12

Malgré toutes nos recherches à Limmeridge, nous ne découvrîmes absolument rien. Trois villageois certifièrent avoir vu la femme. Comme aucun n’était capable de nous la décrire et que chacun indiquait une direction différente comme étant celle qu’elle avait prise, nous renonçâmes à les questionner davantage. En marchant, nous étions arrivés au bout du village, à l’endroit où se dresse l’école fondée par Mrs Fairlie. Je suggérai à miss Halcombe de faire une dernière investigation chez le maître d’école, que, vu sa profession, nous pouvions supposer être l’homme le plus intelligent de la région.

– Je crains fort qu’il ait été occupé avec ses élèves au moment où la femme a dû traverser le village, répondit-elle, mais nous pouvons essayer quand même.

Nous entrâmes dans le préau et nous dirigeâmes vers la classe des garçons, au fond du bâtiment. En passant devant la fenêtre, je jetai un coup d’œil à l’intérieur et vis le professeur, juché à son haut pupitre, haranguant ses élèves massés autour de lui, à l’exception d’un seul qui se tenait en pénitence dans un coin.

La porte était entrouverte et nous entendions distinctement la voix du maître.

– Écoutez bien ce que je vous dis, mes enfants. Si j’entends encore un seul mot de ces histoires de revenant, gare à vous ! Les revenants n’existent pas ! Un garçon qui croit aux fantômes croit à l’impossible, et celui qui croit à l’impossible se révolte contre la raison et la discipline. Il doit être puni. Vous voyez tous Jacob Postlethwaite, en punition dans ce coin. Il n’a pas été puni parce qu’il a dit avoir vu un fantôme, la nuit dernière, mais parce qu’il persiste à affirmer qu’il a vu un revenant, alors que je lui dis que c’est impossible. S’il s’obstine encore, je le bâtonnerai pour forcer le fantôme à sortir de sa tête et, si vous le croyez aussi, je bâtonnerai toute la classe.

– Il semble que nous ayons mal choisi notre moment, murmura miss Halcombe à mi-voix, ouvrant la porte et entrant dans la classe.

Notre apparition produisit une grande impression parmi les garçonnets qui semblaient croire que nous arrivions pour assister à la bastonnade de Jacob.

– Retournez tous dîner, dit le maître d’école, à l’exception de Jacob, qui doit rester ici. Le revenant peut lui apporter son dîner, si bon lui semble.

Le courage du petit garçon l’abandonna tout d’un coup devant la disparition de ses compagnons et la perspective de devoir se passer de dîner. Il enleva les mains de ses poches, les regarda un moment fixement, puis se frotta les yeux en sanglotant bruyamment.

– Nous sommes venus ici vous poser quelques questions, Mr Dempster, commença miss Halcombe, s’adressant au maître d’école, et nous ne nous attendions guère à vous voir occupé à chasser un revenant. Que veut dire tout cela, qu’est-il arrivé au juste ?

– Ce petit misérable a effrayé toute la classe, miss Halcombe, répondit le professeur, en prétendant avoir vu un fantôme hier soir, et il s’obstine à le soutenir malgré mes remontrances.

– C’est très étrange, dit miss Halcombe. Je n’aurais pas cru qu’un de vos élèves fût capable d’autant d’imagination. C’est pour vous un surcroît de labeur dans la formation des jeunes cerveaux de Limmeridge, Mr Dempster, et je vous souhaite bonne chance. Mais laissez-moi vous expliquer le but de notre visite.

Miss Halcombe répéta alors au maître d’école les questions que nous avions posées au village, sans plus de succès. Mr Dempster n’avait pas vu l’étrangère que nous cherchions.

– Nous ferions mieux de retourner à la maison, Mr Hartright, me dit-elle alors d’un air déçu, nous ne trouverons rien ici.

Ce disant, elle salua Mr Dempster et elle se dirigeait vers la porte, lorsque son attention fut attirée par le jeune Jacob en pénitence dans son coin. Voulant donner un peu d’encouragement au petit entêté, elle lui dit doucement :

– Espèce de petit sot ! Pourquoi ne demandez-vous pas pardon à Mr Dempster ? Pourquoi ne lui promettez-vous pas de ne plus jamais parler du fantôme ?

– Mais j’ai vu le fantôme ! insista Jacob d’un air terrifié, en éclatant en larmes.

– Balivernes et sottises ! Vous n’avez rien vu du tout. Un revenant, vraiment ! Un fantôme !…

– Je m’excuse, miss Halcombe, interrompit le professeur avec embarras, mais je pense que vous feriez mieux de ne pas questionner l’enfant. La folie de son histoire est au-delà de toute imagination et il pourrait offenser inconsciemment…

– Offenser quoi ? demanda sèchement miss Halcombe.

– Offenser vos sentiments, répondit Mr Dempster, bouleversé.

– Ma parole, Mr Dempster, vous me faites beaucoup d’honneur en me croyant assez influençable pour me laisser offenser par un tel moutard !

Elle se tourna ensuite d’un air sarcastique vers le petit Jacob :

– Allons ! venez ici. Je désire savoir tout, espèce de petit drôle ! Quand avez-vous vu un fantôme ?

– Hier, à la tombée de la nuit, répondit le gosse.

– Ah ! vous l’avez vu hier soir, au crépuscule ? Et comment était-il ?

– Tout blanc, comme un vrai fantôme doit être.

– Et où était-il ?

– Dans le cimetière naturellement, comme tous les revenants.

– Comme tous les revenants, comme un vrai fantôme ! Vous parlez comme si les habitudes et les coutumes des revenants vous étaient familières depuis votre prime enfance ! En tout cas, vous connaissez votre histoire sur le bout des doigts, mon petit ami. Je suppose que vous allez me dire également qui était ce fantôme ?

– Et bien, oui, je puis vous le dire ! répondit Jacob d’un air triomphant.

Mr Dempster avait déjà tâché, mais en vain, d’interrompre son élève. Cette fois cependant, il s’interposa résolument :

– Excusez-moi, miss Halcombe, si je me permets de vous dire qu’en questionnant cet enfant, vous l’encouragez.

– Je n’ai plus qu’une question à lui poser et je serai satisfaite, Mr Dempster. Eh bien ! continua-t-elle en s’adressant à nouveau au garçonnet, ce fantôme était celui de qui ?

– De Mrs Fairlie, murmura Jacob dans un souffle.

L’effet que cette réponse produisit sur miss Halcombe justifiait pleinement les efforts qu’avait faits le maître d’école pour l’éviter. Son visage devint cramoisi d’indignation et elle se retourna vers le petit Jacob avec un air de telle colère que celui-ci éclata de nouveau en pleurs. Mais, au lieu de parler à l’enfant, elle s’adressa au maître d’école :

– Il est inutile de rendre cet enfant responsable de ses paroles, déclara-t-elle. J’ai l’impression qu’elles lui ont été dictées par d’autres. S’il existe dans ce village des personnes qui ont oublié le respect et la gratitude qu’elles doivent à la mémoire de ma mère, Mr Dempster, je les découvrirai bien et si j’ai quelque influence sur Mr Fairlie, elles s’en repentiront, je vous le jure.

– J’espère vraiment… je suis même certain, mademoiselle, que vous vous méprenez, dit le maître d’école. Toute cette histoire est née de l’imagination insensée de ce garçon. Tandis qu’il traversait le cimetière hier soir, il a vu ou il a cru voir une dame en blanc, debout près de la tombe de Mrs Fairlie. Ces circonstances seules ont suggéré à l’enfant la réponse qui vous a si naturellement offensée.

Quoique miss Halcombe ne parût pas convaincue, elle sentit que le maître d’école avait peut-être raison et, le remerciant de son explication, elle lui promit de le tenir au courant. Puis, saluant, elle sortit.

Pendant cette scène, j’étais resté à l’écart, écoutant attentivement et tirant mes propres conclusions. Dès que nous fûmes à nouveau seuls, miss Halcombe me demanda si j’avais une opinion.

– Une opinion très solide, répondis-je. Je pense que l’histoire racontée par ce garçonnet est fondée et j’avoue être pressé de voir par moi-même la tombe de Mrs Fairlie et d’examiner la terre aux alentours.

– Je vais vous la montrer, me répondit ma compagne puis, s’arrêtant, elle ajouta d’un air distrait : Ce qui s’est passé dans la classe m’a complètement fait oublier le but de notre visite. Croyez-vous que nous devions abandonner les recherches et remettre la chose, demain, entre les mains de Mr Gilmore ?

– Certainement non ! miss Halcombe. Ce qui s’est passé dans cette classe m’encourage au contraire à persévérer dans nos investigations.

– Pourquoi ?

– Parce que cela renforce un soupçon que j’ai eu en lisant la lettre anonyme.

– Je suppose que vous avez vos raisons pour me cacher ce soupçon, Mr Hartright ?

– J’avais peur d’y croire moi-même. Je croyais que c’était absurde et craignais qu’il ne fût l’effet de mon imagination. Maintenant je vois que je n’avais pas tort. Non seulement les réponses de l’enfant à vos questions, mais même certaines paroles du maître d’école, m’ont donné la même impression. Les événements peuvent me décevoir, miss Halcombe, mais en ce moment, j’ai la conviction que le fantôme du cimetière et l’auteur de la lettre anonyme ne sont qu’une seule et même personne.

Elle s’arrêta en pâlissant et me regarda avec anxiété.

– Quelle personne ?

– Le maître d’école vous l’a dit inconsciemment en parlant du personnage que le garçonnet avait vu dans le cimetière, il l’appela : « Une dame en blanc ».

– Ce n’est pas Anne Catherick ?

– Oui, Anne Catherick !

Passant la main sous mon bras, elle s’y appuya fortement.

– Je ne sais pourquoi, dit-elle, mais dans vos soupçons il existe quelque chose qui m’épouvante et m’énerve. Je sens… (S’arrêtant, elle essaya de sourire, puis ajouta :) Mr Hartright, je vais vous montrer la tombe de ma mère, puis je rentrerai immédiatement. Il vaut mieux que je ne laisse pas Laura seule trop longtemps… Il vaut mieux que je reste près d’elle…

Nous approchions du cimetière. L’église, sombre bâtisse en pierre grise, se trouvait enfouie dans une petite vallée, où elle était fort bien préservée de la bise qui soufflait. Le champ des morts s’avançait jusqu’au versant de la colline et était entouré d’un petit mur de pierre. Quelques arbustes nains y poussaient sur une herbe maigre, traversée par un petit ruisseau qui descendait de la montagne. Juste au-delà de ce ruisseau, s’élevait la croix de marbre blanc qui distinguait la tombe de Mrs Fairlie des pauvres tombes voisines.

– Il est inutile que je vous accompagne jusque-là, déclara miss Halcombe en me désignant le monument. Vous me direz tout à l’heure si vous avez découvert quelque chose confirmant vos soupçons. Nous nous retrouverons à la maison.

Tandis qu’elle me quittait, je me dirigeai rapidement vers le cimetière et franchis la marche qui me conduisait directement sur la tombe de Mrs Fairlie.

L’herbe qui l’environnait était trop courte et la terre trop dure pour me permettre de déceler aucune trace de pas. Désappointé, j’examinai avec attention la croix et le bloc de marbre qui portait l’épitaphe. La blancheur de la croix était souillée çà et là par la pluie, et la stèle l’était aussi, sur le côté où était gravée l’épitaphe. L’autre partie de la stèle, cependant, attira aussitôt mon attention : elle était parfaitement nette, avait repris son éclat premier. Je l’examinai mieux, et je vis que le marbre, à cet endroit, avait été récemment nettoyé – de haut en bas. Qui donc avait entrepris cette tâche sans la terminer ?

Je regardai autour de moi, me demandant si je n’allais pas rencontrer quelqu’un qui pourrait répondre à ma question. Aucune habitation ne se voyait de l’endroit où je me trouvais ; le cimetière n’appartenait qu’aux morts.

Je retournai vers l’église, la contournai et me trouvai au bout d’un sentier conduisant à une carrière de pierres, abandonnée.

Adossé à la carrière, un petit cottage était construit ; devant la porte, une vieille femme lessivait.

Je me dirigeai vers elle et entamai une conversation sur l’église et le cimetière. Elle ne demandait qu’à bavarder et, dès les premiers mots, je savais que son mari remplissait les fonctions de sacristain et de fossoyeur. J’admirai le monument de Mrs Fairlie, mais la vieille femme hocha la tête en me disant que je ne l’avais pas vu en bon état. C’était le travail de son mari de l’entretenir, mais le pauvre homme s’était senti si faible et si souffrant depuis quelques mois qu’il était à peine arrivé à remplir ses fonctions à l’église, le dimanche. Il allait un peu mieux actuellement et d’ici une semaine ou deux, espérait pouvoir se remettre au travail et nettoyer le monument.

Cette information, extraite d’une longue réponse embrouillée en dialecte du pays, me renseignait largement. Je donnai quelques sous à la pauvre vieille et retournai à Limmeridge House.

Le nettoyage partiel du monument avait donc été accompli par une main étrangère. Rapprochant cette découverte des soupçons qui m’étaient venus en entendant l’histoire du fantôme aperçu au crépuscule, je n’eus plus désormais qu’un désir : revenir en secret à la tombée de la nuit, afin de surveiller la tombe de Mrs Fairlie. La personne qui avait commencé à nettoyer la stèle de marbre allait sans nul doute venir achever son travail.

J’informai miss Halcombe de mes intentions. Elle parut surprise et assez inquiète, mais n’y fit aucune objection. Elle me dit seulement :

– J’espère que tout cela finira bien !

Comme elle me quittait pour rejoindre miss Fairlie, je lui demandai, en m’efforçant de garder mon calme, des nouvelles de sa sœur. Cette dernière se sentait mieux et miss Halcombe espérait lui faire prendre un peu l’air avant le coucher du soleil.

Je retournai dans mon studio, afin de continuer à mettre de l’ordre dans les gravures de Mr Fairlie. Cette occupation me fut salutaire pour m’empêcher de songer à l’avenir. De temps à autre, je jetais un coup d’œil vers la fenêtre afin d’examiner l’horizon où le soleil déclinait peu à peu. À un moment donné, j’aperçus miss Fairlie se promenant lentement sous ma fenêtre.

Je ne l’avais plus vue depuis le petit déjeuner et lui avais à peine adressé la parole. Il ne me restait plus qu’un jour à passer à Limmeridge House, puis je ne la verrais plus ! Cette pensée me retint quelque temps à la fenêtre où, par considération pour elle, je me dissimulai derrière le rideau, et mes yeux la suivirent aussi longtemps qu’ils le purent dans sa promenade. Elle portait un manteau brun qui recouvrait une robe de soie noire et, sur la tête, le simple chapeau de paille qu’elle portait le premier jour. À ses côtés trottinait un petit lévrier italien, compagnon favori de ses flâneries, élégamment vêtu d’un manteau de drap écarlate, destiné à protéger sa peau délicate des morsures de l’air trop vif. Miss Fairlie ne semblait pas s’apercevoir de la présence du chien ; elle marchait droit devant elle, la tête un peu penchée en avant et les bras repliés sous son manteau. Les feuilles mortes qui avaient tourbillonné à mes pieds ce matin dans le pavillon d’été, lorsque j’avais appris son mariage, tourbillonnaient maintenant autour d’elle et venaient mourir sous ses pas, tandis qu’au loin le soleil se couchait. Le chien frissonnait en se frottant contre sa robe avec l’espoir que sa maîtresse s’en occuperait, mais elle ne le regardait même pas. Elle s’en allait de plus en plus loin de moi, entourée de feuilles jaunies, et je la suivis du regard jusqu’à ce que mes yeux me fissent mal. Je restai seul à nouveau, le cœur bien lourd. Au bout d’une heure, ayant terminé mon travail et le soleil étant disparu, je me glissai dans le hall où je pris mon chapeau et mon manteau et sortis de la maison sans rencontrer personne.

Les nuages étaient sombres et, de la mer, un vent glacé soufflait. Quoique la plage fût assez éloignée, le bruit des vagues balayant le rivage résonnait dans mes oreilles, tandis que j’entrais dans le cimetière. Aucun être vivant n’était en vue, l’endroit paraissait plus lugubre que jamais. Les yeux fixés sur la croix blanche de la tombe de Mrs Fairlie, j’attendis.

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