7

Il n’y avait pas de lumière dans le corridor mais, à la lueur de la bougie que tenait la servante, j’entrevis une dame d’un certain âge qui sortait d’une chambre du fond.

En ce dirigeant vers l’escalier, elle me lança un regard de vipère. Je devinai que c’était Mrs Fosco.

Je fus introduit dans la pièce qu’elle venait de quitter et me trouvai face à face avec le comte. Il était encore en tenue de soirée, mais il avait enlevé son habit et relevé les manches de sa chemise, mais seulement un peu plus haut que les poignets. D’un côté de son fauteuil, il y avait une valise, de l’autre une malle. Papiers, livres et objets de toilette encombraient la chambre. Sur la table, je vis la cage aux souris blanches – ces souris blanches que les descriptions de Marian m’avaient rendues familières. Le comte, au moment où j’entrai, était assis devant la malle, occupé à la remplir.

Il se leva aussitôt et je remarquai que son visage portait encore les traces de l’émotion qu’il avait ressentie au théâtre.

– Vous avez quelque chose d’important à me communiquer ? me dit-il d’un air réellement surpris, en m’indiquant un siège.

Je compris alors que ma présence à côté de Pesca était passée inaperçue, tant il avait été affolé par la vue de ce dernier et qu’il attribuait ma visite à d’autres mobiles.

– J’ai de la chance de vous trouver encore ici, répondis-je avec calme. Je vois que vous comptez partir en voyage.

– Cela vous regarde-t-il ?

– Plus ou moins !

– Et en quoi, je vous prie ? Savez-vous seulement où je vais ?

– Je l’ignore, mais je sais pourquoi vous quittez Londres.

Se levant d’un bond, il se précipita vers la porte qu’il ferma à clé, puis il mit celle-ci dans sa poche.

– Nous nous connaissons fort bien de réputation, Mr Hartright. Mais, en venant chez moi, ignoriez-vous par hasard que je ne suis pas un homme avec qui l’on peut badiner ?

– Je le savais, aussi ne suis-je pas venu dans ce but, monsieur. Ma présence ici, ce soir, équivaut à une question de vie ou de mort ; et même si cette porte n’était pas fermée à clé, rien de ce que vous pourriez me dire ne me ferait partir en ce moment.

En disant ces mots, je me dirigeai lentement vers la cheminée, tandis qu’il traînait une chaise devant la porte et s’y laissait tomber, le bras appuyé sur la table.

– Une question de vie ou de mort ! répéta-t-il. Ces mots sont peut-être plus graves que vous ne le pensez… Que voulez-vous dire ?

– Ce que j’ai dit.

– Ainsi, vous savez pourquoi je quitte Londres ? Puis-je en connaître la raison, je vous prie ? dit-il en ouvrant le tiroir de la table qui se trouvait à portée de sa main.

– Je puis faire mieux encore, je puis vous en montrer la raison ! répondis-je.

– Et comment ?

– Relevez davantage la manche gauche de votre chemise, vous la verrez sur votre bras !

Le visage du comte devint livide et je vis passer dans ses yeux la même expression de terreur que celle que j’avais observée au théâtre. Il ne dit rien mais sa main s’avança profondément dans le tiroir où je l’entendis remuer un objet lourd. Un silence mortel suivit. Je savais que ma vie ne tenait qu’à un fil. Je pensais réellement avec son esprit, je sentais avec ses doigts. Il me semblait voir de mes propres yeux ce qu’il tenait au fond du tiroir.

– Attendez un instant, lui dis-je avec calme, la porte est fermée à clé, mes mains sont vides et vous voyez que je ne bouge pas. J’ai encore quelque chose à vous dire…

– Vous en avez dit assez, répliqua-t-il avec un calme si effrayant que j’eusse préféré le voir en colère. Laissez-moi réfléchir un instant afin de savoir si je vais encore ajouter au désordre de cette chambre en vous faisant sauter la cervelle.

– Avant de résoudre ce problème, je vous conseille de lire les quelques lignes que j’ai sur moi.

Ma proposition excita sa curiosité et il me fit un signe d’assentiment. Je lui tendis alors la réponse de Pesca. Il la lut tout haut et, voyant que j’avais repris ma position près de la cheminée, il enleva sa main vide du tiroir sans demander aucune explication. Il avait compris immédiatement la précaution que j’avais prise.

– Je ne referme pas le tiroir, Mr Hartright, et je ne sais pas encore si je ne vous ferai pas sauter la cervelle tout à l’heure. Mais si je me trouve devant un homme intelligent, je sais le reconnaître. Venons au fait, monsieur. Vous voulez quelque chose de moi ?

– Oui ! et je l’aurai !

– Avec des conditions ?

– Sans aucune condition.

À nouveau, sa main s’enfonça dans le tiroir.

– Bah ! Votre ton est bien impudent, monsieur, et votre cervelle se trouve de nouveau en danger. Le risque de vous tuer ici est moins grand pour moi que celui de vous laisser partir, si vous n’acceptez pas mes conditions. Souvenez-vous que vous n’avez pas devant vous mon ami regretté, mais Fosco lui-même ! S’il me fallait marcher sur vingt cadavres pour assurer ma sécurité, je marcherais sur les vingt cadavres avec ma sublime indifférence et mon calme imperturbable. Montrez-moi du respect si vous tenez à la vie. Je vous somme de répondre sur-le-champ à trois questions. Primo : Si vous êtes ici avec des informations fausses ou vraies, de qui les tenez-vous ?

– Je refuse de répondre.

– Peu importe ! Je le saurai quand même. Si ce renseignement est vrai – remarquez que je dis si – vous comptez vous en servir pour spéculer sur la forfaiture d’un autre, à moins que ce ne soit sur la vôtre, je m’en souviendrai en temps voulu.

» Secundo : Ces lignes que vous m’avez fait lire sont sans signature. Qui les a écrites ?

– Un homme en qui j’ai pleine confiance et que vous avez toutes les raisons de craindre.

– Combien de temps me donnez-vous avant que le cachet ne soit brisé ?

– Suffisamment de temps pour pouvoir faire ce que je désire.

– Répondez-moi clairement, Quelle est l’heure fixée ?

– 9 h du matin.

– Oui, je vois ! Votre guet-apens est disposé de telle façon que je n’aie pas le temps de faire régulariser mes passeports et de quitter Londres. Maintenant, voulez-vous me dire ce que vous êtes venu chercher ici ?

– Vous allez l’apprendre. Savez-vous quels intérêts je représente en venant ici ?

– Je suppose que ce sont ceux d’une dame ? dit-il en souriant.

– Ceux de ma femme, monsieur, répondis-je avec force.

En fronçant les sourcils, il me regarda avec stupéfaction, puis, fermant brusquement le tiroir, il se croisa les bras et m’écouta avec un sourire sarcastique.

– Vous êtes suffisamment au courant des investigations que j’ai poursuivies durant ces derniers mois, pour vous rendre compte qu’il est inutile de nier les preuves que j’ai acquises, devant moi, continuai-je d’une voix ferme. Vous vous êtes rendu coupable d’une infâme conspiration dans le but d’extorquer 10 000 livres.

Il ne répondit pas, mais son visage s’assombrit et devint anxieux.

– Gardez votre bien mal acquis, repris-je, tandis que ses traits s’éclairaient et qu’il me regardait de plus en plus étonné. Je ne suis pas venu ici pour m’abaisser à vous redemander l’argent qui fut le prix d’un crime honteux.

– Doucement, Mr Hartright, doucement. Vos beaux discours de moralité auraient beaucoup de succès en Angleterre, gardez-les pour vos compatriotes, voulez-vous ? Les 10 000 livres constituaient un legs de feu Mr Fairlie à sa sœur. Mais restons sur le terrain des affaires ; pour un homme aux sentiments délicats comme moi, ces sujets sont pénibles. Je vous invite à terminer rapidement en me disant ce que vous désirez.

– Je demande d’abord une confession complète du complot, écrite et signée par vous en ma présence. Ensuite, je demande une preuve indiscutable de la date à laquelle ma femme a quitté Blackwater Park pour se rendre à Londres.

– Et après ?

– Rien d’autre pour l’instant…

– Bon ! Vous avez dit vos conditions, vous allez connaître les miennes, maintenant. La responsabilité d’admettre ma participation à ce que vous appelez un complot est peut-être moins grave que celle de vous tuer. Donc j’accepte. Vous aurez, écrite en détail, toute l’histoire du complot. Quant aux preuves de la date du voyage de votre femme, je puis produire une lettre signée et datée dans laquelle mon ami regretté m’informait de l’arrivée de lady Glyde à Londres. Je puis vous donner aussi l’adresse du voiturier qui me conduisit à la gare attendre celle-ci. Son livre de commandes doit indiquer la date exacte. Je suis d’accord pour vous donner toutes ces preuves, mais à trois conditions : 1° que Mrs Fosco et moi puissions quitter cette maison quand et comme il nous plaira ; 2° que vous attendiez avec moi ici mon homme d’affaires qui doit arriver à 7 h demain matin, que vous lui donniez un mot adressé à l’homme qui est en possession de votre lettre cachetée, l’autorisant à la remettre au porteur. Vous attendrez ici que cette lettre non ouverte me soit remise, après quoi je partirai, et vous, vous attendrez une demi-heure avant de vous en aller à votre tour ; 3° que vous m’accordiez une réparation par les armes digne d’un gentleman pour vous être mêlé de mes affaires privées et m’avoir tenu le langage que vous m’avez tenu. J’indiquerai le jour et l’endroit, quand je serai à l’étranger sain et sauf, sur un morceau de papier mesurant exactement la longueur de mon épée. Telles sont mes conditions. Les acceptez-vous ?

L’extraordinaire mélange de décisions rapides, de précautions avisées et de bravades d’homme du monde m’étourdit un moment… Je me demandais si j’avais le droit, pour posséder les moyens de rendre à Laura son identité, de permettre à ce misérable d’échapper à la justice. Il m’était pénible de renoncer à ma vengeance, alors que je la tenais enfin. Je répondis cependant :

– J’accepte vos conditions, avec une réserve toutefois.

– Laquelle ?

– C’est que vous détruisiez la lettre cachetée devant moi sans l’ouvrir.

En lui demandant cela, mon but était tout simplement de l’empêcher d’emporter un écrit prouvant que j’avais communiqué avec Pesca. Son témoignage oral n’aurait jamais aucun poids.

– Je m’y engage, répondit-il gravement, cela ne vaut pas une dispute.

Se levant, il s’étira en poussant un profond soupir de soulagement.

– Ouf ! L’escarmouche a été chaude, s’écria-t-il. Prenez un siège, Mr Hartright. Quand nous nous quitterons après tout ceci, nous serons des ennemis mortels, mais, en attendant, conduisons-nous comme des gentlemen, voulez-vous ? Je vais appeler ma femme…

» Éleanor ! cria-t-il d’une voix de stentor en ouvrant la porte.

La dame au visage mauvais reparut aussitôt.

– Mr Hartright – Mrs Fosco ! présenta cérémonieusement le comte. Mon ange, reprit-il en s’adressant à sa femme, auriez-vous le temps, malgré vos préparatifs de départ, de me faire un bon café fort ? J’ai des affaires à traiter avec Mr Hartright et je dois faire appel à toute mon intelligence.

La comtesse s’inclina et disparut.

Le comte se dirigea vers un bureau placé près de la fenêtre, l’ouvrit, y prit plusieurs rames de papier et un paquet de plumes d’oie. Il coupa ensuite le papier en feuillets du format employé par les journalistes professionnels.

– Ce sera un document remarquable, dit-il en me regardant par-dessus son épaule. J’ai l’habitude de la composition littéraire. Une qualité qu’un homme possède rarement est la faculté de classer ses idées. Immense privilège ! Je la possède, Mr Hartright, et vous ?

Sa femme rentra à ce moment apportant le café ; il alla vers elle, prit le plateau et la reconduisit à la porte en lui baisant la main.

Il se versa une tasse du liquide brûlant.

– Puis-je vous en offrir, Mr Hartright ? me demanda-t-il.

Je refusai.

– Croyez-vous par hasard que je désire vous empoisonner ? dit-il en riant. L’intelligence anglaise est grande, mais elle a le défaut d’être toujours prudente au mauvais moment.

S’asseyant devant la table, il prit une feuille de papier, trempa sa plume dans l’encre, toussa légèrement et commença à écrire.

Rapidement, d’une écriture large et résolue, il remplit plusieurs feuillets, les jetant à terre au fur et à mesure qu’ils étaient terminés. Lorsque la plume d’oie n’écrivait plus à son goût, il la lançait par-dessus son épaule et en prenait une autre. Au bout de quelques instants, le tapis était jonché de papiers et de plumes. Il ne s’arrêtait de temps à autre que pour siroter son café.

1 h, 2 h, 3 h sonnèrent : il écrivait toujours.

Lorsque 4 h tintèrent à l’horloge, il sauta sur ses pieds en jetant la plume.

– Bravo ! s’exclama-t-il. C’est fait, Mr Hartright, à ma profonde satisfaction… et à votre profond étonnement quand vous lirez ce que j’ai écrit. Le sujet est épuisé, mais Fosco ne l’est pas, lui, épuisé ! 4 h viennent de sonner. Bon ! De 4 h à 5 h, je relis, je corrige et je vous fais la lecture de mon œuvre. De 5 h à 6 h, sommeil réparateur. De 6 h à 7 h, derniers préparatifs. De 7 h à 8 h, liquidation des affaires avec mon agent, destruction de la lettre cachetée, et, à 8 h, en route !

S’asseyant, les jambes croisées sur le plancher au milieu de ses papiers, il les rassembla, en les examinant un à un. Puis il écrivit sur le premier feuillet tous ses titres honorifiques. Lorsqu’il eut terminé, il commença à me lire son manuscrit d’une voix théâtrale avec force gestes à l’appui. Le document me donnait pleine satisfaction et le lecteur pourra bientôt s’en rendre compte par lui-même.

Le comte me donna alors l’adresse du loueur de voitures et me remit la lettre de sir Percival, datée au 25 juillet, qui annonçait que lady Glyde serait à Londres le 26.

– 5 h 15 ! s’écria-t-il. Je vais me reposer une heure. Je suis comme le grand Napoléon, Mr Hartright. Je lui ressemble, vous l’avez peut-être remarqué, et, comme lui, je commande au sommeil à volonté. Excusez-moi. Je vais demander à Mrs Fosco de vous tenir compagnie.

Comme je supposais que cette amabilité cachait une précaution afin que je ne quitte pas la maison pendant son sommeil, je m’inclinai.

La comtesse entra, plus pâle, plus froide et plus aigre que jamais.

– Amusez Mr Hartright, mon ange ! lui dit-il en avançant une chaise à sa femme et en lui baisant la main.

Puis il se dirigea vers le canapé, s’y étendit et s’endormit aussi profondément que le plus vertueux des hommes. Mrs Fosco prit un livre, s’assit près de la table, me lança un regard haineux de femme qui n’oublie pas et ne pardonne jamais.

– J’ai écouté votre conversation, dit-elle. Si j’avais été à la place de mon mari, je vous aurais tiré une balle en plein cœur.

Ce disant, elle ouvrit le livre et ne m’adressa plus la parole. Exactement une heure après, le comte se réveilla.

– Je me sens tout à fait reposé, déclara-t-il. Éleanor, ma chère femme, tout est-il prêt en haut ? Bon ! Je n’en ai plus que pour 10 minutes à emballer ici, puis 10 minutes pour changer de vêtements. C’est parfait ! Est-ce bien tout, avant que n’arrive mon homme d’affaires ? Ah ! s’écria-t-il sur un ton de pitié en regardant la cage aux souris blanches. Il me faut encore faire un dernier et cruel sacrifice ! Mes innocentes chéries, que vont-elles devenir ? Désormais, nous n’allons pas cesser de voyager – moins nous aurons de bagages, mieux ça vaudra. Qui donc prendra soin de mes petites souris, une fois que papa sera parti ? Et de mes canaris, et de mon perroquet ?

L’air préoccupé, il marchait de long en large dans la chambre. Lorsqu’il s’était agi pour lui d’écrire la relation du complot, il n’avait nullement paru troublé ; l’avenir de ses petits animaux favoris visiblement l’inquiétait bien davantage.

Tout à coup, il revint s’asseoir au bureau.

– Une idée ! s’écria-t-il. J’offre mes canaris et mon perroquet au jardin zoologique de Londres. Mon homme d’affaires les y conduira.

Il se mit à écrire en détail les renseignements relatifs au don qu’il faisait. Un paraphe élégant, tracé d’une main vigoureuse, entoura sa signature.

– Comte, vous avez oublié les souris ! dit Mrs Fosco.

Quittant le bureau, il vint prendre la main de sa femme et la plaça sur son propre cœur.

– Tout courage a ses limites, Éleanor, répondit-il du ton le plus grave qui fût. Et le document que voilà explique mes limites. Je ne saurais jamais me séparer de mes souris blanches. Prenez-les avec moi, mon ange : nous allons, en haut, les mettre dans leur cage de voyage.

– Tendresse admirable, s’écria Mrs Fosco en me jetant un dernier regard de haine.

Elle prit la cage très délicatement et quitta la pièce.

Le comte consulta sa montre. Malgré tout le calme qu’il voulait montrer, c’était impatiemment qu’il attendait l’arrivée de son homme d’affaires. Les lumières étaient éteintes depuis longtemps et le soleil éclairait déjà la chambre. À 7 h 5, on sonna enfin à la grille, puis l’homme d’affaires entra. C’était un étranger à barbe noire.

– Mr Rubelle – Mr Hartright, fit le comte en nous présentant l’un à l’autre.

Puis, prenant le nouveau venu à l’écart, il lui murmura quelques mots à l’oreille et nous laissa seuls. L’étranger vint alors à moi et me demanda mes instructions. J’écrivis deux mots à Pesca, l’autorisant à remettre la lettre cachetée au porteur, et mis l’adresse sur l’enveloppe. Nous attendîmes encore quelques instants, puis le comte revint. Il était maintenant en costume de voyage. Avant de laisser partir Rubelle, il examina l’adresse que portait le pli.

– Je m’en doutais, dit-il en me lançant un regard noir. Puis il remit le pli au messager qui disparut aussitôt.

Il acheva ses préparatifs de départ, examina une carte, écrivit certaines choses dans son calepin, non sans regarder de temps à autre sa montre, l’air de plus en plus impatient.

Nous n’échangeâmes plus une parole. Je comprenais que, vu l’heure proche de son départ et le fait qu’il savait parfaitement que je m’étais mis en rapport avec Pesca, il pensait uniquement aux moyens et aux précautions nécessaires à assurer sa fuite.

Un peu avant 8 h, Mr Rubelle revint avec la lettre. Le comte lut encore avec attention le nom que j’y avais inscrit ; après quoi, l’approchant de la bougie, il la brûla.

– Je tiens ma promesse, Mr Hartright… mais cette affaire ne se terminera pas ici…

Mr Rubelle avait retenu le fiacre qui l’avait ramené de chez Pesca. On y plaçait les bagages. Mrs Fosco descendit soigneusement voilée ; la cage de souris blanches à la main, elle se dirigea vers la voiture sans même me regarder. Son mari la suivit en me disant à voix basse :

– Venez avec moi dans le corridor, j’aurai peut-être encore quelque chose à vous dire.

Je l’accompagnai jusqu’à la porte. L’homme d’affaires attendait dans le jardin.

– Souvenez-vous de ma troisième condition, reprit encore le comte tout bas avant de me quitter. Vous aurez bientôt de mes nouvelles, Mr Hartright. Je vous demanderai la réparation à laquelle j’ai droit plus tôt que vous ne le pensez !

Sur ce, il me prit la main qu’il secoua fortement, puis il ajouta :

– La dernière fois que j’ai vu miss Halcombe, elle m’a paru souffrante, cela m’inquiète. Prenez soin d’elle, pour l’amour du Ciel ! Prenez soin d’elle !

Et il s’engouffra dans le fiacre qui partit à toute allure.

Mr Rubelle et moi restâmes un moment devant la porte. Bientôt nous vîmes arriver une autre voiture qui prit la même direction. Quand elle passa devant le jardin, une personne se pencha à la portière et regarda vers nous : c’était encore l’inconnu de l’Opéra, l’homme à la cicatrice.

Nous rentrâmes dans la maison où, selon nos conventions, je devais rester encore une demi-heure. Comme je n’étais pas en humeur d’entretenir une conversation avec mon compagnon, je lus moi-même le manuscrit que le comte m’avait remis.

RÉCIT D’ISIDOR, OTTAVIO, BALDASSARE FOSCO

Comte du Saint-Empire romain

Chevalier grand-croix de l’ordre de la croix d’Airain

Archimaître perpétuel de la Rose-Croix maçonnique de Mésopotamie,

Membre de sociétés musicales, médicales, philosophiques, etc., dans toute l’Europe.

J’arrivai en Angleterre en 1850, chargé d’une délicate mission politique. Des personnes de confiance telles que Mr et Mrs Rubelle devaient me seconder dans ma tâche. Le secret diplomatique ne m’autorise pas à dévoiler le caractère de cette mission, et je m’en excuse.

Comme je disposais de quelques semaines de repos avant d’entrer en fonctions, je m’arrangeai pour aller les passer avec ma femme chez mon ami regretté, sir Percival Glyde, qui habitait une superbe propriété en Angleterre. Celui-ci revenait de son voyage de noces et l’endroit était tout indiqué pour jouir du bonheur domestique si apprécié dans ce pays !

En plus de notre solide amitié, Percival et moi, étions unis à ce moment-là par de sérieux embarras d’argent. Y a-t-il un homme, dans notre monde civilisé, qui n’éprouve à notre égard aucune sympathie ? S’il en existe un, il doit être bien insensible, ou immensément riche ! Ma femme et moi fûmes reçus à Blackwater Park par la plus admirable créature que j’aie rencontrée dans ma vie, Marian Halcombe. J’en devins follement amoureux, malgré mes 60 ans, et c’est en vain que je déposai à ses pieds ma fortune et mon amour.

Toutes les calamités ont commencé le jour où elle est tombée malade.

La situation financière de Percival devenant de plus en plus embarrassée (je ne parle pas du peu d’argent dont j’avais moi-même besoin), il n’avait plus d’autre moyen d’en sortir que d’avoir recours à la fortune de sa femme. Malheureusement, il n’en devait jouir qu’après la mort de celle-ci. Il avait, au surplus, des ennuis d’un caractère assez mystérieux dont je ne savais rien, sinon qu’une femme nommée Anne Catherick se cachait dans le voisinage et qu’elle perdrait Percival si elle dévoilait à lady Glyde un certain secret. Que seraient devenus dans ce cas nos intérêts ? J’en frémissais d’avance, moi qui suis pourtant si courageux de nature.

Néanmoins, j’employai dès lors toute ma subtilité d’esprit à retrouver cette Anne Catherick, et à la retrouver sans tarder. Je ne la connaissais que par ce que Percival m’avait dit d’elle : qu’elle ressemblait d’une façon étrange à lady Glyde et qu’elle s’était échappée d’une maison pour folles où il l’avait fait enfermer.

Quand j’appris ces faits, une idée géniale me vint à l’esprit. Si je parvenais à substituer ces deux femmes l’une à l’autre, Percival hériterait de la fortune, et son secret serait éternellement gardé.

Lorsque je fus mis en présence d’Anne Catherick, je fus moi-même frappé de sa ressemblance étonnante avec lady Glyde. J’aidai de mon mieux la pauvre fille malade en lui prescrivant un stimulant afin qu’elle pût supporter le voyage jusqu’à Londres.

Ici, il me faut ouvrir une parenthèse et redresser une très lamentable erreur dont je fus la victime.

J’ai consacré mes meilleures années à l’étude de la médecine et de la chimie. La chimie, particulièrement, m’a toujours fort attiré à cause du pouvoir illimité que sa connaissance confère. Qu’on me donne la chimie, à moi, Fosco, et quand Shakespeare, ayant conçu Hamlet, voudra se mettre à écrire son drame, au moyen de quelques milligrammes de poudre mêlés à sa nourriture, je réduirai peu à peu son intelligence en réduisant les fonctions de son corps, si bien que sa plume écrira les insanités les plus méprisables qui soient. De même pour l’illustre Newton. J’affirme que lorsqu’il verra tomber la pomme, il la mangera au lieu de découvrir le principe de la gravitation. Néron, après son dîner et avant même qu’il l’ait digéré, deviendra l’homme le plus doux du monde ; et le breuvage qu’Alexandre le Grand prendra un matin le fera fuir devant l’ennemi l’après-midi et le rendra lâche et poltron jusqu’à la fin de ses jours. Sur mon honneur, je déclare qu’il est heureux pour l’humanité que nos chimistes modernes soient, par une chance admirable, presque incompréhensible, des hommes au caractère doux et inoffensif. La plupart sont de dignes pères de famille, qui tiennent boutique. D’autres sont des philosophes, éperdus d’admiration pour leur propre voix quand ils s’entendent parler, visionnaires qui gaspillent leur vie à imaginer de fantastiques impossibilités, ou simples charlatans sans ambition véritablement noble. Ainsi, le pouvoir infini de la chimie ne sert qu’à des buts désespérément insignifiants et superficiels.

Pourquoi cette digression ? Parce que l’on a eu l’air de me soupçonner des plus noirs desseins envers Anne Catherick et même envers Marian. Quelles odieuses insinuations ! Mon intérêt était à ce moment-là précisément de prolonger la vie d’Anne Catherick. Quant à Marian, j’aurais fait n’importe quoi pour la sauver des mains de l’imbécile de docteur qui la soignait ! Je reconnais avoir donné à ma femme une poudre qui devait endormir durant quelques heures Fanny, la femme de chambre de lady Glyde, afin de pouvoir lire les lettres que Marian, mon ennemie adorée, lui avait remises. Je reconnais avoir employé le même procédé avec lady Glyde à son arrivée à Londres. Mais à part cela, jamais, dans aucun cas, je n’ai employé mes connaissances médicales dans un autre but que de soulager l’humanité.

Le jour où Anne Catherick partit pour Londres avec Mrs Cléments fut aussi celui où ma femme dévouée les suivit afin de connaître leur adresse. J’avais fait promettre à Mrs Cléments de communiquer à lady Glyde l’adresse d’Anne, certes, mais comment savoir si elle ne changerait pas d’avis, influencée par l’un ou par l’autre ? Je n’aurais pas pu prendre trop de précautions.

Le soir même, la comtesse ramenait de Londres Mrs Rubelle en qui j’avais pleine confiance. Le lendemain, j’allai à Londres à mon tour et louai une maison à St John’s Wood, après quoi, je me rendis chez Mr Frédérick Fairlie, à Limmeridge House. Après quelque discussion, il finit par se rallier à mes vues et me remit une lettre d’invitation pour sa nièce. Car il était nécessaire que lady Glyde quittât seule Blackwater Park et que, sur le conseil même de son oncle, elle passât une nuit, chez nous, à St John’s Wood.

Lorsque je rentrai à Blackwater Park, la fièvre de Marian avait dégénéré en typhus, à cause de l’ignorance du médecin.

Ce jour-là lady Glyde demanda à pouvoir venir soigner sa sœur. Nous n’avons l’un pour l’autre aucune sympathie – je ne lui pardonnerai jamais, entre autres choses, de m’avoir traité d’espion – mais ma magnanimité m’interdisait de la faire entrer volontairement là où il y avait danger d’infection. Toutefois, je n’avais pas de raison de la contrarier, si elle désirait venir au-devant de ce danger. Si on lui avait permis d’agir à sa guise, mon plan eût peut-être été déjoué par les événements.

Quoi qu’il en soit, le médecin lui interdit l’accès de la chambre de la malade.

On dut faire appel à un médecin de Londres, ainsi que je l’avais demandé à plusieurs reprises déjà. Le cas fut déclaré grave, mais au bout de 5 jours le spécialiste donna de l’espoir. Durant cette courte période, je ne m’absentai qu’une journée pour aller à Londres, afin de faire les derniers arrangements dans la maison de St John’s Wood, de m’assurer secrètement que Mrs Cléments n’avait pas déménagé et de prendre certaines décisions avec le mari de Mrs Rubelle. Je revins le soir même.

Une fois Marian hors de danger, je m’arrangeai pour avoir une sérieuse altercation avec le docteur, de façon à ce qu’il quittât la maison.

J’exprimai ensuite à Percival mon désir d’avoir le champ libre et, dans ce but, le priai de congédier tout le personnel. Ce qu’il fit en moins de 24 heures. Il ne restait qu’une servante bornée et Mrs Michelson, la gouvernante. Sur mon conseil, Percival envoya celle-ci durant 3 jours à Torquay sous un prétexte futile. Lady Glyde confinée dans sa chambre avec comme aide l’unique servante, Marian toujours au lit et soignée par Mrs Rubelle, c’était le moment d’agir selon mon plan. Afin de faire partir lady Glyde de Blackwater Park, il fallait lui faire croire que Marian était déjà partie. Pendant le sommeil de celle-ci, nous la transportâmes dans une chambre de l’aile inhabitée de la maison. Cela se fit en pleine nuit et fut pittoresque et mystérieux à souhait ! Tout recours à la chimie fut inutile : la chère Marian était plongée dans le profond sommeil de la convalescence, et nous portâmes, à la lueur des chandelles, le lit sur lequel elle reposait. Notre procession nocturne, quel Rembrandt moderne aurait pu la décrire ? Hélas, trois fois hélas, pour l’art ! Il n’existe pas de Rembrandt moderne !

Le lendemain matin, ma femme et moi partîmes pour Londres, confiant Marian aux soins de Mrs Rubelle qui consentit à s’emprisonner avec elle pendant quelques jours. Je remis à Percival la lettre de Mr Fairlie pour lady Glyde (dans laquelle il lui demandait donc de loger chez sa tante avant de repartir pour Limmeridge) et lui dis de la montrer à sa femme dès qu’il recevrait de mes nouvelles à ce sujet. De son côté, il me donna l’adresse de l’asile où Anne Catherick avait été internée, et une lettre pour le directeur, l’informant que la jeune fille devait à nouveau être soignée. Je rappelle ici que, lors de mon précédent voyage à Londres, j’avais veillé à ce que notre maison fût prête pour recevoir Anne Catherick dès que nous-mêmes y serions arrivés.

Le mercredi 24 juillet 1850, j’envoyai ma femme chez Mrs Cléments afin de lui remettre un prétendu message de la part de lady Glyde et de l’emmener en voiture durant une heure environ. Elle devait l’abandonner en pleine ville et revenir ensuite chez nous pour y accueillir notre invitée, « lady Glyde », du nom dont nous l’avions annoncée aux servantes.

Pendant ce temps, j’avais pris un fiacre à mon tour et avais porté un billet à Anne Catherick où il était dit que lady Glyde désirait que Mrs Cléments passât la journée avec elle et priait Anne de venir les rejoindre en compagnie du monsieur qui l’attendait à la porte.

Sous prétexte de conduire Anne chez lady Glyde, je la ramenai chez moi. Pendant le trajet, elle se montra confiante et calme ; malheureusement, je ne la préparai pas à la déception qui l’attendait. Lorsqu’elle entra dans le salon et vit Mrs Fosco qu’elle ne connaissait pas, elle fut prise de terreur. Je la calmai de mon mieux, mais si je pus apaiser un peu son anxiété, je fus incapable de guérir la grave maladie de cœur dont elle souffrait. Elle fut prise de convulsions qui, dans l’état de santé où elle se trouvait, pouvaient lui être fatales. J’en fus littéralement effrayé.

Un médecin fut mandé en hâte ; je lui présentai « lady Glyde » comme une personne faible d’esprit, sujette aux divagations. Puis je dis à ma femme de ne plus quitter la malade. L’état de la malheureuse était tel, pourtant, que je n’avais pas à craindre qu’elle parlât. Mais j’avais une peur affreuse que la fausse lady Glyde mourût avant l’arrivée à Londres de la vraie lady Glyde.

Le matin, j’avais écrit un mot à Mrs Rubelle, lui disant de venir me rejoindre chez son mari le vendredi soir 26, et un autre mot à l’adresse de Percival, pour l’informer qu’il pouvait remettre à sa femme la lettre d’invitation de Mr Fairlie, et lui affirmer en même temps que Marian était déjà partie ; j’ajoutais que j’attendrais lady Glyde le 26, au train de midi.

La fausse lady Glyde passa une mauvaise nuit, mais sembla aller mieux durant la journée du 25. Je repris courage.

Sans attendre les réponses de Percival et de Mrs Rubelle qui ne me parviendraient sans doute que le matin du 26, j’allai retenir un fiacre pour l’heure où lady Glyde arriverait le lendemain à la gare, me mis en rapport avec Mr Rubelle, et pour me procurer un certificat de démence, avec deux infirmiers peu scrupuleux, et qui, de surcroît, avaient des embarras pécuniaires. Ils croyaient en moi !

Lorsque je rentrai chez moi à 5 h, Anne Catherick était morte. Morte le 25, et lady Glyde n’arrivait que le 26 !

J’étais affolé, car tout mon beau plan s’écroulait. Oui, Fosco était affolé !

Par bonté, le médecin, voulant m’éviter des ennuis en tant qu’étranger, était allé lui-même faire enregistrer le décès ! Impossible donc d’altérer la vérité.

Je fis appel à mon calme immuable et décidai de jouer le jeu jusqu’au bout.

Le matin du 26, je reçus la réponse de Percival ; il m’annonçait l’arrivée de sa femme pour le jour même. Mrs Rubelle m’écrivait aussi qu’elle serait à Londres dans la soirée. Laissant chez moi la fausse lady Glyde, morte, je partis en fiacre accueillir à la gare la vraie lady Glyde. Cachés sous le siège de la voiture, j’emportais les vêtements d’Anne Catherick – ces vêtements qui allaient aider à ressusciter la morte dans la personne de la vivante. Quelle situation ! Je la propose à la jeune génération des romanciers anglais et aussi, comme absolument neuve, aux dramaturges français.

La première question de lady Glyde fut pour me demander des nouvelles de sa sœur. Je la rassurai en lui disant qu’elle la trouverait chez moi. Je la conduisis chez Mr Rubelle qui nous attendait avec les deux infirmiers. Je lui présentai ceux-ci comme étant de mes amis et la laissai quelques instants avec eux, sous prétexte d’aller voir si sa sœur, miss Halcombe, pouvait la recevoir. Après quelques minutes, les infirmiers sortirent de la chambre et rédigèrent un certificat de démence. Je rentrai alors dans le salon et annonçai brusquement à lady Glyde que la santé de sa sœur n’était pas aussi satisfaisante que je l’espérais. Le résultat espéré suivit : elle se sentit mal. Pour la seconde et la dernière fois, j’appelai la science à mon aide. Je donnai à la jeune femme une boisson somnifère, préparée d’avance, et lui fis respirer des sels. Grâce à cela, elle sombra dans un sommeil profond et passa une excellente nuit, pendant laquelle Mrs Rubelle, qui venait d’arriver, la déshabilla et lui passa les vêtements d’Anne Catherick. Pendant toute la journée du 27, je la gardai dans une demi-conscience et le soir, aidé de Mrs Rubelle, j’allai conduire une Anne Catherick retrouvée à l’asile d’où elle s’était sauvée. On la reçut avec surprise mais sans soupçonner la vérité, grâce à la lettre de Percival, aux certificats des infirmiers, à sa ressemblance parfaite avec la détenue échappée et à ses vêtements. Grâce aussi à l’état de stupeur dans lequel elle se trouvait à ce moment-là. Je retournai aider Mrs Fosco dans les préparatifs de l’enterrement de la fausse lady Glyde, et rien n’aurait fait découvrir le point vulnérable de mon beau plan, si ma fatale admiration pour Marian ne m’avait fait commettre l’erreur de donner à Mr Hartright la chance de s’échapper !… Ce fut la première et ce sera la dernière faiblesse de la vie de Fosco ! À 60 ans, je fais cet aveu… Jeunesse, je réclame ta sympathie !

Avant de terminer, je veux répondre à trois questions :

1° Quel rôle a joué dans tout cela Mrs Fosco ?

Celui d’une épouse modèle, qui ne discute pas les ordres de son mari qu’elle aime et respecte.

2° Si Anne Catherick n’était pas morte, qu’aurais-je fait ?

En temps opportun, j’aurais aidé une nature déjà usée à trouver l’éternel repos, en lui ouvrant les portes de la prison de la vie pour lui donner la délivrance heureuse.

3° En examinant toutes les circonstances, ma conduite est-elle blâmable ?

Je ne le crois pas. Je n’ai commis aucun crime et, vu ma grande connaissance de la chimie, il m’eût été plus facile, si je n’avais pas eu de scrupules, de prendre la vie de lady Glyde au lieu de me contenter de prendre son identité.

Ces lignes sont le dernier legs que je fais au pays que je quitte pour toujours… Il est digne de lui et de

Fosco.

Share on Twitter Share on Facebook