouvait au sud de la propriété.

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