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Ainsi se termina ma première journée, qui avait été plutôt mouvementée, à Limmeridge House.

Miss Halcombe et moi, nous gardâmes notre secret, mais, après cette découverte, aucune nouvelle lumière ne vint éclairer le mystère de la Dame en blanc. Dès que l’occasion s’en présenta, miss Halcombe essaya avec prudence de parler à sa sœur de leur mère, des temps passés et d’Anne Catherick, mais elle n’avait qu’un souvenir très vague de la petite écolière de Limmeridge. Elle rappela la ressemblance qui existait entre elles comme une chose bien connue autrefois et qui lui semblait toute naturelle, mais elle ne fit aucune allusion au don des robes blanches ni à la gratitude candide et exagérée de l’enfant. Elle se souvenait qu’Anne Catherick avait habité Limmeridge durant quelques mois, puis qu’elle était retournée dans le Hampshire, mais ignorait ce qu’elle et sa mère étaient devenues depuis lors.

Nous avions fait un grand pas en avant, en identifiant la Dame en blanc comme étant Anne Catherick, mais toutes nos découvertes se bornaient à cela. Les jours, les mois passèrent. L’automne traçait des sillons d’or sur son passage et ma vie s’écoulait comme dans un rêve. De tous les trésors dont le Ciel m’avait gratifié, quel souvenir puis-je rapporter ici, sinon celui de la confession la plus navrante qu’un homme puisse faire de son impardonnable folie ?

Le secret de cette confession sera facile à dévoiler, car mes paroles m’ont déjà trahi. Je l’aimais !

Ah ! comme je me rends compte aujourd’hui de toute la tristesse, de toute la raillerie que ces trois mots peuvent contenir ! Près d’une femme au cœur tendre qui me comprendrait, je pourrais pleurer sur eux, mais je pourrais aussi bien rire, et peut-être avec amertume, dans la compagnie d’un homme au cœur sec qui se moquerait de moi !

Je l’aimais !

N’avais-je pas quelque excuse dans les conditions où je vivais à Limmeridge House ? Mes matinées se passaient dans le calme de mon studio où, tandis que mes mains retouchaient les gravures de Mr Fairlie, mes pensées pouvaient vagabonder à l’aise. Solitude dangereuse et énervante, parce que, suivie d’après-midi et de soirées passées, jour après jour, semaine après semaine, en compagnie de deux femmes, dont l’une personnifiait la grâce, l’élégance, l’intelligence et l’éducation et dont l’autre possédait tous les charmes de la beauté, de la douceur et de la loyauté. Pas un jour ne s’écoulait, dans cette dangereuse intimité de maître à élève, sans que ma main ne frôlât la main de miss Fairlie, sans que ma joue touchât presque la sienne, tandis que nous nous penchions tous deux sur le cahier de croquis. Plus elle suivait avec attention les mouvements de mon pinceau, plus je respirais le parfum de ses cheveux et la douceur de son souffle.

Vivre dans le rayonnement de son regard, m’incliner vers elle pour lui enseigner le dessin, sentir les rubans de son corsage me balayer le visage dans le vent ou entendre sa voix chanter à mon oreille, tout cela faisait partie de mon service. Les soirées de musique, qui suivaient nos promenades de l’après-midi, ne faisaient qu’augmenter encore cette intimité. Le goût réel que j’éprouvais pour le piano, dont elle jouait avec sentiment, et la joie qu’elle montrait de me rendre par son talent le même plaisir que je lui donnais en enseignant le dessin, tissaient lentement entre nous des liens chaque jour plus étroits qui devaient nous conduire insensiblement vers une situation sans issue. Mille autres détails encore, au cours de ces journées où nous vivions l’un près de l’autre, conspiraient à nous leurrer.

J’aurais dû me souvenir de la position que j’occupais là-bas et me tenir sur mes gardes, mais je ne le fis que trop tard. La profession que j’exerçais depuis des années m’avait cependant mis à plusieurs reprises en contact avec des jeunes femmes de divers âges et de beautés diverses. Je m’étais entraîné à laisser mon cœur à la porte d’entrée, comme on dépose son parapluie au vestiaire. J’avais appris depuis longtemps que je n’étais admis dans la société de jeunes et jolies jeunes filles que parce que j’étais considéré comme un animal domestique inoffensif. Cette expérience m’avait toujours guidé, dans des chemins parfois difficiles. Et maintenant, je m’égarais ; j’en étais arrivé à perdre tout contrôle de moi-même, comme cela arrive souvent aux hommes, il est vrai, quand une femme entre dans leur existence et s’empare de toutes leurs pensées. Je le sais, à présent, j’aurais dû, dès alors, me demander pourquoi n’importe quelle pièce de la maison, quand elle y entrait, me paraissait plus douce que mon propre foyer et plus triste qu’un désert quand elle en sortait ; pourquoi je remarquais toujours et retenais parfaitement chaque nouveau détail de sa toilette, alors que rien de semblable ne m’avait jamais frappé chez les autres femmes ; pourquoi à la voir, à l’entendre parler, à lui serrer la main matin et soir, j’éprouvais des sentiments qu’aucune femme n’avait jamais éveillés en moi ? J’aurais dû lire en mon propre cœur, y voir ces sentiments qui s’y formaient peu à peu et leur imposer silence tant qu’il en était temps encore. Pourquoi n’eus-je point ce courage ? L’explication tient en trois mots, trois mots qui en disent assez – cet aveu que j’ai déjà fait : je l’aimais !

Les jours passaient, les semaines s’écoulaient et le troisième mois de mon séjour dans le Cumberland touchait à sa fin.

La délicieuse monotonie de notre vie solitaire m’entraînait comme un bateau glissant sur un courant paisible. Le souvenir du passé, la pensée de l’avenir étaient ensevelis dans ce cadre trompeur, bercé par le chant de sirène que mon cœur se fredonnait à lui-même, les yeux clos devant le danger, les oreilles fermées aux avertissements de la prudence, j’approchais d’heure en heure du rocher fatal !

Ce fut elle qui, dans sa loyauté naturelle, m’avertit silencieusement de ma faiblesse.

Nous nous étions quittés un soir, comme d’habitude. Aucune parole d’aveu n’était tombée de mes lèvres et cependant, lorsque nous nous revîmes le lendemain matin, l’attitude de miss Fairlie vis-à-vis de moi avait changé. Je ne veux pas violer le secret de son cœur et le dévoiler à d’autres comme j’ai dévoilé le mien. Qu’il me suffise de dire que je suis convaincu qu’elle s’était rendu compte de ses sentiments au moment même où elle avait surpris les miens.

Sa nature, trop loyale pour décevoir les autres, était trop noble pour se tromper elle-même.

Je ne compris que trop pourquoi elle évitait de se trouver seule avec moi et pourquoi elle était devenue tout à coup triste et réservée. Ses tendres lèvres sensuelles ne souriaient plus que rarement et les beaux yeux limpides me regardaient parfois, avec la pitié d’un ange ou l’innocente perplexité d’un enfant. La main qu’elle me tendait était froide et son visage était empreint d’une immobilité inusitée, où se mêlaient la crainte et le remords.

Dans ce changement si brusque, certaines choses nous rapprochaient et d’autres nous séparaient !

Ne sachant trop que penser, j’examinai les façons d’être de miss Halcombe, afin d’être moi-même mieux éclairé, car dans l’intimité où nous vivions tous les trois, aucune altération ne pouvait se produire chez l’un sans affecter les autres. Le changement qui s’était produit chez miss Fairlie se reflétait fidèlement chez sa demi-sœur. Quoique aucun mot ne lui eût échappé, dénotant que ses sentiments à mon égard avaient changé, son regard pénétrant ne cessait de me surveiller. Il exprimait parfois une colère contenue et parfois une crainte réprimée, souvent un sentiment que je traduisais mal. Une semaine s’écoula de la sorte. Ma situation, aggravée par le sentiment de ma faiblesse, devenait intolérable. Je sentais que c’était à moi de rompre cette contrainte, mais je ne savais comment m’y prendre.

Miss Halcombe m’y aida. Ses lèvres prononcèrent la vérité amère, nécessaire et imprévue. Puis, sa bonté m’aida à en supporter le choc en me faisant entrevoir la menace qui pesait sur Limmeridge House, sur moi et sur les autres.

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