11

L’enquête qui eut lieu dès l’après-midi du jour suivant fut longue, car il y avait trois questions importantes à résoudre : la cause de l’incendie, le vol des clés et la présence de cet étranger dans la sacristie au moment du sinistre.

Mon témoignage fut bref. Je déclarai ne pas connaître la victime et ignorer sa présence à Old Welmingham. Si j’avais essayé de le sauver, c’était par pure humanité, rien de plus.

Maintenant que le registre était réduit en cendres et que je n’avais plus aucune preuve contre sir Percival, il fallait renoncer à dévoiler son crime.

J’avais la conviction qu’il avait simplement voulu arracher du registre la page accusatrice et que, par inadvertance, il avait mis le feu à un des nombreux objets inflammables contenus dans la sacristie. Sans doute avait-il essayé de l’éteindre seul mais, n’y parvenant pas, il s’était précipité vers la porte pour l’ouvrir. La clé tournant mal dans la serrure usée, il fut asphyxié avant d’arriver à ses fins.

L’enquête fut remise au lendemain ; personne n’ayant pu expliquer la cause mystérieuse de l’accident, on attendait l’arrivée de l’avocat du défunt.

Je retournai à l’hôtel, harassé de corps et d’esprit, et montai m’enfermer dans ma chambre, afin de me reposer en songeant à Laura et à Marian. Le lendemain matin, je me dirigeai vers Old Welmingham, pour revoir à la lumière du jour l’endroit du tragique événement.

Quel spectacle différent m’offrit le cimetière !

De vieilles planches avaient été clouées contre l’entrée de la sacristie et portaient déjà de grossières caricatures. Les enfants du village se disputaient pour savoir qui y trouverait la meilleure brèche pour regarder à l’intérieur.

À la place où, terrifié, j’avais entendu les cris d’appel désespérés sortant de la sacristie en flammes, calmement des poules picoraient, cherchant les vers de terre sortis du terrain détrempé.

En quittant ce lieu où sir Percival avait connu la plus horrible des morts, je compris, mieux encore que je ne l’avais fait depuis deux jours, qu’il avait détruit en même temps ma seule chance d’établir l’identité de Laura.

Et pourtant, s’il avait vécu, la situation eût-elle été en rien changée ? Aurais-je pu me servir de ma découverte, sachant que le crime initial de cet homme avait été d’usurper les droits d’autrui ? Aurais-je pu conclure un marché avec le faussaire : lui promettre de me taire à la condition qu’il fît l’aveu du complot ourdi contre sa femme ? Assurément non ! Car mon silence aurait frustré l’héritier véritable des biens et du nom ! À ce moment-là, j’étais résolu à affronter tout obstacle qui me séparait de l’être que j’aimais le plus au monde.

Je repris le chemin de Welmingham, l’esprit un peu calmé après ces réflexions.

En passant devant la demeure de Mrs Catherick, je fus tenté d’entrer, mais je me dis que les journaux du matin lui avaient appris la nouvelle et je rentrai à l’hôtel.

Comme je me trouvais dans la salle à manger, quelques heures après, le garçon me remit une lettre qu’avait apportée pour moi une dame inconnue, au moment où la nuit tombait. J’ouvris la lettre ; elle ne portait ni date ni signature et l’écriture était contrefaite. À peine eus-je parcouru quelques lignes que je me rendis compte qu’elle venait de Mrs Catherick. Elle disait :

« Monsieur,

» Vous n’êtes pas revenu comme vous me l’aviez annoncé… peu importe ! Je connais la nouvelle. Avez-vous remarqué comme je vous ai regardé quand vous m’avez quittée l’autre jour ? Je me demandais si son heure avait enfin sonné et si vous étiez l’instrument désigné par le destin pour l’abattre.

» J’ai appris que vous fûtes assez faible pour essayer de le sauver. Si vous y aviez réussi, je vous aurais considéré comme mon ennemi, mais ayant échoué, vous êtes devenu mon ami. Vous m’avez vengée, malgré vous, de 23 années de souffrance et je vous en remercie.

» Je dois quelque chose à l’homme qui a fait cela. Si j’étais encore jeune et jolie, je vous aurais dit : “Venez et embrassez-moi, si vous voulez”, et vous auriez accepté. Mais je ne suis plus qu’une vieille femme et, pour vous remercier et payer ma dette envers vous, je puis du moins satisfaire votre curiosité, car, malgré votre perspicacité, vous n’êtes pas arrivé à connaître toutes mes affaires privées.

» Par gratitude, je vais vous les dire, mon jeune ami.

» Vous n’étiez encore qu’un garçonnet, je suppose, lorsqu’en 1827 j’habitais Old Welmingham. J’étais une jolie jeune femme et avais comme mari un vieil imbécile. J’eus l’honneur de faire la connaissance d’un beau gentleman dont il est inutile de citer le nom, puisque vous le connaissez comme moi ; et du reste, son nom ne lui appartenait pas : cela également, à présent, vous le savez aussi bien que moi. J’avais des goûts de femme du monde et, comme je lui plaisais, il les encouragea en me faisant des cadeaux. Aucune femme ne résiste à cela, n’est-ce pas ? Mais, comme tout homme, il désirait quelque chose en échange. C’était peu de chose à mon avis. Il me demandait de lui confier la clé de la sacristie et celle de l’armoire, un jour que mon mari serait absent. Je lui posai des questions ; naturellement, il me répondit par un mensonge. C’était peine perdue : je ne le crus pas. Mais j’aimais les cadeaux qu’il me faisait et j’en désirais davantage. J’accédai donc à sa requête. À son insu, je l’observai et le vis inscrire la fausse annonce du mariage de ses parents dans le registre. Je n’étais pas spécialement scrupuleuse pour ce genre de choses, quand elles ne me concernaient pas directement. Je me doutais bien que ce n’était pas très correct, mais je ne m’en préoccupai guère, surtout qu’en récompense je reçus une superbe montre en or avec une chaîne. Si j’avais connu l’importance de son crime et comment la loi le punissait, je n’aurais pas agi de la sorte. Mais j’étais ignorante alors… et j’aimais tant les bijoux ! La seule condition que je posai, c’est qu’il me ferait des confidences. Il accepta, mais ne tint pas parole, et c’est à force de le questionner que j’appris ce qu’il voulait me cacher. Vous voyez que j’étais aussi curieuse que vous.

» À la mort de sa mère, il ignorait encore tout de la situation de ses parents. Ce ne fut qu’alors que son père lui avoua la vérité, en promettant de faire ce qu’il pourrait pour lui. Il mourut sans avoir rien fait, pas même de testament. Le fils, alors, agit seul. Arrivé en Angleterre, il prit possession de la propriété de son père. Personne n’était là pour s’y opposer ; ses parents avaient toujours vécu comme s’ils étaient mariés, et nul ne se doutait de rien. Le seul héritier légal, un cousin éloigné toujours en voyage, ne revendiqua jamais ses droits.

» Il put prendre facilement possession du nom et de la propriété, mais pour hypothéquer celle-ci, il devait produire un certificat de naissance et un certificat de mariage de ses parents. Il obtint aisément le premier à l’étranger, où il était né, et c’est pour avoir le second qu’il vint à Old Welmingham.

» Une seule considération mise à part, il eût pu tout aussi bien aller à Knowlesbury. Sa mère, à l’époque où elle avait rencontré sir Félix, vivait à Knowlesbury sous son nom de jeune fille ; en réalité, elle s’était mariée en Irlande, et son mari l’avait maltraitée, puis il était parti avec une autre femme. C’est la raison que donna sir Félix à son fils pour lui expliquer pourquoi il n’avait pas pu épouser sa compagne. Pourquoi le fils ne choisit-il pas le registre des mariages de l’église de Knowlesbury pour y faire le faux en question, puisqu’il eût été vraisemblable que son père et sa mère se fussent mariés dans cette paroisse ? Mais le clergyman qui la desservait en 1803 (année où, d’après l’acte de naissance du fils, le mariage des parents aurait dû avoir lieu) vivait encore en 1827. Tandis qu’à Old Welmingham, pareil danger n’existait pas, le clergyman en fonction au début du siècle étant mort depuis quelques années. D’ailleurs, comme sir Félix avait vécu plusieurs années dans un cottage au bord de la rivière, non loin du village, il n’y aurait rien eu d’étonnant non plus à ce qu’il se fût marié ici. Il vivait très retiré et, le clergyman étant mort, qui donc aurait pu affirmer, étant donné que le couple recherchait en tout la solitude, que le mariage n’avait pas été célébré dans la plus stricte intimité à l’église d’Old Welmingham ?

» Mais je vous étonnerai peut-être en vous disant qu’il ne pensa pas du tout d’abord à falsifier le registre. Son intention première était d’arracher et de détruire le feuillet se rapportant à l’année et au mois voulus, puis d’aller à Londres demander à ses avocats de lui rédiger un certificat de mariage au nom de son père, en se référant à la date du feuillet manquant.

» Toutefois, lorsqu’il ouvrit le registre, il vit, au bas d’une des pages de l’année 1803, un espace laissé en blanc, sans doute parce que la place avait manqué pour y insérer entièrement une annonce de mariage, laquelle avait été écrite au début de la page suivante. Aussitôt, il entrevit une possibilité qu’il n’avait jamais espérée ! Vous savez ce qu’il en fit. L’espace blanc, pour correspondre exactement à son acte de naissance, aurait dû se trouver dans la partie se rapportant au mois de juillet, et non pas au mois de septembre. Si on lui faisait un jour des difficultés à ce sujet, la réponse serait simple : il se ferait passer pour un enfant né à sept mois.

» Je fus assez folle pour avoir pitié de lui, ce qu’il escomptait d’ailleurs, lorsque, bien obligé de répondre à mes questions répétées, il me raconta sa triste histoire. Je me disais que si ses parents ne s’étaient pas mariés, il n’en était pas responsable, et que, du reste, les circonstances seules avaient empêché ses parents de régulariser leur union… C’est ainsi que je le laissai faire de sa mère une honnête femme ! Toute personne plus scrupuleuse que moi, et qui n’aurait pas tant aimé les bijoux, lui aurait trouvé des excuses ! J’ai encore la montre et la chaîne : elles sont admirables…

» Il est inutile que je vous redise le scandale qui éclata ensuite et comment j’en fus l’innocente victime. Qu’il me suffise de vous raconter la façon dont ce monsieur agit envers moi dans la suite. Il refusa catégoriquement de me défendre contre l’odieuse calomnie, puisque précisément, prétendait-il, elle écartait tout risque que la vérité fût découverte. Comme je protestais, indignée, déclarant que je saurais me défendre moi-même en dévoilant tout, il me répondit avec calme que, si je le perdais, il me perdrait avec lui. Froidement, il me démontra que j’étais sa complice, que la loi punissait sans pitié non seulement le coupable mais aussi ceux qui l’avaient aidé à accomplir son crime. J’étais épouvantée par son ignoble cynisme et lui vouai depuis ce jour une haine à mort. Mais que pouvais-je faire ? Il me calma par des présents, me promit une pension assez élevée, prix de mon silence. Dans mon propre intérêt, disait-il, aussi bien que dans le sien, je ne quitterais jamais Welmingham sans lui en demander la permission. Dans mon village, aucune femme respectable ne m’inviterait à prendre le thé dans l’espoir de me faire parler et, d’autre part, tant que j’étais à Welmingham, il savait toujours où me trouver.

» Je ne pouvais que m’incliner, d’autant plus que j’attendais un bébé, que mon idiot de mari était parti, et que la pension que ce monsieur m’offrait devait me permettre de m’installer beaucoup mieux que la plupart de mes voisines qui levaient les yeux au ciel en me voyant. J’avais une plus belle maison qu’elles, et de plus beaux tapis. La Vertu, chez nous, portait des robes de coton, j’avais des robes de soie.

» J’acceptai ses conditions, oui, mais je résolus d’en tirer le meilleur parti possible, et vous avez pu constater vous-même que j’y ai réussi. Comment j’ai pu garder son secret et le mien… pendant toutes ces années et comment Anne apprit que j’avais un secret ? Par reconnaissance, je vais vous expliquer. Mais excusez-moi, Mr Hartright, si je vous avoue que je ne comprends pas pourquoi vous vous êtes intéressé à ma fille. Elle était anormale et ne fut pour moi qu’une cause de désagréments continuels, qu’il vous suffise de savoir que j’observai les termes de l’accord et que je jouis largement de mes revenus.

» Chaque fois que je désirais me déplacer, je demandais l’autorisation à mon “seigneur et maître”, qui me la refusait rarement. Connaissant mon caractère, il se rendait compte que si je me taisais, c’était plus pour moi que pour lui, de sorte qu’il me ménageait.

» Une de mes absences les plus longues eut lieu à l’époque où ma sœur tomba malade. J’allai la soigner, à Limmeridge. On disait qu’elle avait mis de l’argent de côté, et je trouvais qu’il me fallait veiller à mes intérêts, là aussi, au cas où ma pension me serait supprimée un jour, pour une raison ou une autre. Ce fut d’ailleurs peine perdue : à la mort de ma sœur, je n’eus rien, parce qu’il n’y avait rien à avoir.

» J’avais emmené Anne à Limmeridge, car, à ce moment, l’influence qu’exerçait Mrs Cléments sur la petite me déplaisait. Je n’ai jamais aimé Mrs Cléments… Ne sachant que faire de ma fille pendant que je soignais ma sœur, je la mis à l’école à Limmeridge. La dame du château – Mrs Fairlie, une femme fort laide qui avait réussi à se faire épouser par le plus bel homme d’Angleterre – me donna une douce joie lorsque je vis qu’elle prenait Anne en amitié ! Mais le résultat fut que la petite, choyée, gâtée à Limmeridge House, n’apprit rien à l’école. Entre autres caprices, elle prit là-bas l’habitude de s’habiller tout en blanc. Je ne l’entendais pas ainsi, moi qui déteste le blanc ! Aussi, une fois rentrées chez nous, je fis tout pour lui faire sortir cette sottise de la tête.

» Le croirait-on ? Anne refusa de m’obéir. Comme tous les simples d’esprit, lorsqu’elle a décidé quelque chose, elle est entêtée comme une mule. Nous nous disputâmes, et Mrs Cléments, craignant les scènes, me proposa d’emmener Anne à Londres, où elle-même allait s’installer. J’aurais accepté si je n’avais su qu’elle encourageait ma fille à s’habiller en blanc, mais cela étant, je dis non, encore non et toujours non !

» Anne resta donc chez moi, et c’est à cause de cela, en somme, que tout est arrivé au sujet du secret.

» J’étais installée depuis quelques années déjà dans la nouvelle ville et je commençais à y être honorablement considérée, le fait que ma fille vivait avec moi m’était favorable. La fantaisie obstinée d’Anne de s’habiller toujours en blanc avait suscité la sympathie des voisines, aussi avais-je fini par céder, et le temps arriva bientôt où j’obtins deux places réservées à l’église. Depuis ce jour-là, le pasteur me salue.

» Menant cette paisible existence, il me prit un jour l’envie de changer d’air pour quelque temps. J’en demandai la permission à ce “gentleman de haute lignée”. Il me répondit avec une grossièreté où l’on sentait la grande famille dont il descendait, refusant d’accéder à ma requête. J’en fus tellement indignée que, devant ma fille, je le traitai de “vil imposteur, que je pouvais ruiner d’un seul mot en divulguant son secret…”

» Je fus arrêtée net dans mon accès de colère par le regard d’Anne qui était levé sur moi avec curiosité. Je la priai vivement de sortir, afin de me permettre de reprendre mon sang-froid. J’étais terrifiée d’avoir laissé échapper ces paroles, car Anne était plus étrange que jamais, et la pensée qu’elle pourrait répéter les mots entendus, en y joignant le nom de l’homme auquel je les destinais, me glaçait jusqu’aux os.

» Le lendemain, il vint me voir sans s’annoncer, et je compris tout de suite à son air aimable qu’il venait tenter de se faire pardonner la grossièreté de sa lettre. Apercevant ma fille dans le salon, il lui ordonna de sortir.

» – Allez-vous-en et laissez-nous causer, lui dit-il d’un ton bref.

» – Parlez-moi d’abord poliment, lui répondit celle-ci avec calme.

» – Éloignez cette idiote, dit-il en s’adressant à moi.

» Anne avait toujours eu une certaine fierté. Aussi s’élança-t-elle vers lui, folle de rage, avant que je ne puisse intervenir.

» – Demandez-moi pardon tout de suite ou gare à vous ! cria-t-elle. Je vous ruinerai en divulguant votre secret !

» Il devint livide, tandis que j’empoignais Anne et la poussais vers la porte.

» Je suis une femme trop respectable pour vous répéter les mots qu’il employa lorsqu’il eut repris son sang-froid. Étant membre de la congrégation de la paroisse, je ne puis m’abaisser à de tels propos. Dites-vous cependant qu’il vociféra, hurla, jura comme le pire des rustres d’Angleterre.

» Vous connaissez sa réaction. Il décida de placer Anne dans un institut pour folles.

» J’eus beau protester, il ne voulut pas m’entendre. Je lui dis que la petite n’avait fait que répéter, sans les comprendre, les mots qui m’avaient échappé dans un mouvement de colère ; qu’elle ne savait absolument rien ; qu’en le voyant s’emporter, elle avait simplement cherché à l’irriter davantage encore en lui faisant croire ce qui n’était pas, je lui rappelai enfin qu’elle avait souvent de ces bizarreries – tout fut inutile ! Il était certain, disait-il, que j’avais trahi le secret.

» Devant sa décision irrévocable, je fis mon devoir de mère.

» – Je veux que ce soit un institut privé, lui dis-je sur un ton ferme. N’oubliez pas que j’ai des sentiments maternels et que je dois veiller à ma bonne réputation dans le village. Si vous voulez faire interner Anne, il faut que ce soit dans un institut privé, un établissement que les gens honorables choisiraient pour des personnes de leur famille.

» C’est pour moi un réconfort de me dire que j’ai fait mon devoir à ce moment-là. Quoique je n’eusse jamais eu un amour exagéré pour ma pauvre enfant, je voulais qu’elle fût dignement traitée.

» Ayant eu gain de cause et considérant les nombreuses facilités qu’offrait une institution privée, je dois reconnaître qu’il y avait certains avantages à faire interner la petite. D’abord, elle était très bien soignée et traitée véritablement comme une jeune fille de la bonne société – ce que je ne manquai pas de dire dans le village. Ensuite, elle n’était plus à Welmingham, où elle aurait pu faire naître des soupçons en répétant mes imprudentes paroles.

» Mais depuis ce fameux jour, elle avait conçu une haine féroce pour ce monsieur. Elle avait juré de se venger à la première occasion. Cependant, je vous certifie sur l’honneur qu’elle ne connut jamais le secret.

» Voilà ! Je crois avoir satisfait votre curiosité. Je vous ai dit de ma fille et de moi-même tout ce qui peut vous intéresser. J’ajouterai que je dus recopier un brouillon de lettre pour répondre à une certaine miss Halcombe qui demandait quelques détails au sujet de l’internement de ma fille, et qui avait dû entendre plus d’un mensonge sortir de la bouche d’une personne habituée à mentir.

» Je ne veux pas fermer ma lettre sans vous adresser un reproche. L’allusion que vous avez faite l’autre jour au père d’Anne m’a fort offensée, elle n’est pas digne d’un gentleman. Si nous devons encore nous rencontrer, souvenez-vous, je vous prie, que je n’admets point qu’on touche à ma réputation ni à la moralité des habitants de Welmingham, d’autant plus que, je vous l’affirme, sur ce point, vous n’en saurez jamais davantage en ce monde.

» Peut-être souhaiterez-vous m’envoyer une lettre d’excuses ? Je la recevrai avec plaisir, monsieur. Et si, ensuite, vous désirez me faire une seconde visite, je consentirai à vous recevoir. Ma situation me permet seulement de vous inviter à prendre le thé, non pas qu’elle soit changée en rien par les événements récents : je vous l’ai dit, je n’ai jamais rien dû aux commerçants au bout de l’année et j’ai suffisamment épargné, ces derniers 20 ans, pour avoir, jusqu’à la fin de mes jours, une existence confortable. Je n’ai pas l’intention de quitter Welmingham, car quelques projets me retiennent ici. Le clergyman me salue, vous l’avez vu vous-même. Il vient de se marier avec une personne qui n’a pas cette politesse. Je vais me faire membre d’une des sociétés religieuses, et la femme du pasteur sera obligée de me saluer.

» Si vous venez me voir, monsieur, je vous demanderai de ne plus parler que de sujets généraux. Toute allusion à cette lettre serait inutile – je suis décidée à ne jamais reconnaître que je l’ai écrite. Les preuves ont été détruites par le feu, je le sais, mais on n’est jamais assez prudent, n’est-ce pas ?

» C’est pourquoi je ne signe pas ; j’ai déguisé mon écriture et je vous ferai parvenir moi-même ce pli : personne ne saura d’où il vient. Ces précautions ne peuvent en rien vous blesser, puisqu’elles ne concernent pas les choses dont je vous ai informé afin de vous témoigner ma sympathie toute particulière.

» Je prends le thé à 5 h 30, et mes toasts beurrés n’attendent pas.

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