8

Je trouvai miss Halcombe assise à table en compagnie d’une dame âgée.

Lorsque je fus présenté à cette dernière, qui n’était autre que la gouvernante de miss Fairlie, je me souvins en souriant du portrait qu’en avait fait miss Halcombe : « Possédant toutes les vertus cardinales, mais ne comptant pour rien ! » Mrs Vesey personnifiait bien la quiétude et l’amabilité. Un sourire serein éclairait éternellement son visage placide. Dans la vie, certains courent, d’autres flânent. Mrs Vesey, elle, s’asseyait. Elle s’asseyait dans la maison, le matin et le soir, elle s’asseyait dans le jardin, elle s’asseyait aux fenêtres dans les corridors, elle s’asseyait sur un pliant quand on l’obligeait à aller se promener. Elle s’asseyait avant de parler, avant de répondre ne fût-ce que « oui » ou « non », avant de regarder quelque chose, avec toujours le même sourire, la même inclination de tête paisible, la même confortable position des mains et des bras.

Une vieille dame douce, extraordinairement tranquille et bien agréable ! Devant elle, on oubliait même qu’elle existait… La nature a tant à faire, et il y a tant de variétés parmi les êtres et les choses qu’elle produit que, de temps à autre, certainement, elle ne doit plus distinguer très clairement entre les différentes espèces au développement desquelles elle doit veiller. Aussi ai-je toujours eu la conviction intime que la nature s’occupait à faire pousser des choux au moment de la naissance de Mrs Vesey et que la bonne dame se ressentait de ce qu’avait été à cette heure-là la préoccupation de notre mère à tous.

– Dites, Mrs Vesey, interrogea miss Halcombe de son petit air moqueur, qu’allez-vous prendre ? Une côtelette ?…

Mrs Vesey joignit les mains sur le bord de la table, sourit candidement et répondit :

– Oui, chère…

– Qu’y a-t-il en face de Mr Hartright ? Ah ! Je vois du poulet au blanc. Je croyais que vous le préfériez aux côtelettes, Mrs Vesey ?

Celle-ci enleva les mains de la table, les joignit sur ses genoux, regarda le poulet d’un air pensif, et répondit :

– Oui, chère…

– Eh bien, que désirez-vous, aujourd’hui ? Mr Hartright doit-il vous donner du poulet, ou dois-je vous donner une côtelette ?

Mrs Vesey appuya une seule main sur la table, hésita, puis répondit :

– Comme vous voulez, chère…

– Mais pour l’amour du Ciel ! c’est selon votre goût et non selon le mien, chère madame ! Supposons que vous preniez un peu des deux et que vous commenciez par ce poulet que Mr Hartright meurt d’envie de vous servir ?

Remettant la seconde main sur la table, Mrs Vesey, en s’inclinant vers moi, me dit radieuse :

– S’il vous plaît, monsieur.

Une vieille dame douce, extraordinairement tranquille et bien agréable, certes !

Pendant tout ce temps, toujours pas de miss Fairlie. Miss Halcombe, à qui rien n’échappait, remarquant les regards que je jetais vers la porte, me rassura.

– Je vous comprends, Mr Hartright ; vous vous demandez ce qu’est devenue votre seconde élève. Soyez tranquille, elle est descendue et n’a plus de migraine mais, ne se sentant pas en appétit, elle a préféré ne pas nous rejoindre à table. Fiez-vous à moi, je la découvrirai bien au jardin.

Prenant un parasol, elle se dirigea vers la porte-fenêtre donnant sur la pelouse, et nous abandonnâmes Mrs Vesey toujours à table dans la même position et paraissant vouloir y demeurer tout l’après-midi.

Tandis que nous traversions la pelouse, miss Halcombe me regarda d’un air entendu :

– Votre mystérieuse aventure garde toute son obscurité, me dit-elle. J’ai passé toute la matinée à compulser la correspondance de ma mère et n’ai rien découvert. Mais ne désespérez pas, Mr Hartright, vous avez une femme comme alliée, et la curiosité de notre sexe est légendaire. D’ailleurs, il reste encore trois paquets de lettres que je n’ai pas examinés et je vais y passer toute la soirée.

Un de mes espoirs étant déjà déçu, je me demandais si la présentation de miss Fairlie ne m’apporterait pas une seconde désillusion.

– Comment s’est passée votre entrevue avec Mr Fairlie ? demanda ma compagne, tandis que nous entrions dans un bosquet touffu. S’est-il montré très nerveux ce matin ? Oh ! pas besoin de me répondre ! Le seul fait que vous l’ayez constaté me suffit et je vois à votre visage qu’il a dû être spécialement agité aujourd’hui. Mais, comme je ne désire pas du tout vous voir dans le même état, je n’insiste pas.

Nous prîmes un sentier sinueux qui conduisait à une jolie maisonnette en bois, pareille à un chalet suisse. La seule pièce de ce pavillon d’été était déjà occupée par une jeune fille, debout près d’une table rustique qui, tout en feuilletant distraitement les pages d’un cahier de croquis, regardait en rêvant la lande et la montagne qui se dessinaient entre les arbres. C’était miss Fairlie. Comment pourrais-je la décrire ? Comment pourrais-je la détacher de mes impressions personnelles et de tout ce qui m’est arrivé ces derniers temps ? Comment pourrais-je la revoir comme je la vis pour la première fois, comme je voudrais la faire apparaître aux yeux du lecteur aujourd’hui ?

L’aquarelle que je fis d’elle par la suite se trouve sur mon bureau tandis que j’écris. Je la regarde, et je vois, se découpant sur le fond du pavillon, une silhouette claire, vêtue d’une simple robe de mousseline blanche, rehaussée de lacets bleus et blancs. Une écharpe de même tissu ondule gracieusement sur ses épaules et un petit chapeau en paille naturelle, garni de rubans assortis à sa robe, ombre le dessus de son visage.

Les cheveux sont d’un blond doré et vaporeux et se confondent avec la paille de son chapeau. Ses sourcils sont plus foncés que ses cheveux et ses yeux sont d’un bleu turquoise, doux et limpide, si souvent chanté par les poètes et si rarement rencontré dans la vie. Des yeux merveilleux comme coloris, exquis de forme, grands, tendres et doucement pensifs, mais beaux surtout par leur limpidité profonde. Le charme qu’ils répandent sur tout le visage est si doux qu’il est assez difficile de se rendre compte des légers défauts de certains traits. On devine à peine que le menton est un peu trop fin pour s’harmoniser parfaitement avec le haut du visage ; que le nez, loin d’être aquilin (forme toujours dure, même si elle est admirable, irréprochable, chez une femme), est au contraire un peu relevé et manque ainsi de cette perfection à laquelle nous rêvons ; ou que les lèvres doucement sensuelles ont tendance à s’élever d’un côté quand la jeune fille sourit. On remarquerait peut-être ces défauts dans un autre visage féminin, mais ici cela est quasi impossible, vraiment, tant ils se confondent avec cette expression si rare, si personnelle et parce que rayonne, précisément, sur tous les traits, la vivacité lumineuse des yeux.

Mon aquarelle, ce portrait que j’ai fait d’elle avec patience, avec amour en des jours heureux, me montre-t-il bien tout cela ? Ah ! que le portrait est pauvre en comparaison des souvenirs qui renaissent en moi ! Une jeune fille svelte et ravissante, habillée d’une robe légère, feuilletant un cahier de croquis tandis que son regard confiant se perd au-devant d’elle – voilà tout ce que le portrait peut représenter, et tout ce que représenterait, peut-être, une page mûrement réfléchie et soigneusement écrite. La femme qui la première donne vie, clarté et forme à la très vague conception que nous avons de la beauté comble en nous un vide dont jusque-là nous n’avions pas conscience. Des sympathies trop profondes pour que les mots les expliquent, trop profondes même pour que la pensée les saisisse, sont alors réveillées par des charmes mystérieux qui existent aussi bien dans notre âme que dans l’âme de la femme aimée. Alors, et alors seulement, le mystère lui-même s’éclaire, le crayon ou la plume peut l’exprimer.

Vous qui me lisez, pensez à elle comme vous songeriez à la première femme qui fit battre votre cœur, demeuré jusque-là insensible ; laissez ses yeux bleus, candides et bons, vous regarder avec cette expression unique qu’on ne peut oublier ; écoutez sa voix résonner à votre oreille comme celle de la femme que vous avez aimée autrefois ; et laissez ses pas errer dans cette histoire comme chacun des pas qui vous étreignait le cœur en ce temps-là. Regardez-la comme la maîtresse de votre propre imagination : et elle vivra pour vous comme elle vit encore pour moi.

À l’impression profonde que produisit son charme, se mêlait la sensation étrange qu’il y manquait quelque chose, je ne savais quoi. Tantôt, c’était en elle, me semblait-il, que je ne trouvais pas tout ce que j’aurais voulu trouver ; tantôt, c’était en moi-même, et cela m’empêchait de la comprendre tout à fait. Si bizarre que cela paraisse, j’éprouvais surtout cette sensation lorsqu’elle me regardait ; ou, en d’autres mots, lorsque, parfaitement conscient de la beauté de son visage, j’étais troublé par ce je-ne-sais-quoi qui lui manquait et que je ne parvenais pas à définir. Cette curieuse pensée ne facilita guère ma première rencontre avec Laura Fairlie ; je n’étais pas encore maître de moi, lorsqu’elle prononça quelques mots de bienvenue.

Observant mon trouble, qu’elle attribuait à une timidité momentanée, miss Halcombe sauva la situation avec son élégance habituelle.

– Eh bien ! Mr Hartright, vous reconnaîtrez que j’ai vite découvert la retraite de votre élève modèle. Voyez ! dès qu’elle a appris votre présence dans la maison, elle a empoigné son cahier de croquis et, contemplant l’immense nature devant elle, elle est prête à commencer la leçon !

Miss Fairlie éclata d’un rire joyeux, qui illumina son visage charmant comme un rayon de soleil de ce bel après-midi.

– Je ne dois pas prendre pour moi un mérite qui ne m’est pas dû, déclara-t-elle, tandis que son regard limpide se portait de miss Halcombe à moi. Adorant le dessin comme je l’adore, je suis si consciente de mon ignorance que je suis plus effrayée que désireuse de commencer. Maintenant que je vous sais là, Mr Hartright, je revois mes croquis comme je revoyais mes leçons lorsque j’étais petite fille et que j’étais affolée à l’idée de ne pas les savoir.

Elle fit cette confession simplement, avec un sérieux enfantin, en refermant le cahier de croquis, puis elle se tut. Miss Halcombe interrompit aussitôt le silence qui devenait embarrassant.

– Bons, mauvais ou médiocres, dit-elle, les croquis des élèves devront passer au crible du jugement du maître. Je propose de les emporter avec nous en voiture, Laura, afin que Mr Hartright les regarde pour la première fois au milieu des soubresauts et des interruptions forcées. Car, si nous pouvions, tout en nous promenant, arriver à lui faire confondre la nature telle que nous allons la lui montrer et la nature telle que nous l’avons représentée dans ce cahier de croquis, il se verrait obligé de nous faire des compliments et notre vanité serait sauvegardée.

– J’espère bien que Mr Hartright ne me fera jamais de compliments, répondit miss Fairlie tandis que nous quittions le pavillon.

– Puis-je me permettre de vous demander pourquoi ? demandai-je.

– Parce que je vous croirais, répondit-elle simplement.

Par ces quelques mots, elle me faisait connaître, sans s’en rendre compte, la nature de son caractère tout entier : sa confiance profonde dans les autres, qui venait de sa grande loyauté personnelle. Je le sentis alors par intuition… j’en ai maintenant la certitude par expérience.

Avant de monter en voiture, nous allâmes chercher Mrs Vesey dans la salle à manger, où elle occupait toujours la même place devant la table desservie.

La vieille dame et miss Halcombe s’installèrent sur le siège du fond, tandis que je prenais place à côté de miss Fairlie sur le siège avant, le cahier de croquis grand ouvert entre nous deux. Toute critique sérieuse m’eût été rendue impossible par le parti pris de miss Halcombe de ne voir que le côté ridicule du dessin, lorsqu’il était pratiqué par une femme. Aussi, je me souviens aujourd’hui beaucoup mieux de la conversation que nous eûmes durant cette promenade, surtout quand miss Fairlie y prenait part, que des croquis que je regardai à peine.

Oui, j’avoue que, dès le premier jour, je me leurrai sur moi-même et sur la situation que j’occupais à Limmeridge House. Les questions les plus insignifiantes que me faisait miss Fairlie sur la façon de dessiner et de mélanger les couleurs, le plus léger changement qui se produisait dans l’expression de ses beaux yeux avides d’apprendre, m’intéressaient bien plus que les merveilleux paysages que nous traversions et que les jeux de lumière sur la lande et sur le rivage.

Il est curieux de constater combien les beautés de la nature nous impressionnent peu, quand nous avons d’autres préoccupations en tête. C’est seulement dans les romans que nous recherchons auprès de la nature un réconfort dans nos peines, une sympathie dans nos joies. L’admiration pour ces splendeurs inanimées que la poésie moderne décrit avec tant d’éloquence n’existe pas à l’état latent dans notre être intime. Aucun de nous ne la possède étant enfant et aucune personne n’en est imprégnée en naissant. Ceux dont la vie s’écoule au milieu des merveilles toujours changeantes de la terre et de la mer sont précisément ceux qui s’y intéressent le moins, à moins que ces changements continuels ne soient étroitement liés à leur profession. C’est tout un art de savoir apprécier les merveilles de l’univers sensible, et c’est ce que la civilisation nous enseigne chaque jour. Mais cet art, le pratiquons-nous hors des moments où nous sommes inoccupés et enclins à la paresse ? Nous sommes-nous jamais sentis attirés par la nature lorsque nous éprouvons de la joie ou de la tristesse ? Quelle place occupe-t-elle dans l’expérience de chacun de nous ? Il doit certes y avoir une raison profonde à ce manque d’union entre la créature et la création : cette raison se trouve peut-être dans la différence qui existe entre les destinées de l’homme et de la sphère sur laquelle il vit. Les plus hautes montagnes que l’œil puisse voir sont vouées à l’anéantissement ; le moindre intérêt qui puisse faire battre un cœur pur devient immortel.

Il y avait près de trois heures que nous nous promenions, lorsque la voiture franchit à nouveau les grilles de Limmeridge House.

Sur le chemin du retour, j’avais laissé aux jeunes filles le soin de choisir elles-mêmes les paysages qu’elles dessineraient sous mes instructions, le lendemain après-midi. Lorsqu’elles furent montées chez elles s’habiller pour le dîner, et que je me retrouvai seul dans mon petit studio, je me sentis soudain découragé. J’étais mécontent de moi-même, sans savoir pourquoi. Peut-être m’apercevais-je seulement alors que j’avais joui de notre promenade en invité, et non en professeur de dessin ? Peut-être étais-je toujours hanté par ce quelque chose qui me manquait ou manquait à miss Fairlie ? En tout cas, j’éprouvai un réel soulagement lorsque la cloche du dîner m’arracha à ma solitude.

En entrant dans la salle à manger, je fus frappé du contraste des robes. Tandis que Mrs Vesey et miss Halcombe étaient vêtues avec recherche, selon leur âge, l’une en gris argent et l’autre en un jaune primevère s’harmonisant parfaitement avec son teint mat et ses cheveux noirs, miss Fairlie portait une robe de mousseline blanche très simple. Cette toilette immaculée lui seyait à ravir, mais c’était une robe que la fille d’un homme pauvre aurait pu porter ; elle paraissait même moins luxueuse que celle de sa gouvernante.

Plus tard, lorsque je connus mieux le caractère de miss Fairlie, je découvris que ce contraste était voulu, qu’il provenait de sa délicatesse naturelle jointe à l’aversion profonde qu’elle ressentait à faire étalage de sa fortune.

Après le dîner, nous retournâmes ensemble au salon. Quoique Mr Fairlie eût donné à son domestique l’ordre de consulter mes goûts quant aux liqueurs que je préférais après le dîner, j’étais décidé à résister à la tentation de rester en solitaire parmi les bouteilles de mon choix et j’avais demandé aux dames l’autorisation, pendant toute la durée de mon séjour à Limmeridge House, de quitter la table en même temps qu’elles, à la façon des étrangers.

Le salon se trouvait à l’entresol et avait les mêmes dimensions que la salle à manger. Deux grandes portes-fenêtres donnaient sur une terrasse admirablement garnie de fleurs.

Tandis que nous pénétrions dans le salon, le crépuscule fondait harmonieusement dans la même ombre les feuilles et les fleurs dont le parfum enivrant parvenait jusqu’à nous. La bonne Mrs Vesey, toujours la première à s’asseoir, s’installa confortablement dans un fauteuil avec l’intention visible de dormir. À ma demande, miss Fairlie se mit au piano et tandis que j’approchais un siège pour l’écouter, je vis miss Halcombe se retirer dans l’embrasure d’une fenêtre et mettre à profit les dernières lueurs du jour pour achever l’examen de la correspondance de sa mère.

Ce tableau de famille est encore vivant à mes yeux, tandis que j’écris ! De l’endroit où j’étais assis, je pouvais admirer la gracieuse silhouette de miss Halcombe, à demi dans l’ombre, à demi éclairée par la douce lumière, parcourant une à une les lettres mises en tas sur ses genoux ; plus près de moi, le beau profil de miss Fairlie se détachait délicatement sur l’arrière-plan de plus en plus sombre que formait le mur du fond de la pièce. Dehors, sur la terrasse, les fleurs en bouquets et les plantes grimpantes frémissaient à peine dans la légère brise du soir. Le ciel était sans nuage et la mystérieuse clarté de la lune commençait à irradier le firmament. Un calme profond enveloppait toute chose tandis que s’égrenait doucement au piano la musique de Mozart. C’est inoubliable !

Nous restâmes à nos places sans bouger, jusqu’à ce que la lumière nous manquât tout à fait. La lune maintenant éclairait la terrasse et ses rayons d’argent nous atteignaient. Cette pénombre était si belle que d’un commun accord nous décidâmes de ne pas allumer les lampes que le domestique venait d’apporter. Seules les deux bougies du piano brûlaient.

Pendant une demi-heure encore, la musique nous enchanta, puis la beauté du clair de lune tenta miss Fairlie. Elle se dirigea vers la terrasse où je la suivis. Absorbée dans sa lecture à la lumière des bougies, miss Halcombe ne parut pas s’apercevoir de notre sortie.

Miss Fairlie, sur mon conseil, venait de se couvrir d’un foulard blanc pour se protéger de la fraîcheur du soir, quand la voix de sa sœur se fit entendre, plus grave que d’ordinaire.

– Mr Hartright, appelait-elle, voulez-vous venir ici un moment, je vous prie ? J’ai à vous parler.

Je rentrai avec précipitation et la trouvai les genoux encombrés de papiers, tandis qu’elle approchait une lettre de la bougie. Je plaçai un siège à ses côtés, ce qui me permettait, tout en l’écoutant, d’observer la terrasse où miss Fairlie se promenait sous les rayons de lune.

– Je désire vous lire tout de suite les derniers passages de cette lettre, me dit miss Halcombe, et que vous me disiez s’ils projettent quelque lumière sur votre aventure nocturne. Cette lettre est adressée par ma mère à son second mari, Mr Fairlie ; elle date d’il y a environ douze ans. À cette époque, Mr et Mrs Fairlie ainsi que ma demi-sœur Laura habitaient cette maison depuis quelques années et, pour moi, je complétais mon éducation dans un couvent à Paris. Voici ce qu’elle dit :

 

« Vous devez être fatigué, mon cher Philip, de m’entendre toujours parler de mes écoles et de mes élèves. Jetez votre blâme sur la monotonie de l’existence à Limmeridge et non sur moi, d’autant plus que, cette fois, j’ai quelque chose de vraiment intéressant à vous raconter au sujet d’une élève.

» Vous connaissez, à la boutique du village, la vieille Mrs Kempe, n’est-ce pas ? Eh bien ! après des années de souffrances, le médecin a enfin renoncé à la sauver et elle s’éteint doucement. Sa seule parente était une sœur qui est arrivée la semaine dernière. Celle-ci vient du Hampshire et se nomme Mrs Catherick. Il y a quatre jours, elle est venue me voir, accompagnée de son enfant, une adorable petite fille, n’ayant qu’un an de plus que notre Laura chérie… »

 

Comme miss Halcombe lisait cette dernière phrase, miss Fairlie passa devant la porte, chantonnant doucement une des mélodies qu’elle avait jouées dans la soirée ; miss Halcombe attendit un moment, puis elle continua :

 

« Mrs Catherick est une femme d’un certain âge, convenable, bien élevée, respectable et paraissant avoir été presque jolie. Dans sa façon de faire, il y a cependant quelque chose qui m’intrigue, car le silence qu’elle s’obstine à garder sur elle-même me fait croire qu’il existe un mystère dans sa vie. Le but de son séjour à Limmeridge est cependant tout à fait normal ; n’ayant personne qui pût s’occuper de sa petite fille dans le Hampshire en son absence, elle l’a emmenée avec elle pour venir soigner sa sœur. Mrs Kempe pouvant mourir d’un jour à l’autre ou traîner encore des mois, le but de la visite de Mrs Catherick était de me demander d’accepter sa petite fille Anne à l’école, pendant ce temps. Je consentis tout de suite et lorsque je sortis avec Laura ce jour-là pour notre promenade quotidienne, nous allâmes chercher l’enfant pour la conduire en classe. »

 

Dans un rayon de lune, la silhouette blanche de miss Fairlie passa de nouveau devant la porte, le visage joliment encadré du foulard blanc qu’elle avait noué sous son menton pour se préserver de l’humidité de la nuit. Cette fois encore, miss Halcombe attendit qu’elle fût passée pour continuer.

« J’ai un grand faible, Philip, pour ma nouvelle élève et je vous en dirai la raison plus loin, pour vous en faire la surprise. La mère m’ayant aussi peu parlé de sa fille que d’elle-même, je dus constater par moi-même que l’intelligence de la pauvre enfant n’était guère développée pour son âge. Le lendemain, je trouvai un prétexte pour la faire venir à la maison et demandai au médecin de la famille de passer par ici, comme par hasard, et de l’interroger afin de me donner son impression sur elle.

» Son opinion est qu’avec de la patience et de la ténacité on aura raison de cette lenteur d’esprit. Mais il faut, dit-il, que l’on veille sérieusement dès maintenant, à son éducation, car son peu d’aptitude à comprendre risquerait de la faire s’attacher dangereusement à quelques idées très simples une fois qu’elle les aurait saisies. Ne croyez surtout pas, mon amour, que je me suis attachée à cette idiote ! Cette pauvre petite Anne Catherick est une adorable créature, affectueuse et reconnaissante. Elle dit les choses les plus exquises d’une façon spontanée, quoique un peu craintive. Elle est toujours vêtue très proprement mais sans goût, aussi me suis-je décidée à faire arranger à sa taille quelques anciennes robes blanches de notre Laura chérie et à lui donner aussi certaines de ses coiffures blanches en la persuadant que le blanc lui allait à ravir.

» Après un moment d’hésitation, elle a saisi ma main et l’a couverte de baisers en s’écriant d’un air très sérieux : “Toute ma vie, je porterai désormais du blanc. Cela m’aidera à me souvenir de vous, madame, et je serai heureuse de penser qu’ainsi je vous plais, même quand je serai loin de vous !” Pauvre petite créature ! Je lui ferai apprêter tout un lot de robes blanches, afin qu’elle en ait pour des années. »

 

Miss Halcombe, s’arrêtant brusquement, me demanda :

– La femme abandonnée que vous avez rencontrée paraissait-elle avoir plus de 22 ou 23 ans ?

– Non, miss Halcombe, elle paraissait cet âge.

– Était-elle étrangement vêtue de blanc.

– Oui, tout de blanc !

Tandis que la réponse sortait de mes lèvres, miss Fairlie s’arrêta devant la porte-fenêtre en nous tournant le dos et s’appuya contre la balustrade donnant sur le jardin. Mes yeux se fixèrent sur la robe de mousseline blanche éclairée par la lune, et une sensation très pénible, mais qu’il me serait impossible d’expliquer, me parcourut.

– Tout en blanc ? reprit miss Halcombe. Les phrases les plus importantes se trouvent à la fin de la lettre, mais je ne puis m’empêcher de m’arrêter déjà à cette coïncidence. Le médecin peut s’être trompé en diagnostiquant que la lenteur d’esprit de l’enfant se corrigerait, et la fantaisie reconnaissante de la petite fille vis-à-vis de ma mère peut être devenue un sentiment tenace chez la jeune femme.

Je regardais la robe vaporeuse de miss Fairlie, sans répondre.

– Écoutez les dernières phrases, reprit ma compagne, je pense qu’elles vous surprendront.

Comme elle disait ces mots, miss Fairlie quitta la balustrade et nous regarda.

Miss Halcombe termina rapidement sa lecture :

 

« Et maintenant, mon chéri, voyant que je suis au bout de ma feuille de papier, je veux vous dire la surprenante raison de mon attachement à Anne Catherick. Quoiqu’elle ne soit pas de moitié aussi jolie que notre fille, par un caprice étrange de la nature, elle en est le portrait vivant comme cheveux, comme traits, comme couleur des yeux et comme silhouette. »

 

Je me levai brusquement de mon siège, le même frisson que celui qui m’avait parcouru dans la solitude de la nuit, lorsqu’une main s’était posée sur mon épaule, venait de me secouer tout entier. Devant moi se tenait miss Fairlie, éclairée par les rayons de la lune, vivante image de la Dame en blanc !

Ce quelque chose que je ne trouvais pas à définir en elle et qui me torturait depuis le début, c’était donc cela ! Je ne m’étais pas encore rendu compte de la sinistre ressemblance entre la fugitive de l’asile et mon élève de Limmeridge House !

– Vous la voyez maintenant, s’exclama miss Halcombe, comme ma mère la vit il y a onze ans !

– Oui, je la vois, hélas ! plus à contrecœur que je ne puis vous le dire. Unir en pensée, même un instant, par le fait d’une ressemblance accidentelle, la pauvre femme abandonnée à miss Fairlie semble jeter une ombre sur l’avenir de la ravissante créature qui nous regarde. Laissez-moi secouer cette affreuse sensation. Je vous en prie, rappelez miss Fairlie, qu’elle sorte de ce lugubre rayon de lune au plus vite !

– Vous me surprenez, Mr Hartright, je croyais les hommes du XIXe siècle à l’abri des superstitions !

– Miss Halcombe, je vous en supplie, rappelez-la !

– Chut ! chut ! elle arrive. Ne dites rien en sa présence. Que cette ressemblance reste notre secret !… Rentrez, chère Laura, et éveillez Mrs Vesey par un air de piano. Mr Hartright réclame de la musique, et, cette fois, de la musique gaie !

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