15

Alors que nous atteignions la maison, un fiacre, arrivant de la gare, par la grande allée nous rejoignit. Miss Halcombe attendit sur les marches du perron qu’il s’arrêtât, puis s’élança à la rencontre d’un vieux monsieur qui mettait pied à terre. Mr Gilmore était arrivé.

Après les présentations d’usage, j’examinai le nouveau venu avec une curiosité et un intérêt mal dissimulés. Devant moi se trouvait donc l’homme qui resterait à Limmeridge House après mon départ, celui qui écouterait les explications de sir Percival et donnerait son avis à miss Halcombe, celui qui resterait jusqu’à ce que la date du mariage fût fixée. C’était sa main qui ferait le contrat, liant miss Fairlie pour la vie, si ce mariage se décidait.

Oui, dès ce moment-là, alors que je ne savais absolument rien en comparaison de ce que je sais aujourd’hui, je me sentais pour le vieux confident de cette famille une sympathie comme ne m’en avait jamais encore inspirée un étranger.

L’aspect de Mr Gilmore était exactement à l’opposé de l’idée qu’on pouvait se faire d’un vieil avocat.

Son teint était rose et frais, ses cheveux d’un blanc neigeux étaient brossés avec soin et ses vêtements noirs lui allaient parfaitement. Sa cravate blanche était bien nouée et ses gants de peau couleur lavande auraient aussi bien pu convenir aux mains d’un respectable clergyman. Ses façons étaient empreintes de la politesse et de la grâce particulières à la vieille école et animées d’une énergie digne d’un homme d’affaires.

L’impression générale que j’eus de ma première rencontre avec Mr Gilmore fut à vrai dire excellente, et il me faut ajouter que, au fur et à mesure que je le connus mieux, cette impression se confirma de jour en jour.

Je laissai miss Halcombe entrer dans la maison avec le vieux gentleman tandis que je descendis vers le jardin. Mes heures à Limmeridge House étaient comptées ; mon départ le lendemain matin était irrévocable et mon rôle achevé dans les recherches à propos de la lettre anonyme. Je ne pouvais donc ne faire du mal qu’à moi-même si, une fois encore, je laissais parler mes sentiments, si je les libérais de la contrainte cruelle que j’avais dû leur imposer, en faisant tendrement mes adieux aux lieux qui avaient vu naître un bonheur aussitôt anéanti.

Instinctivement, je pris le chemin que miss Fairlie avait la veille encore parcouru avec son petit lévrier, et je me dirigeai vers la roseraie. Sans pitié, le vent glacé d’automne était passé par là ! Les fleurs qu’elle m’avait appris à nommer, les fleurs que je lui avais enseigné à peindre, toutes avaient disparu !… J’entrai dans l’avenue bordée d’arbres où, par les soirs d’été, nous avions admiré ensemble les jeux d’ombre et de lumière dansant sur le sol. Les feuilles mortes tombaient lentement des arbres ; je me sentais glacé jusqu’aux os.

Puis, je gagnai les collines où tant de fois nous nous étions promenés, elle et moi, et je montai jusqu’au sommet. Le vieux tronc d’arbre, couché au bord du chemin sur lequel nous avions pris l’habitude de nous asseoir, était tout imprégné de pluie et les fougères que j’avais amassées pour elle au pied du mur de pierre, en face de notre banc, formaient à présent les îlots d’une petite mare. Je contemplai le paysage que nous avions admiré tous deux en ces moments de bonheur. Mais étranger au paysage de mon souvenir : il était froid et nu. La présence aimée ne rayonnait plus autour de moi ; la voix charmante ne chantait plus à mon oreille. Ici, elle m’avait parlé de son père qu’elle avait perdu en dernier lieu, m’avait dit combien ils s’aimaient l’un l’autre, combien il lui manquait encore, surtout quand elle entrait dans certaine chambre de la maison, et aussi quand elle se livrait à des occupations ou prenait des distractions qui étaient chères à Mr Fairlie. Non, ce n’était plus le paysage qui s’était offert à mes yeux. Ma solitude me pesait de plus en plus. À travers la bruyère, je descendis vers le rivage écumant de vagues. Je cherchai en vain la place où, un jour, sur le sable, du bout de son ombrelle, elle avait tracé des arabesques, la place où longuement nous étions restés assis en parlant de nous-mêmes.

Elle aimait me poser des questions sans fin sur ma maison, ma mère et ma sœur, me demandait innocemment si je n’avais pas l’intention de quitter mon appartement de célibataire pour me marier et m’établir chez moi… Le vent et la marée avaient depuis longtemps balayé le rivage en effaçant toutes ces traces, et la mer, à mes yeux, n’avait plus de couleur.

Je retournai vers la maison, où je savais que, là au moins, tout me parlerait d’elle et où j’avais l’espoir de la revoir encore.

Sur la terrasse, je rencontrai Mr Gilmore qui me cherchait. J’avais l’esprit peu disposé pourtant à parler mais, ne pouvant l’éviter, je m’y résignai avec philosophie.

– Vous êtes justement la personne que je désirais voir, me dit le vieux gentleman, j’ai deux mots à vous dire, cher monsieur, et, si vous n’avez pas d’objection, je saisirai cette occasion. Miss Halcombe m’a mis au courant de tout ce qui s’est passé avant mon arrivée et m’a dit le rôle important que vous aviez joué dans cette affaire de la lettre anonyme. Ce rôle, je le comprends, fait que vous vous intéressez à l’issue des futures investigations. Je voulais simplement vous assurer, cher monsieur, que vous pouviez partir tranquille, car l’affaire est à présent entre mes mains.

– De toute façon, Mr Gilmore, vous êtes mieux placé que moi pour conseiller et pour agir dans un tel cas. Serait-il indiscret de vous demander si vous avez déjà décidé comment vous allez procéder ?

– Oui, autant que cela m’est possible. J’ai l’intention d’envoyer une copie de la lettre anonyme à l’avocat-conseil de sir Percival à Londres. La lettre elle-même, je la garderai ici pour la lui montrer dès son arrivée. J’ai fait filer les deux femmes, en envoyant à la gare un domestique de confiance de Mr Fairlie, muni d’argent et de directives précises. C’est tout ce que je puis faire pour le moment. Je ne doute pas que les explications qu’on peut attendre d’un gentleman et d’un homme d’honneur, sir Percival nous les donnera volontiers dès son arrivée. Il occupe une situation très élevée et possède une réputation au-dessus de soupçon. Des choses de ce genre se présentent souvent dans mon métier : lettres anonymes, femmes délaissées, mauvaises fréquentations. Je ne nie pas que le cas actuel offre quelque complication, mais, en lui-même, il n’est, hélas ! que trop courant !

– Je crains de n’être pas tout à fait de votre avis, Mr Gilmore.

– Évidemment, évidemment ! Je suis un vieillard et vois avant tout le côté pratique ; vous êtes un jeune homme et regardez le côté romanesque. Ne nous disputons pas, voulez-vous ? Je vis, de par ma profession, dans une atmosphère de querelles continuelles, Mr Hartright, et je suis trop heureux quand j’ai l’occasion d’y échapper un peu. Nous attendrons les événements, oui, oui, nous attendrons les événements. Ravissant endroit que celui-ci, n’est-ce pas ? Y a-t-il de bonnes chasses ? Je suppose que non, car aucune des propriétés de Mr Fairlie n’est clôturée. Charmant endroit et gens délicieux ! J’ai appris que vous dessinez et que vous peignez, Mr Hartright. Quel beau talent ! Quel est votre genre ?

Nous continuâmes la conversation sur des sujets généraux, ou plutôt c’est Mr Gilmore qui parla. Mon esprit était absent, car ma promenade solitaire m’avait à ce point impressionné que je n’avais plus qu’une pensée : quitter Limmeridge le plus rapidement possible. Pourquoi prolonger une minute cette dure épreuve des adieux ? Je ne pouvais plus rendre aucun service. Mr Fairlie me laissait libre de partir à n’importe quel moment. Alors ?

Après m’être excusé auprès de Mr Gilmore, je me dirigeai vers la maison dans cette intention. En montant à ma chambre, je rencontrai miss Halcombe qui me dit que je paraissais agité et m’en demanda la raison. Je la lui expliquai.

– Non ! non ! s’écria-t-elle vivement. Quittez-nous comme un véritable ami, Mr Hartright, après avoir une fois encore partagé notre repas. Aidez-nous à rendre cette dernière soirée aussi heureuse que la première si possible. C’est mon désir, celui de Mrs Vesey et… celui de Laura également.

Je promis de demeurer, car je n’aurais pas voulu laisser de moi impression fâcheuse. Lorsque la cloche du dîner sonna, je descendis. Je n’avais pas vu miss Fairlie de toute la journée et notre rencontre fut à nouveau une dure épreuve pour tous les deux. Elle aussi avait voulu rendre notre dernière soirée aussi douce que les précédentes, celle du temps heureux qui ne reviendrait jamais. Elle avait revêtu la toilette qu’elle savait que je préférais, une robe de soie bleu foncé, ornée de vieilles dentelles. Elle m’accueillit avec sa loyauté et sa gentillesse d’autrefois. La main froide qui tremblait dans la mienne, les taches rouges au milieu de ses joues pâles, le sourire forcé qui luttait sur ses lèvres et mourait tandis que je la regardais, tout cela me disait assez la souffrance qu’elle endurait en secret.

Je crois que je ne l’ai jamais autant aimée qu’en ce moment-là.

La présence de Mr Gilmore nous fut d’un grand secours. Étant d’excellente humeur, il fit tous les frais de la conversation. Miss Halcombe l’assista avec énergie et j’essayai de suivre son exemple. Les limpides yeux bleus, dont j’avais pris l’habitude d’interpréter chaque expression, me lancèrent un regard suppliant dès que nous nous mîmes à table. « Aidez ma sœur, semblaient-ils dire, aidez ma sœur, et vous m’aiderez ! »

Le dîner se termina enfin et je restai dans la salle à manger avec Mr Gilmore. La chance fit que je pus demeurer silencieux quelques moments, car, le domestique envoyé pour filer Anne Catherick étant revenu, Mr Gilmore demanda qu’on l’introduisît tout de suite.

– Eh bien, demanda ce dernier, qu’avez-vous découvert ?

– J’ai découvert que les deux dames avaient pris un ticket pour Carlisle, monsieur, répondit l’homme.

– Ayant appris cela, je suppose que vous êtes parti immédiatement vers Carlisle ?

– Oui, monsieur, mais j’ai le regret de devoir dire que je n’ai pu retrouver leurs traces.

– Vous vous êtes informé à la gare ?

– Oui, monsieur.

– Et aux auberges voisines ?

– Oui, monsieur.

– Et vous avez laissé au bureau de police le signalement que je vous avais remis ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! alors, mon ami, vous avez fait votre devoir et, quant à moi, j’ai fait tout ce que je pouvais. Il ne nous reste qu’à attendre d’autres indications. Ces femmes ont réussi à nous faire perdre leur piste, Mr Hartright, continua Mr Gilmore lorsque le domestique eut disparu. Nous devons attendre l’arrivée de sir Percival. Vous ne remplissez plus votre verre ? Excellent porto. Il m’a tout l’air d’être vieux ! Mais j’en ai encore du meilleur dans ma cave.

Nous retournâmes au salon, ce salon où s’étaient passées les plus belles soirées de ma vie. Ce salon que, désormais je ne reverrais plus. Son aspect avait un peu changé depuis que les jours étaient plus courts et qu’il faisait plus froid. La porte-fenêtre donnant sur la terrasse était fermée et cachée par d’épaisses draperies. Au lieu de la mi-obscurité du crépuscule à laquelle nous étions habitués, maintenant la brillante lumière de la lampe éblouissait les yeux. Tout était changé, assurément. Dans la maison comme au-dehors !

Miss Halcombe entama une partie de cartes avec Mr Gilmore, Mrs Vesey s’installa dans son fauteuil habituel. Ils jouissaient sans réserve de leur soirée, et, à les observer, j’en ressentais d’autant plus la tristesse de mes dernières heures passées avec eux. Je vis miss Fairlie se diriger vers le piano. Quelque temps auparavant, je l’aurais suivie. Mais j’hésitais, ne sachant que faire. Elle me lança un coup d’œil rapide, prit une partition et vint vers moi.

– Si je jouais quelques-unes de ces mélodies de Mozart que vous aimez tant ? me demanda-t-elle en ouvrant la partition, les yeux baissés.

Avant que j’aie eu le temps de la remercier, elle retournait vers le piano. La chaise où je m’asseyais toujours était inoccupée. La jeune fille plaqua quelques accords, tourna la tête pour me regarder à nouveau :

– Ne prenez-vous pas votre place ? me demanda-t-elle en parlant très vite et très bas.

– Oui, pour le dernier soir, répondis-je.

Elle ne dit plus un mot. Elle tenait les yeux fixés sur la partition, ce morceau qu’elle connaissait de mémoire, qu’elle avait joué combien de fois sans cahier devant elle ? Si je me rendis compte qu’elle m’avait entendu, qu’elle savait que j’étais à côté d’elle, c’est que je la vis pâlir de plus en plus.

– Je suis désolée que vous partiez, murmura-t-elle en fixant toujours le cahier, tandis que ses doigts volaient sur le clavier avec une excitation fiévreuse que je n’avais jamais encore remarquée chez elle.

– Je me souviendrai de ces paroles, mademoiselle, longtemps, bien longtemps après que la journée de demain se soit enfuie.

– Ne parlez pas de demain, fit-elle en détournant le visage afin sans doute que je n’y lise pas l’émotion qu’elle parvenait mal à dissimuler. Laissons plutôt la musique nous parler de ce soir. Elle, elle peut encore nous donner, peut-être, quelques instants de bonheur.

Ses lèvres tremblaient, un faible soupir s’en échappa qu’elle essaya en vain de réprimer. Puis ses doigts s’embrouillèrent, elle fit une fausse note, se troubla en voulant la reprendre et, irritée contre elle-même, laissa tomber ses mains sur ses genoux. Miss Halcombe et Mr Gilmore levèrent la tête, étonnés, et même Mrs Vesey, qui somnolait dans son fauteuil, sursauta à cette interruption soudaine de la musique et demanda ce qui se passait.

– Jouez-vous au whist, Mr Hartright ? fit miss Halcombe pour sauver la situation.

Je compris pourquoi elle me demandait cela, je compris qu’elle avait raison, et je me levai immédiatement pour aller vers la table de jeu. Miss Fairlie tourna une page de la partition et se remit à jouer d’une main plus sûre, presque avec passion.

– Je la jouerai, murmura-t-elle, je la jouerai pour le dernier soir !

– Allons, Mrs Vesey, dit miss Halcombe, Mr Gilmore et moi sommes fatigués de l’écarté. Venez faire une partie de whist avec Mr Hartright.

Le vieil homme de loi eut un sourire moqueur ; ayant gagné, il attribuait évidemment la soudaine décision de sa jeune amie au fait que les dames ne supportent pas de perdre quand elles jouent aux cartes.

Pendant la fin de la soirée, miss Fairlie ne m’adressa plus un mot ni un regard. Elle demeura assise au piano, et moi à la table de jeu. Elle ne cessa pas un moment de jouer, comme si en jouant elle se fuyait elle-même. Elle ne se leva enfin que lorsque, tous, nous nous apprêtions à nous souhaiter le bonsoir.

Mrs Vesey se tenait près de la porte, et ce fut elle la première qui me serra la main.

– Je ne vous reverrai plus, Mr Hartright, dit-elle. Je suis réellement peinée que vous nous quittiez. Vous avez été très bon et plein d’attentions pour une vieille dame comme moi, et je l’apprécie. Je vous souhaite d’être heureux, monsieur ; et je vous souhaite le bonsoir.

Mr Gilmore suivit.

– J’espère que nous aurons encore l’occasion de nous rencontrer, Mr Hartright. Partez en paix, monsieur, cette affaire est en bonnes mains ! Dieu, qu’il fait froid ! Je ne vous retiens pas plus longtemps sur le pas de la porte. Bon voyage, cher monsieur, bon voyage ! comme disent les Français.

Puis, ce fut miss Halcombe :

– À 7 h 30, demain matin, me dit-elle.

Puis elle ajouta, plus bas :

– J’en sais plus que vous ne pensez. Votre conduite de ce soir a fait de vous mon ami pour la vie.

Enfin, en prenant la main que miss Fairlie me tendait, il me fut impossible de regarder la jeune fille en face, car je songeais au lendemain matin.

– Je dois partir de bonne heure, fis-je, la voix étranglée. Je serai parti, mademoiselle, avant que…

– Non, non ! Pas avant que je ne sois descendue, Mr Hartright. Je déjeunerai avec Marian et vous. Je ne suis pas assez ingrate pour oublier les trois mois écoulés…

La voix lui manqua, sa main serra la mienne, et elle s’enfuit.

Le dernier matin de mon séjour à Limmeridge House se leva.

Il était à peine 7 h 30 lorsque je descendis dans la salle à manger où je trouvai déjà à table mes deux anciennes élèves.

L’air était très frais, la lumière blafarde, et dans la maison silencieuse, tous trois nous essayions de manger, nous essayions de parler. Mais il était vain de vouloir sauver les apparences, et je me levai le premier pour mettre fin à ce moment affreux.

Comme je tendais la main à miss Halcombe, miss Fairlie se détourna et sortit brusquement.

– Cela vaut mieux, dit miss Halcombe une fois la porte refermée, cela vaut mieux et pour vous et pour elle.

J’attendis un moment avant de pouvoir parler, car l’émotion m’étranglait encore. Je m’efforçai de trouver des mots d’adieu qui fussent convenables, mais je ne pus que dire simplement :

– Ai-je mérité que vous m’écriviez parfois, mademoiselle ?

– Vous l’avez noblement mérité, et je vous tiendrai au courant de tout.

– Si je puis encore vous être utile un jour, n’importe quand, pour n’importe quoi… lorsque vous aurez oublié ma folle présomption.

Il me fut impossible de poursuivre. Ma voix tremblait, mes yeux s’embuèrent. Elle me prit les deux mains, et, les serrant avec effusion, elle me dit :

– Je n’oublierai jamais que vous êtes mon ami… presque mon frère… et le sien !

Et, s’approchant de moi, elle m’embrassa sur le front et, pour la première fois, m’appela par mon prénom :

– Dieu vous bénisse, Walter ! Restez encore quelques minutes ici pour vous remettre. Il vaut mieux que je vous laisse seul. Je monte à mon balcon d’où je vous regarderai partir.

Elle sortit. J’allai à la fenêtre contempler le triste paysage d’automne, et je m’efforçai de me dominer avant de quitter à mon tour la salle à manger – de la quitter pour toujours.

Une minute à peine peut-être s’était écoulée lorsque j’entendis derrière moi la porte s’ouvrir doucement, puis le frôlement d’une robe de soie sur le tapis. Mon cœur battit très fort, et je me retournai. Miss Fairlie s’avançait vers moi.

Lorsqu’elle s’aperçut que nous étions seuls, elle hésita, puis, avec ce courage que les femmes perdent rarement dans les grandes circonstances et si souvent dans les petites, elle s’approcha, étrangement calme et pâle. Je vis qu’elle tenait quelque chose en main que cachaient les plis de sa robe.

– Je suis allée chercher ceci, dit-elle en me tendant un croquis du pavillon d’été où nous nous étions rencontrés pour la première fois et dessiné par elle. Cela vous rappellera votre séjour ici et les amis que vous y avez laissés. Le jour où je l’ai dessiné, vous m’avez dit que j’avais fait des progrès. Alors, j’ai pensé que peut-être vous aimeriez…

Je pris le papier qui tremblait dans sa main – et qui trembla dans la mienne.

N’osant pas m’exprimer comme vraiment je l’aurais voulu, je répondis simplement :

– Il ne me quittera jamais… je le garderai toujours précieusement. Je vous en remercie, et aussi de ne pas m’avoir laissé partir sans vous dire adieu !

– Oh ! Comment aurais-je pu faire cela, après les jours heureux que nous avons passés ensemble !

– Ces jours ne reviendront sans doute jamais, mademoiselle, car nos chemins vont se séparer. Mais s’il arrive que mon dévouement puisse vous procurer un instant de bonheur ou vous épargner un moment de peine, je vous prie, souvenez-vous de votre professeur de dessin !

Des larmes brillèrent dans les beaux yeux bleus.

– Je vous le promets, articula-t-elle d’une voix brisée. Je vous le promets de tout mon cœur ! Mais, par pitié, ne me regardez pas ainsi !

Je m’approchai d’elle, la main tendue.

– Vous avez beaucoup d’amis, mademoiselle, et votre bonheur est le vœu de tous. Puis-je vous dire, avant de partir, que c’est aussi le mien ?

Les pleurs ruisselaient sur ses joues tandis qu’à son tour elle me tendait la main. Je la pris dans la mienne et la pressai contre mes lèvres, sentant le désespoir m’envahir.

– Pour l’amour du Ciel, laissez-moi ! suppliait-elle tout bas.

C’était enfin l’aveu – l’aveu que je n’avais pas le droit d’entendre et auquel je n’avais pas le droit de répondre. Ces paroles m’obligeaient irrévocablement, par respect pour sa faiblesse, à quitter la pièce. Tout était fini. Je lâchai sa main sans rien dire. Tout se brouillait devant moi, car mes yeux aussi se remplissaient de larmes ; je les essuyai vivement afin de regarder une dernière fois ma chère Laura Fairlie, au moment où elle se laissait tomber sur une chaise et cachait son beau visage entre ses bras reposant sur la table. La porte se refermait déjà entre elle et moi – notre séparation était chose accomplie, et son image, un souvenir du passé.

Share on Twitter Share on Facebook