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Maintenant que ma position est bien établie, je vais reprendre l’histoire de Marian et de Laura d’après ce qu’elles m’en ont raconté elles-mêmes, encore que je veuille la présenter ici abrégée, telle que je l’ai décrite pour moi-même et pour le dossier de mon avocat.

Ce fut la gouvernante qui apprit à miss Halcombe que lady Glyde avait quitté Blackwater Park et les circonstances dans lesquelles ce départ avait eu lieu. Puis, quelques jours plus tard (Mrs Michelson ne savait pas préciser le jour, ne l’ayant pas noté immédiatement) arriva une lettre de Mrs Fosco annonçant à miss Halcombe la mort subite de sa sœur mais ne mentionnant aucune date. Inutile de dire l’effet que cette nouvelle fit sur la convalescente. Rappelons seulement qu’il lui fallut attendre trois semaines avant d’être en état de voyager. Alors, elle partit avec Mrs Michelson pour Londres, où elles se séparèrent après que Mrs Michelson eut donné son adresse à Marian, au cas où celle-ci en aurait besoin.

Miss Halcombe se rendit directement au bureau de MM. Gilmore et Kyrie et fit part à ce dernier des soupçons qu’elle avait conçus au sujet de la mort étrange de sa sœur, soupçons que, à l’exception de l’avocat, elle désirait que tout le monde ignorât, y compris Mrs Michelson. Mr Kyrie, si dévoué jusqu’alors, s’opposa à intenter un procès. Le comte Fosco avait eu l’obligeance de lui donner tous les détails sur cet événement tragique et l’avait mis en rapport avec le docteur et les deux servantes. Ne pouvant établir la date exacte du départ de lady Glyde de Blackwater Park, il s’était fié aux renseignements donnés par le comte et la comtesse, et tout lui avait semblé correct. Il supposait que la maladie et le chagrin avaient fortement ébranlé le jugement de miss Halcombe et il lui certifia que ses soupçons étaient dénués de tout fondement.

Miss Halcombe était alors partie pour Limmeridge, afin de poursuivre ses investigations.

C’était également par une lettre de sa sœur, Mrs Fosco, que Mr Fairlie avait appris la mort de sa nièce – lettre qui, pas plus que celle adressée à miss Halcombe, ne contenait de date. Mr Fairlie avait approuvé le projet de la comtesse selon lequel la morte serait enterrée auprès de sa mère dans le cimetière de Limmeridge. Le comte Fosco avait accompagné la dépouille jusqu’à Limmeridge et il avait assisté aux funérailles qui eurent lieu le 30 juillet, en présence de tous les gens du village et des environs. Le lendemain, l’épitaphe, composée, dit-on, par la comtesse et approuvée par Mr Fairlie, fut gravée sur la tombe. Le comte Fosco, à cette occasion, avait séjourné deux jours à Limmeridge House ; mais Mr Fairlie n’ayant pas voulu le recevoir, il avait dû correspondre avec celui-ci par lettres. Dans l’une de ces lettres, où le comte donnait d’amples détails à Mr Fairlie sur la maladie et la mort de sa nièce, un étrange post-scriptum avait été ajouté. Il informait Mr Fairlie qu’Anne Catherick (dont miss Halcombe ne manquerait pas de lui parler lors de sa prochaine visite à Limmeridge House) avait été retrouvée dans les environs de Blackwater Park et replacée à l’asile. Il avertissait Mr Fairlie de ce que l’état mental de celle-ci s’était aggravé durant le temps qu’elle était restée en liberté et que sa haine maladive de sir Percival avait pris une autre forme. Afin de causer des ennuis à ce dernier, tout en s’élevant elle-même dans l’estime des malades et des infirmières, elle avait conçu l’idée de se faire passer pour feu lady Glyde à qui elle ressemblait d’une façon frappante, comme elle avait pu le remarquer au cours d’une entrevue secrète qu’elle était parvenue à avoir avec la femme de sir Percival. Il y avait évidemment peu de chances qu’elle pût s’échapper à nouveau, mais en toute éventualité, Mr Fairlie était prévenu.

Miss Halcombe prit donc connaissance de ce post-scriptum lorsqu’elle arriva à Limmeridge au début de septembre, et on lui remit les vêtements de lady Glyde, que Mrs Fosco avait soigneusement emballés et fait envoyer à Limmeridge House.

Peu de jours après son arrivée, miss Halcombe eut une rechute, et elle dut garder la chambre pendant un mois. Durant ces longues heures de solitude et de repos forcé, elle réfléchit beaucoup, et ses soupçons ne firent que grandir.

Elle était sans nouvelles de sir Percival, mais Mrs Fosco lui avait écrit à plusieurs reprises, l’assurant de sa profonde sympathie et de celle de son mari, et lui demandant des nouvelles de sa santé. Au lieu de répondre à ces lettres, miss Halcombe fit surveiller la maison de St John’s Wood. Rien de suspect ne fut découvert.

Les recherches se montrèrent aussi infructueuses du côté de Mrs Rubelle. Celle-ci et son mari étaient arrivés à Londres six mois auparavant, venant de Lyon. Ils avaient loué une maison près de Leicester Square et l’avaient aménagée en une pension de famille : ils comptaient y recevoir les étrangers qui viendraient en foule en Angleterre à l’occasion de l’Exposition de 1851. Ils formaient un couple parfaitement tranquille, et on n’avait rien à leur reprocher.

Sir Percival fit l’objet des dernières recherches. Il s’était, disait-on, établi à Paris, où il vivait dans un cercle d’amis anglais et français.

Ayant échoué jusque-là, miss Halcombe se décida alors à aller faire visite à l’asile où Anne Catherick se trouvait à nouveau. Naguère déjà elle avait éprouvé pour cette femme une grande curiosité, et maintenant cette curiosité était double : d’abord, elle tenait à constater elle-même qu’Anne Catherick se faisait passer pour lady Glyde ; ensuite, si cela était vrai, elle voulait essayer de comprendre les mobiles qui poussaient la malheureuse à simuler de la sorte. J’avais moi-même donné l’adresse de l’asile à miss Halcombe, après l’entrevue que j’avais eue avec Anne Catherick dans le cimetière de Limmeridge. Munie de la lettre du comte à Mr Fairlie, elle se mit en route le 11 octobre. Elle avait d’abord eu l’intention de passer cette nuit-là à Londres chez la vieille gouvernante de lady Glyde, mais sa visite mit la bonne Mrs Vesey dans un tel état d’agitation qu’elle préféra dormir dans une pension de famille qu’on lui avait recommandée. Le lendemain, elle gagna l’asile, situé au nord de Londres.

Après avoir fait quelques difficultés – et surtout après avoir lu la lettre du comte Fosco qui parlait effectivement de « miss Halcombe » – le directeur de l’établissement lui permit de voir la malade. Persister dans son refus, alors que cette personne s’était dûment fait connaître, non seulement ne serait pas courtois, mais laisserait supposer qu’il ne tenait pas à ce qu’on visitât son institution.

Miss Halcombe eut tout de suite l’impression que le directeur n’avait pas reçu de confidences de sir Percival et du comte. Le fait qu’il consentît finalement à lui laisser voir la malade et la manière franche dont il lui parla de celle-ci le prouvaient assez.

Ainsi, il apprit à miss Halcombe que le comte Fosco avait ramené Anne Catherick le 27 juillet et lui avait remis, avec tous les certificats nécessaires, une lettre signée de sir Percival Glyde et contenant maintes explications et instructions. Il l’informa qu’il avait trouvé des changements étranges dans sa pensionnaire, ce qui, sans doute, se voyait parfois chez les malades mentaux. Ceux-ci peuvent avoir un comportement extérieur et une vie psychique très différents selon l’état meilleur ou plus grave de leur folie. Leur aspect physique varie selon leur état mental. De tels changements étaient sensibles chez Anne Catherick et provenaient certes de la forme même que prenait sa maladie. N’importe, il était parfois déconcerté par certains détails qu’il n’avait pas observés lors du premier séjour de la jeune femme à l’asile. Ces détails, cependant, il n’aurait pas su les préciser.

Bien qu’elle ne s’attendît guère à ce qui allait se passer, miss Halcombe fut troublée par cette conversation.

Le directeur pria une infirmière de l’accompagner vers l’endroit du jardin où Anne Catherick faisait sa promenade journalière accompagnée d’une garde.

Une fois arrivée dans une partie ombragée du parc, l’infirmière lui désigna deux femmes qui avançaient en sens inverse :

– Voilà Anne Catherick, mademoiselle.

Puis elle s’était retirée.

Lorsqu’elles ne furent plus qu’à quelques mètres, l’une des deux jeunes femmes s’était élancée vers miss Halcombe et s’était jetée dans ses bras en pleurant.

Miss Halcombe avait reconnu sa sœur !

Quoiqu’elle fût bouleversée par le choc qu’elle venait d’éprouver, elle avait vite repris son sang-froid et demandé à l’infirmière de pouvoir dire deux mots en particulier à la malade. La garde s’étant un peu éloignée, miss Halcombe en avait profité pour rassurer lady Glyde, lui jurant de la faire sortir de là si elle se montrait patiente.

Elle revint ensuite près de l’infirmière (qui, heureusement, était la seule personne ayant assisté à leur entrevue) et lui mit dans la main tout l’argent qu’elle avait sur elle, en lui demandant quand elle pourrait la voir un moment seule.

Après une courte hésitation et après s’être assurée qu’on ne voulait pas la faire manquer à son devoir mais seulement lui poser quelques questions, celle-ci fixa le rendez-vous au lendemain à 3 h, près du mur extérieur du jardin. Miss Halcombe avait eu juste le temps d’acquiescer, lorsque le directeur arriva. Elle prit congé aussi vite que possible et s’en alla.

Après réflexion, elle se rendit compte de l’ébranlement nerveux que lady Glyde avait subi durant cette horrible détention. Faire reconnaître son identité par des moyens légaux serait fort long, et peut-être fatal à ses facultés. Elle décida donc de la faire fuir avec l’aide de l’infirmière.

De retour à Londres, elle se rendit immédiatement chez son agent de change, le priant de réaliser tout ce qu’elle possédait, ce qui représentait à peine 700 livres. Elle était décidée à donner jusqu’à son dernier penny pour délivrer sa sœur.

Le lendemain, à l’heure dite, elle se trouvait près du mur de l’asile. L’infirmière l’attendait. Celle-ci lui raconta que la première infirmière qui avait été attachée à Anne Catherick avait perdu sa place après l’évasion de celle-ci et qu’elle ne tenait pas, elle, à perdre la sienne. Elle était fiancée et attendait pour se marier d’avoir économisé 300 livres, ce qui représentait deux années de salaire.

Miss Halcombe lui expliqua alors qu’Anne Catherick était une de ses parentes proches, qu’elle avait été placée à l’asile par une erreur fatale et que l’infirmière ferait une œuvre de charité chrétienne en l’aidant à fuir. Avant que la jeune fille eût eu le temps de faire des objections, miss Halcombe sortit de sa poche quatre billets de 100 livres et les lui promit à titre de dédommagement.

Elle hésita un moment, mais miss Halcombe insista :

– Vous ferez une bonne action en libérant une femme indignement traitée. Amenez-moi Anne Catherick saine et sauve ici et ces billets seront à vous. Vous pourrez de cette façon vous marier tout de suite et votre union sera bénie.

– Me donnerez-vous une lettre pour justifier la provenance des billets vis-à-vis de mon fiancé ? demanda l’infirmière.

– J’apporterai une lettre signée et datée.

– Alors, je risquerai ce que vous me demandez demain matin, entre 10 et 11 h.

Miss Halcombe se trouva au rendez-vous bien avant dix heures et dut attendre 1 h 30. Enfin, l’infirmière apparut, tenant Anne Catherick par le bras. Miss Halcombe lui remit la lettre avec les quatre billets et, prenant sa sœur par la main, elle s’éloigna rapidement. Le soir même, elles arrivaient à Limmeridge.

L’infirmière avait eu l’excellente idée de faire revêtir à lady Glyde un de ses propres uniformes. Avant de la quitter, miss Halcombe lui avait proposé un moyen de détourner les soupçons lorsque l’on s’apercevrait à l’asile que Anne Catherick s’était échappée une seconde fois. En rentrant, elle devait, pour se faire entendre par toutes les infirmières, dire à haute voix qu’Anne Catherick venait de s’informer auprès d’elle de la distance qui séparait Londres du Hampshire ; au moment où le directeur découvrirait l’absence de sa pensionnaire, il penserait qu’elle était retournée à Blackwater Park, puisqu’elle se disait être lady Glyde. Ainsi, les premières recherches se feraient très probablement de ce côté-là.

Les souvenirs de lady Glyde sont plus confus, assez incohérents. Parmi les événements qui suivirent son départ de Blackwater Park, elle revoit d’abord la scène de son arrivée à Londres. Elle ne se souvient pas de la date de ce voyage. Il faut donc abandonner tout espoir de connaître cette date, soit par elle, soit par Mrs Michelson.

À son arrivée à la gare du South Western Railway, le comte Fosco l’attendait sur le quai. Il se précipita à la portière du wagon aussi vite que le porteur. Dans la cohue, quelqu’un qui accompagnait le comte réussit à s’emparer des bagages de lady Glyde sur lesquels sa carte était apposée. Puis une voiture, dont au moment même elle ne remarqua pas bien l’apparence, l’emporta, seule avec le comte.

Immédiatement, elle lui demanda des nouvelles de miss Halcombe, le comte lui répondit que sa sœur n’était pas encore partie pour le Cumberland, car, après réflexion, il n’avait pas jugé prudent de la laisser poursuivre son voyage sans prendre auparavant quelques jours de repos. Lady Glyde ne se souvient plus si, à sa question, le comte lui répondit que miss Halcombe était chez lui, ce dont elle est certaine, c’est qu’il lui dit qu’elle allait bientôt la revoir.

Connaissant à peine Londres, lady Glyde ne sait pas préciser les rues par lesquelles ils passèrent. Mais elle se souvient parfaitement que la voiture, une fois au centre de la ville, ne passa jamais devant un jardin, ne traversa jamais une avenue plantée d’arbres et qu’elle s’arrêta dans une rue étroite située derrière une place où la foule se pressait dans les magasins et les bâtiments publics. Il semble donc que le comte Fosco conduisait lady Glyde ailleurs que dans sa demeure de St John’s Wood.

Ils entrèrent dans une maison, montèrent dans une chambre du premier ou du second étage, où une servante apporta les bagages après qu’un homme à barbe noire, apparemment un étranger, leur eut montré le chemin. Le comte assura à lady Glyde que miss Halcombe était dans la maison et qu’il allait aussitôt l’informer de leur arrivée. Il sortit avec l’étranger, laissant la jeune femme seule dans la chambre. Celle-ci, une sorte de petit salon, était misérablement meublée et avait vue sur une cour intérieure.

Au bout de quelques minutes, le comte reparut, expliquant que miss Halcombe dormait justement et qu’il valait mieux ne pas la déranger pour l’instant. Il était accompagné de deux messieurs – des Anglais – qu’il présenta à lady Glyde comme des amis et ressortit aussitôt, laissant ceux-ci avec elle. Les messieurs lui posèrent des questions si bizarres qu’elle fut prise de panique et voulut se précipiter vers la porte. À ce moment-là, le comte revint et lady Glyde le supplia de l’emmener enfin près de sa sœur, mais il répondit d’abord évasivement, puis, comme lady Glyde insistait, il lui avoua que miss Halcombe n’était pas en état de la recevoir. Lady Glyde fut prise d’une véritable terreur au point de se sentir mal et de demander un verre d’eau. Le comte se précipita pour en chercher un et, lorsqu’elle l’eut bu, elle se sentit prête à s’évanouir complètement. Il lui présenta alors un flacon de sels, qu’elle respira fortement, puis elle se sentit sombrer dans le néant.

À partir de ce moment, ses souvenirs deviennent vagues et confus. Il est difficile d’y voir clair.

Lorsqu’elle revint à elle plus tard dans la soirée, elle croit bien être allée chez Mrs Vesey, ainsi qu’elle en avait eu l’intention en quittant Blackwater Park ; il lui semble y avoir pris le thé et passé la nuit. Elle ignore comment, quand et avec qui elle quitta la maison où le comte l’avait amenée. Mais elle dit que chez Mrs Vesey – chose extraordinaire – ce fut Mrs Rubelle qui l’aida à se déshabiller et à se mettre au lit !

Ce qui se passa le lendemain matin n’est pas plus clair dans son esprit. Elle se souvient avoir été emmenée par le comte Fosco, accompagné de Mrs Rubelle. Elle se retrouva soudain au milieu de femmes inconnues qui l’appelèrent Anne Catherick. Comme elle protestait, disant être lady Glyde, l’infirmière attachée à sa personne lui dit en haussant les épaules :

– N’essayez donc plus de nous faire croire que vous vous appelez lady Glyde. Celle-ci est morte et enterrée. Vous êtes Anne Catherick en chair et en os. Regardez vos vêtements d’ailleurs, ils sont tous marqués à votre nom et venez voir vos anciens objets qui ont été soigneusement mis de côté en votre absence !…

Et effectivement, lorsque le soir de leur arrivée à Limmeridge House, miss Halcombe examina le linge que sa sœur portait, il était marqué au nom d’Anne Catherick.

Ce sont les seuls souvenirs que miss Halcombe put obtenir de sa sœur, encore qu’ils soient incertains et paraissent parfois contradictoires. Miss Halcombe ne lui posa aucune question sur son séjour à l’asile, car c’eût été lui imposer une épreuve trop pénible. Le directeur avait dit qu’elle avait été amenée le 27 juillet. Donc, depuis cette date jusqu’au 13 octobre, elle avait été enfermée comme folle sous le nom d’Anne Catherick. Dans ces conditions, il n’était guère surprenant que ses facultés fussent quelque peu ébranlées.

Le lendemain de leur arrivée à Limmeridge House, miss Halcombe se rendit chez Mr Fairlie, qu’elle mit au courant de la situation, mais celui-ci, prévenu par le comte Fosco et rappelant à la jeune fille ce qu’elle-même lui avait dit de la ressemblance existant entre Laura et Anne Catherick, refusa de voir « l’intrigante ». Miss Halcombe, au comble de l’indignation, alla chercher sa sœur et pénétra de force chez Mr Fairlie. La scène qui suivit est trop pénible pour être rapportée. Disons seulement qu’il déclara en termes positifs qu’il ne reconnaissait pas sa nièce et qu’il ferait appel à la justice si avant la fin du jour cette femme n’était pas sortie de chez lui.

Quoique connaissant l’égoïsme et le manque de cœur de Mr Fairlie, il était impossible à miss Halcombe de supposer qu’il irait jusqu’à renier la fille de son propre frère si en réalité il la reconnaissait. Elle voulut croire qu’il se laissait influencer par les événements et ne jugeait plus librement. Mais lorsqu’elle demanda aux domestiques de reconnaître lady Glyde, devant le visage ravagé de celle-ci et son air absent, ils hésitèrent. Elle comprit alors que sa cruelle détention l’avait changée au point de la faire réellement ressembler à Anne Catherick !

Malgré tout, miss Halcombe n’abandonna pas la partie. Fallait-il attendre le retour de Fanny, la femme de chambre, absente ces jours-là de Limmeridge House ? Devant Mr Fairlie et les autres domestiques, elle pourrait reconnaître sa maîtresse, puisque, de tout le personnel, c’était elle qui se trouvait le plus fréquemment à ses côtés. Une autre solution, également, aurait été possible : lady Glyde, en secret, serait demeurée soit à Limmeridge House, soit au village en attendant d’avoir repris des forces et recouvré sa lucidité d’esprit : alors elle aurait témoigné elle-même de son identité en parlant de personnes qu’elle connaissait parfaitement et d’incidents du passé auxquels elle avait été intimement mêlée.

La situation était critique, la façon dont elle s’était enfuie de l’asile ne permettait pas d’attendre, car les recherches ne seraient dirigées vers le Hampshire que pendant un certain temps seulement, et s’orienteraient ensuite infailliblement vers le Cumberland. Mr Fairlie, vu son état d’esprit, aiderait même à trouver les fugitives. Pour la sécurité de Laura, miss Halcombe devait renoncer à la lutte entreprise pour lui faire rendre justice, et devait lui faire quitter l’endroit maintenant, entre tous, le plus dangereux pour elle – son village natal.

Miss Halcombe décida donc de repartir tout de suite pour Londres afin de rendre vaines toutes les recherches. En ce mémorable jour du 16 octobre, elle demanda à sa sœur de faire un dernier effort et, sans une âme pour leur dire adieu, elles quittèrent Limmeridge House, pour toujours peut-être.

En passant devant le cimetière, lady Glyde supplia sa sœur de la laisser s’incliner un moment sur la tombe de sa mère. En vain, miss Halcombe voulut-elle l’en dissuader. Laura, semblait-il, avait soudain recouvré toute sa force de volonté. C’est alors que, dans le champ des morts, le Destin s’accomplit, qui devait unir nos trois vies à jamais !

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