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Une demi-heure après, je me trouvais de retour à la maison. J’informai miss Halcombe de ce qui s’était passé. Elle m’écouta avec une attention soutenue.

– Je suis remplie de crainte pour l’avenir, dit-elle simplement lorsque j’eus terminé.

– L’avenir dépend souvent de notre façon d’agir dans le présent, répondis-je. Il est probable qu’Anne Catherick serait plus confiante en présence d’une femme, et si miss Fairlie…

– Il ne faut pas y songer un instant ! interrompit miss Halcombe d’un ton décidé.

– Permettez-moi alors de vous suggérer d’aller trouver vous-même Anne Catherick. Pour ma part, j’hésite à effrayer de nouveau cette pauvre femme. Verriez-vous une objection à m’accompagner demain à la ferme ?

– Pas la moindre. J’irais n’importe où et je ferais n’importe quoi pour Laura. Comment appelez-vous cet endroit ?

– Todd’s Corner, vous devez le connaître !

– Évidemment, c’est l’une des fermes de Mr Fairlie, et notre fille de laiterie est la seconde fille du fermier. Elle va constamment chez son père et il se pourrait qu’elle ait appris là-bas quelque chose d’intéressant. Je vais m’en assurer tout de suite.

Miss Halcombe tira la sonnette et envoya le domestique quérir la servante, mais il revint bientôt, déclarant que cette dernière se trouvait à la ferme, pour y passer la soirée.

– Je lui parlerai demain, dit miss Halcombe lorsque le domestique se fut éloigné. Expliquez-moi bien ce que vous espérez de mon entrevue avec Anne Catherick. Êtes-vous certain que c’est sir Percival qui l’a fait interner dans un asile ?

– Je n’en ai plus l’ombre d’un doute. Le seul mystère qui reste à éclaircir est le motif qui l’a poussé à agir de la sorte. Vu la différence du rang social, toute idée de la parenté doit être écartée. Il est donc de la plus grande importance de savoir pourquoi – en supposant même que la jeune fille ait dû réellement être placée sous surveillance – il a pris une telle responsabilité.

– C’est un asile privé, n’est-ce pas ?

– Oui, un asile privé dont la pension, trop onéreuse pour de pauvres gens, était donc payée par lui.

– Je comprends, Mr Hartright, et je vous promets que ce point sera éclairci, qu’Anne Catherick nous y aide ou non. Sir Percival ne demeurera pas longtemps dans cette maison si Mr Gilmore et moi n’obtenons pleine satisfaction. L’avenir de ma sœur est mon plus grand souci dans la vie, et j’ai assez d’influence sur elle pour la faire renoncer à ce mariage, si c’était nécessaire.

Sur ces mots, nous nous séparâmes pour la nuit.

Le lendemain matin, un obstacle, auquel je n’avais pas songé la veille, nous empêcha de mettre notre projet à exécution aussitôt après le petit déjeuner. C’était le dernier jour que je passais à Limmeridge House, et je devais attendre le courrier pour faire part à Mr Fairlie de la rupture de mon engagement. La poste, fort heureusement, m’apporta deux lettres d’amis de Londres. Cela sauvait les apparences. J’envoyai immédiatement un domestique chez Mr Fairlie, le priant de me recevoir pour une affaire urgente.

J’attendis le retour du domestique sans la moindre anxiété au sujet de la réponse que me donnerait son maître. Que Mr Fairlie approuvât ou non la décision, je devais partir. Et le sentiment d’avoir déjà fait le premier pas sur le triste chemin qui m’éloignerait définitivement de miss Fairlie semblait avoir émoussé ma sensibilité pour toute autre chose. C’en était fait de ma susceptibilité d’homme et de ma vanité d’artiste. Je n’en étais plus à redouter la colère et les insolences de Mr Fairlie.

Ce dernier me fit répondre qu’il regrettait que l’état de sa santé ne lui permît pas de me recevoir et, avec mille excuses, il me priait de lui écrire ce que j’avais à lui dire. C’était sa façon habituelle de procéder, et je ne m’en étonnai guère. Durant tout mon séjour chez lui, il m’avait fait savoir à plusieurs reprises qu’il se réjouissait de « m’avoir » à Limmeridge House, mais il n’avait jamais été assez bien pour me recevoir une seconde fois. Toutes nos relations s’étaient bornées à ceci : le domestique portait, avec mes « respects », les aquarelles à son maître au fur et à mesure que je les restaurais, puis il revenait me trouver les mains vides, chargé de me transmettre les « compliments » de Mr Fairlie, ses « remerciements » et ses « regrets sincères » d’être obligé de rester seul et enfermé dans sa chambre à cause de sa mauvaise santé. On eût difficilement imaginé arrangement plus agréable et pour lui et pour moi ! Et il est malaisé de dire qui de nous deux éprouvait le plus de gratitude à l’égard de la sensibilité des nerfs de Mr Fairlie !

Je me mis en devoir de lui écrire, en m’exprimant avec autant de politesse, de clarté et de brièveté que possible. Une heure s’écoula avant que ne m’arrivât la réponse. Elle était écrite en caractères réguliers et nets, à l’encre violette sur une feuille de bloc, aussi lisse que de l’ivoire et aussi épaisse que du carton, et disait :

 

« Mr Fairlie adresse ses compliments à Mr Hartright. Il est à la fois surpris et déçu, plus qu’il n’est capable de le dire, surtout dans son état de santé, par la sollicitation de Mr Hartright. N’étant pas homme d’affaires, Mr Fairlie a consulté son régisseur, et celui-ci a confirmé l’opinion de Mr Fairlie, à savoir que la requête faite par Mr Hartright, de pouvoir rompre son engagement, ne pouvait être acceptée que dans un cas de vie ou de mort. Si les sentiments de haute estime que Mr Fairlie avait toujours nourris pour l’art et pour ceux qui le cultivent pouvaient être facilement ébranlés, la façon d’agir de Mr Hartright les aurait fortement secoués. Mais il n’en est point ainsi, excepté à l’égard de Mr Hartright lui-même.

» Ayant établi la situation aussi clairement que son état de santé précaire le lui permet, Mr Fairlie n’a plus rien à ajouter, sinon à faire part de la décision qu’il a cru devoir prendre au sujet de la requête irrégulière qui lui a été adressée. Le complet repos de corps et d’esprit ayant une importance capitale dans son état, Mr Fairlie n’admettrait pas que Mr Hartright le troublât en restant dans la maison dans de telles conditions. De ce fait, Mr Fairlie renonce à ses droits d’opposition, uniquement pour sauvegarder sa propre tranquillité… et informe Mr Hartright qu’il peut partir. »

 

Pliant la lettre, je la mis en poche. Autrefois, je l’aurais considérée comme une insulte, aujourd’hui je l’acceptais comme une délivrance. N’y pensant plus, je descendis prévenir miss Halcombe que j’étais prêt à l’accompagner à la ferme.

– Mr Fairlie vous a-t-il donné une réponse satisfaisante ? me demanda-t-elle, comme nous quittions la maison.

– Il m’a permis de partir, mademoiselle.

Elle me regarda, puis, d’un geste spontané, prit mon bras, sans que je le lui eusse offert. Aucun mot ne pouvait exprimer avec plus de délicatesse qu’elle me donnait sa sympathie, non pas en tant que supérieure, mais en tant qu’amie. Je n’avais guère ressenti l’arrogance de Mr Fairlie, mais cette preuve d’amitié de la part de miss Halcombe réussit à me toucher profondément. Sur le chemin de la ferme, nous décidâmes qu’elle entrerait seule et que, restant au-dehors, j’attendrais qu’elle m’appelât. Car nous craignions que ma présence, après ce qui s’était passé dans le cimetière la veille au soir, ne renouvelât l’effroi d’Anne Catherick et ne la rendît que plus méfiante encore devant les questions que lui poserait, même avec toute la délicatesse possible, une personne qu’elle ne connaissait pas. Miss Halcombe me quitta donc dans l’intention de parler d’abord à la fermière dont elle savait le dévouement. Je m’attendais à devoir rester seul un bon moment, mais cinq minutes à peine s’étaient écoulées que je la vis reparaître.

– Anne Catherick a refusé de vous voir ? demandai-je aussitôt avec étonnement.

– Anne Catherick est partie !

– Partie ?

– Oui ! Partie avec Mrs Cléments, ce matin à 8 h.

Je ne répondis pas, mais j’eus la sensation que notre dernière chance de découvrir quelque chose venait de s’évanouir.

– Mrs Todd m’a raconté tout ce qu’elle savait de ses invitées, et cela ne nous éclaire pas davantage, reprit miss Halcombe. Hier soir, après vous avoir quitté, elles sont rentrées à la ferme et ont passé la soirée avec toute la famille comme à l’ordinaire. Juste avant le dîner, Anne Catherick s’est subitement évanouie. Elle avait éprouvé le même malaise, mais toutefois moins alarmant, le jour de son arrivée. Mrs Todd l’avait attribué à quelque nouvelle lue dans le journal qui traînait sur la table.

– Mrs Todd sait-elle quel est le passage du journal qui l’impressionna à ce point ?

– Non, elle m’a dit l’avoir relu et n’y avoir rien trouvé d’anormal. Je demandai à l’examiner à mon tour et vis l’annonce du mariage de Laura. Cela explique son agitation et la lettre anonyme du lendemain.

– Sans nul doute !… Mais pourquoi ce second évanouissement ?

– Je l’ignore. Il n’y avait pas d’étranger dans la maison et la seule visiteuse était notre fille de ferme. La conversation roulait sur les potins du village, lorsqu’elle a poussé un cri strident en s’affaissant. Longtemps après qu’on l’eut transportée sur son lit, on l’entendit bavarder avec son amie, Mrs Cléments, et, de bonne heure, ce matin, celle-ci vint prévenir Mrs Todd de leur départ. Elle expliqua qu’une raison sérieuse obligeait Anne Catherick à quitter Limmeridge au plus tôt. C’est en vain que Mrs Todd questionna Mrs Cléments ; celle-ci se borna à secouer la tête en disant que pour le bien d’Anne elle demandait que personne ne cherchât à en savoir plus long. Elle paraissait très agitée elle-même en répétant qu’Anne et elle devaient partir, et que personne non plus ne devait savoir où elles allaient. Mrs Todd fut donc bien obligée de les accompagner à la gare, mais elle était tellement offensée de ce départ discourtois et brusqué qu’elle les quitta sans presque leur dire adieu. Ne vous souvenez-vous pas, Mr Hartright, d’un incident qui se serait passé dans le cimetière et qui pourrait expliquer cette fuite ?

– À mon avis, mademoiselle, il serait plus important d’expliquer d’abord l’évanouissement d’Anne Catherick survenant bien longtemps après son retour du cimetière ; elle avait certainement eu le temps de se remettre alors de toute émotion violente que j’aurais pu malheureusement et bien involontairement lui avoir causé ! Vous êtes-vous informée de ce dont on parlait au moment où elle s’est évanouie ?

– Oui. Mais Mrs Todd était si occupée par ses travaux de ménage qu’elle ne prenait point part, ou alors bien distraitement, à la conversation. Tout ce qu’elle a pu me dire, c’est que l’on parlait « des nouvelles ». Des nouvelles des uns et des autres, je suppose.

– La mémoire de la fille sera peut-être meilleure que celle de la mère. Si vous vouliez lui parler ?

Dès notre retour à Limmeridge House, nous nous dirigeâmes vers l’office. Nous trouvâmes la servante dans la laiterie, les manches retroussées, chantant à tue-tête en nettoyant une cruche à lait.

– J’ai amené ce monsieur pour admirer votre laiterie modèle, Hannah, dit miss Halcombe, elle vous fait honneur.

La jeune fille salua en rougissant et expliqua sur un ton timide qu’elle faisait toujours de son mieux pour que tout fût propre et en ordre.

– Nous revenons justement de chez vous, continua ma compagne. J’ai appris que vous y aviez passé la soirée. Il y avait des invitées chez vous ?

– Oui, mademoiselle.

– Il paraît que l’une d’elles s’est sentie mal tout à coup. Je suppose que vous ne racontiez rien de terrible, qui eût pu l’effrayer ?

– Oh non ! mademoiselle, répondit la fille en riant, on se racontait les nouvelles.

– Vous racontiez celles de Limmeridge House et vos sœurs vous disaient celles de Todd’s Corner, je suppose ?…

– Oui, mademoiselle, et je suis sûre qu’on ne disait rien qui eût pu effrayer cette pauvre créature, car c’est moi qui parlais lorsqu’elle s’est évanouie. Moi-même je ne me suis jamais sentie mal, et je n’avais jamais encore assisté à un évanouissement et ça m’a fait un drôle d’effet, je vous assure !

Comme on l’appelait à l’extérieur pour lui remettre des œufs, je murmurai à l’oreille de miss Halcombe :

– Demandez-lui si elle a dit que sir Percival était attendu lundi.

Miss Halcombe lui posa la question.

– Oh ! oui, mademoiselle, j’ai raconté cela et aussi l’accident qui est arrivé à la vache tachetée. C’étaient les deux grandes nouvelles. J’espère que je n’ai pas mal fait, mademoiselle ?

– Non ! non !… Venez, Mr Hartright, sinon Hannah va trouver que nous l’empêchons de travailler.

Une fois seuls, je regardai miss Halcombe.

– Avez-vous encore l’ombre d’un doute ? demandai-je.

– Sir Percival devra éclaircir lui-même ce point, Mr Hartright… ou Laura Fairlie ne sera jamais sa femme !

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