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Dans une rue sombre d’un quartier populeux de Londres se trouve une boutique de marchand de journaux, dont le premier et le second étage sont pauvrement meublés.

J’ai loué ce logis de misère sous un nom d’emprunt. J’habite le second, composé d’une chambre de travail et d’une chambre à coucher, tandis que le premier est occupé par deux femmes qui passent pour être mes sœurs. Je gagne notre pain quotidien en dessinant pour deux on trois périodiques à bon marché. Mes sœurs m’aident, disons-nous, en faisant des travaux de couture.

Nous vivons ignorés de tous. Comme une vraie grande sœur, Marian Halcombe s’occupe du ménage.

Telle est notre situation actuelle.

Aux yeux de la raison et de la loi, selon le témoignage des parents, amis et relations, Laura dort pour toujours dans le cimetière de Limmeridge. Quoique supprimée de la liste des vivants, la fille de Philip Fairlie et la femme de sir Percival Glyde vit encore pour sa sœur et pour moi.

Elle est morte pour son oncle et pour les domestiques qui ont refusé de la reconnaître, morte pour les dépositaires de sa fortune qui, légalement, ont transmis celle-ci à son mari et à sa tante, morte pour ma mère et ma sœur qui me croient dupe d’une aventurière. Socialement, moralement, légalement morte… et cependant vivante !

Vivant dans la pauvreté et l’incognito avec, pour l’aider à vivre et pour aider à gagner la bataille qui lui rendra la place à laquelle elle a droit, un pauvre maître de dessin.

Sachant la ressemblance existant entre elle et Anne Catherick, n’ai-je pas conçu un soupçon au moment où, à côté de l’épitaphe qui relate sa mort, elle s’est dévoilée ? Pas l’ombre d’un soupçon, je l’avoue ici ! Avant que le soleil eût complètement disparu à l’horizon, ce soir-là, avant que nous eussions laissé loin derrière nous la maison de son enfance mais qui dès lors lui était fermée, nous nous étions souvenus tous deux des paroles d’adieu que nous nous étions dites à Limmeridge House le jour de notre séparation, et de ma promesse de l’aider dans les moments difficiles, si elle le voulait bien. Et elle, qui se rappelait si peu de choses des horreurs des derniers temps, à ce doux souvenir avait appuyé sa tête contre moi en me disant : « Ils ont tâché de me faire tout oublier, Walter, mais je me suis souvenue de Marian et de vous… » Je lui avais déjà donné tout mon amour, à ce moment-là, je lui ai donné ma vie pour toujours.

Je remercie Dieu de m’avoir permis de revenir d’une expédition où presque tous mes compagnons ont laissé leur vie, pour me consacrer, en dépit de tout et de tous, à celle que j’aime et que je retrouve abandonnée, reniée, éprouvée, et fort changée. Sa beauté s’est altérée, son esprit s’est affaibli, son rang social lui a été volé – je puis donc, sans être blâmé, mettre mon dévouement à ses pieds, comme un frère le ferait.

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