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Je marchais rapidement, suivi de loin par mes deux espions qui parfois accéléraient le pas, puis s’arrêtaient pour échanger quelques mots, puis se remettaient à me suivre à distance. Vraisemblablement, ils hésitaient entre différents moyens d’exécuter les ordres reçus et je doutai de pouvoir atteindre Knowlesbury sans incident.

En effet, je venais de m’engager dans une partie un peu plus solitaire de la route quand leurs pas se rapprochèrent à nouveau. Avant d’avoir eu le temps de me retourner, je fus violemment bousculé et ripostai avec vigueur. Mon agresseur appela aussitôt à l’aide et le second arriva en hâte à la rescousse. M’empoignant par le bras, il déclara vouloir porter plainte contre moi pour voies de fait. Je le priai de me lâcher le bras tout d’abord et acceptai de les accompagner jusqu’à la justice de paix de Knowlesbury. Leur but évident était de paralyser mes mouvements afin de permettre à sir Percival d’agir.

Ils déposèrent leur plainte à l’hôtel de ville, avec les exagérations et mensonges d’usage. Le juge, un homme au caractère grincheux, demanda si je n’avais aucun témoin, sinon, comme étranger à la commune, je ne pouvais obtenir ma liberté que sous caution. La prochaine audience n’ayant lieu que trois jours plus tard, il serait obligé me garder en attendant.

J’étais au comble de l’indignation et du désespoir quand, tout à coup, je me souvins que le Dr Dawson n’habitait pas loin de Knowlesbury. Je lui écrivis, lui rappelant la visite que je lui avais faite et la lettre d’introduction que m’avait donnée Marian ; je le priai de me sortir de la situation difficile dans laquelle je me trouvais. On me permit d’envoyer un messager à Oak Lodge, il revint 2 heures après, ramenant le bon docteur muni de la caution nécessaire. Je fus immédiatement libéré.

Mr Dawson m’invita à retourner chez lui, mais je lui expliquai que mon temps ne m’appartenait pas et lui promis de venir le voir bientôt pour le remercier et pour le mettre au courant de certaines choses. Mais ma situation présente ne me permettait pas encore de lui en parler.

Je me dirigeai rapidement vers l’étude de Mr Wansborough, High Street. Je n’avais plus une minute à perdre, car sir Percival saurait, le soir même, que j’étais en liberté. Les paroles du vieux sacristain m’étaient restées à la mémoire, et j’avais décidé non seulement de prendre des informations sur la mère de sir Percival et sur sa famille, mais encore de consulter si possible la copie du registre tenu autrefois par Mr Wansborough père. Mr Wansborough fils était un homme jovial et accueillant, ressemblant bien plus à un hobereau qu’à un avocat. Ma requête sembla fort l’amuser et il émit le regret que son père ne fût plus en vie, pour avoir la joie de constater que sa copie n’avait pas été inutile. Il envoya tout de suite l’un de ses clercs quérir le précieux volume.

« Mais comment avais-je appris l’existence de cette copie ? » Je répondis évasivement à cette question. Au point où en étaient mes recherches, je n’aurais pas su être prudent, et Mr Wansborough ne devait pas encore savoir que j’avais examiné le registre original. Je lui dis donc que je recherchais des documents de famille, que c’était urgent, et qu’un coup d’œil au duplicata me suffirait pour l’instant.

Celui-ci était identique à l’original de la sacristie, mais plus propre.

Mes mains tremblaient et j’avais la tête en feu lorsque je l’ouvris. À la première page, je lus ces mots :

« Copie exacte du registre des mariages de l’église paroissiale d’Old Welmingham, exécutée sous mes ordres et contrôlée, déclaration par déclaration, sur l’original. Signé : Robert Wansborough, secrétaire du conseil de fabrique. 1er janvier 1800 – 13 juin 1815.

Immédiatement, je cherchai septembre 1803 et, au début d’une page, je trouvai, comme dans l’autre registre, l’annonce des deux frères mariés le même jour. Je tournai précipitamment la page précédente et, au bas de celle-ci… je vis un blanc… Pas de trace du mariage de sir Félix avec Cecilia Jane Elster !… Mon cœur battit violemment… Je regardai à nouveau, tournant la page. Rien ! Entre le mariage des deux frères et un autre mariage se trouvant à la fin de l’autre page, il n’y avait qu’un petit espace blanc, rien d’autre.

L’histoire était claire ! En 1827, lors de son séjour à Old Welmingham, sir Percival était parvenu, par un stratagème encore inconnu, à faire enregistrer le faux mariage de ses parents dans le registre officiel.

Ma tête tournait et je dus me retenir au bureau pour ne pas tomber.

J’avais soupçonné sir Percival d’être le père d’Anne ou peut-être son mari… mais l’idée qu’il n’était pas sir Percival Glyde, qu’il n’avait droit ni au titre de baron ni à la propriété de Blackwater Park ne m’avait jamais même effleuré l’esprit.

La bassesse de cette escroquerie, l’audace de ce crime me surpassaient ! Quand on connaissait la vérité, comment s’étonner de l’impatience dont le misérable faisait preuve à tout instant, de ses mouvements de colère succédant à des actes d’abjecte duplicité, de la terreur qui l’avait poussé à faire interner Anne Catherick et, plus tard, à consentir à ce complot contre sa femme, tout simplement parce qu’il les soupçonnait l’une et l’autre de connaître son secret ! Autrefois, la découverte de son forfait lui eût valu la pendaison et, de nos jours, la peine de la transportation. Je n’avais qu’un mot à dire, et rang, fortune, honneur lui seraient enlevés, faisant de lui un paria, sans nom, sans argent, sans ami ! Son avenir dépendait de moi, et il le savait !

Cette dernière pensée me rendit plus résolu que jamais à atteindre mon but, mais plus que jamais aussi, la prudence s’imposait. Dans la position dangereuse où il se trouvait alors, sir Percival, pour agir contre moi et se sauver, lui, ne reculerait devant aucune nouvelle vilenie, devant aucun nouveau crime.

Je réfléchis un instant. Il fallait à tout prix mettre en sécurité le registre original de la sacristie, avant que sir Percival ne parvînt à le faire disparaître. Il fallait pouvoir le comparer à la copie de Mr Wansborough père.

Je n’avais plus qu’un désir : retourner au plus vite à Old Welmingham.

Le sang bouillonnait dans mes veines lorsque, après avoir réglé mes honoraires, je sortis de chez Mr Wansborough. Il commençait déjà à faire noir et, comme je supposais que j’allais être de nouveau suivi, j’achetai un solide gourdin avant de partir.

Il tombait une désagréable pluie fine. Par prudence, je gardai le milieu de la route.

Arrivé aux trois quarts de mon chemin, trois hommes sortirent brusquement de derrière un fourré. L’un d’eux me donna un coup de canne qui m’atteignit à l’épaule, sans grand mal. Je ripostai par un vigoureux coup de gourdin sur le crâne de mon agresseur, qui s’effondra en bousculant ses deux compagnons qui arrivaient à la rescousse. Sans attendre mon reste, je me mis à courir à toutes jambes, poursuivi par eux. Ils étaient bons coureurs et, au bout de quelques minutes, je m’aperçus que je ne gagnais pas de terrain. La course était périlleuse dans cette obscurité, car le moindre obstacle m’eût fait tomber, me mettant à leur merci. Sur terrain plat, nous restâmes à même distance, mais lorsque vint une montée, ils perdirent du terrain. J’accélérai le pas tant que je pus pour profiter de mon avantage et, lorsque je les eus suffisamment distancés, j’avisai une barrière donnant sur un champ et, l’enjambant, je m’aplatis sur le sol.

Je les entendis passer au galop. M’orientant grâce au vent et à la pluie, je traversai tout le champ, puis d’autres encore, et atteignis enfin une des extrémités du village, où je vis une maison dont une fenêtre était éclairée. J’allai frapper à la porte. Un homme vint m’ouvrir, une bougie à la main. Je me trouvais en face du bedeau ! Dès qu’il fut remis de sa surprise, il me demanda d’un air bourru si j’avais pris les clés.

– Quelles clés ? Que voulez-vous dire ? demandai-je étonné. Je reviens de Knowlesbury à l’instant même.

– Les clés de la sacristie ! Que faire, mon Dieu ? On me les a volées pendant mon absence ! Regardez, la fenêtre est ouverte. Quelqu’un est entré !

À ce moment-là, un courant d’air éteignit la bougie.

– Allez vite chercher une autre lumière, m’écriai-je, et allons ensemble à l’église… vite… vite !…

La perfidie que j’avais toutes raisons de craindre était sans doute en train de s’accomplir, me faisant perdre tout l’avantage que j’avais si péniblement acquis. Mon impatience était telle que, sans attendre le retour du sacristain, je m’élançai sur la route.

Je n’avais pas fait dix pas que je rencontrai un homme venant dans l’autre sens :

– Je vous demande pardon, sir Percival… commença-t-il d’un ton respectueux.

– Vous faites erreur, mon ami, interrompis-je. Je ne suis pas sir Percival.

– Oh ! excusez-moi, monsieur ! Mon maître m’avait dit de l’attendre ici.

Ce disant, il retourna lentement sur ses pas. Je vis alors le sacristain arriver avec la lanterne et, lui prenant le bras, je l’aidai à marcher plus vite.

– Qui est-ce ? me demanda-t-il comme nous dépassions l’homme qui, à la lueur de la lanterne, me parut être un domestique. Ne saurait-il rien au sujet de mes clés ?

– Nous verrons tout à l’heure, repris-je, entraînant le bedeau. Allons d’abord à la sacristie.

Comme nous approchions de l’église, un gamin s’avança vers le sacristain.

– Dites, monsieur, vous savez qu’il y a quelqu’un qui s’est promené dans l’église tout à l’heure. J’ai entendu ouvrir la porte et gratter une allumette.

Le bedeau s’appuya sur moi en tremblant.

– Allons ! Allons ! Nous n’arriverons pas trop tard pour attraper le voleur. Gardez la lanterne et suivez-moi aussi vite que possible.

En disant ces mots, je montai précipitamment le monticule qui mène à l’église. Comme je contournais celle-ci, je vis la tabatière de la sacristie brillamment éclairée, tandis qu’une curieuse odeur arrivait jusqu’à moi. En approchant, j’entendis des craquements à l’intérieur. La lueur grandissait à vue d’œil. La vitre se fendit et je m’élançai vers la porte… La sacristie était en feu !

J’entendis un cri de terreur et une voix d’homme qui, de l’intérieur, appelait à l’aide, tandis qu’une main fébrile essayait en vain de faire tourner la clé dans la serrure.

– Mon Dieu ! C’est mon maître ! s’écria le domestique, tombant à genoux sur le sol.

Je m’aperçus seulement alors qu’il m’avait suivi.

Comme le sacristain, traversant le cimetière à son tour, nous rejoignait, on entendit des efforts désespérés faits pour ouvrir la porte… puis ce fut le silence.

– Que Dieu ait son âme ! dit le bedeau. Il va mourir carbonisé ; il a faussé la serrure !

Tel un fou, je m’élançai vers la porte, oubliant les crimes de sir Percival pour ne songer qu’à l’être humain qui allait mourir d’une mort affreuse.

– Essayez l’autre porte, pour l’amour du Ciel ! criai-je hors de moi.

À l’intérieur de la sacristie, on n’entendait plus que les craquements du bois qui flambait et le crépitement des flammes.

Le domestique était pétrifié d’horreur, et le sacristain, assis sur une tombe non loin de là, gémissait en tremblant. Il n’y avait rien à espérer d’eux.

J’empoignai cependant le domestique et, le mettant contre le mur, je lui ordonnai de se courber afin que je pusse monter sur son dos et ainsi atteindre le toit.

En un clin d’œil, je fus au-dessus et brisai les vitres de la tabatière, afin de donner de l’air au malheureux asphyxié. Mais, au lieu de faire entrer l’air, j’activai les flammes qui se jetèrent avec fureur vers l’ouverture ainsi pratiquée.

Quelques instants après, j’étais entouré de fumée. Je voyais le visage terrifié du domestique et le sacristain levant les bras au ciel, dans un geste de désespoir. Je vis les gens du village qui étaient accourus en hâte, horrifiés du spectacle, et je songeai en frissonnant à l’homme qui, à l’intérieur, mourait dans d’atroces tortures.

Je redescendis et me dirigeai vers le sacristain.

– Donnez-moi la clé de l’église, je vais essayer par l’autre côté, lui criai-je.

– Inutile, monsieur, la clé de l’église se trouve dans le même trousseau que celle de la sacristie. Oh ! monsieur, depuis tout ce temps, croyez-moi, il est réduit en cendres.

– On aura certainement vu l’incendie du village et la pompe de la ville ne tardera pas à arriver, dit quelqu’un dans la foule.

J’appelai cet homme qui paraissait moins obtus que les autres et lui expliquai que, avant l’arrivée de la pompe, il se passerait encore un quart d’heure et que si le malheureux n’était qu’évanoui, il y aurait peut-être encore une chance de le sauver en enfonçant la porte. L’homme acquiesça.

– Avez-vous une pioche, une hache, une scie et une corde ? demandai-je aux paysans en passant au milieu d’eux avec ma lanterne. Je donne cinq shillings à tous ceux qui m’aident !

Ces paroles furent magiques pour ces pauvres gens affamés et misérables.

– Que quelqu’un m’accompagne au village pour aller chercher une poutre dans une maison en ruines.

Aussitôt, nous courûmes vers la première maison abandonnée. Avec de grandes difficultés, nous parvînmes à en enlever une d’un plafond. Munis de notre outil, nous nous dirigeâmes vers la porte extérieure de la sacristie. Une… deux… trois !… Une… deux… trois !… La porte vacilla sur ses gonds. Une… deux… trois !… et patatras elle tomba vers l’intérieur avec fracas. Il se fit un profond silence. Personne ne respirait plus, tant l’horreur de la situation avait envahi chacun. Où était le cadavre ?

La chaleur du brasier nous fit reculer.

– Où est mon maître ? demanda le domestique épouvanté.

– Réduit en cendres depuis longtemps, répondit le sacristain d’une voix lugubre, avec tous les registres et tous les papiers et… bientôt l’église va être attaquée également.

À ce moment, on entendit un galop de chevaux. La pompe à incendie arrivait enfin !

– Sauvez l’église ! cria le vieux sacristain. Sauvez l’église !

Tandis que la machine était mise en action, je restai le regard fixé sur la bâtisse en flammes, épuisé, incapable de faire encore un mouvement.

Peu à peu, le feu fut maîtrisé. Les pompiers et les policemen pénétrèrent dans la sacristie, puis deux hommes en sortirent et allèrent chercher une vieille porte dans une maison en ruines. La foule était haletante et l’on entendait des phrases murmurées à mi-voix :

– L’ont ils trouvé ?… Oui !… Où ?… Près de la porte… Quelle porte ?… Celle qui donne dans l’église ; il était la face contre terre !… Son visage est-il brûlé ? Non ! Seulement écorché… Qui était-ce ? Un lord, je crois !… Non, un baronnet plutôt !… Que faisait-il dans la sacristie ?… Rien de bon pour sûr !… A-t-il mis le feu exprès ?… Sait-on qui c’est ?… Son domestique est là, mais il est frappé de stupeur, alors la police ne le croit pas.

– Où est le gentleman qui a voulu sauver la victime ? demanda une voix autoritaire.

– Ici, monsieur, ici ! s’exclamèrent des voix en me désignant.

– Voudriez-vous me suivre, monsieur, s’il vous plaît ? dit le personnage en me prenant par le bras.

Je le suivis dans la sacristie. J’aurais voulu lui expliquer que je n’avais jamais vu la victime, qu’il me serait donc impossible de l’identifier. Mais je fus incapable de prononcer un mot.

– Reconnaissez-vous cet homme ? me demanda-t-il en abaissant sa lanterne.

Les gens autour de moi me regardaient d’un air interrogateur.

– Pouvez-vous l’identifier, monsieur ? répéta la même voix.

Lentement, mes yeux descendirent vers le sol, où gisait une longue forme enveloppée dans un manteau de pluie, et, dépassant d’une des extrémités de ce manteau, sous la lumière jaunâtre de la lanterne, je vis pour la première et dernière fois le visage de sir Percival Glyde rigide dans la mort.

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