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Il fallait agir sans tarder, car le comte ne serait plus à Londres le lendemain. Il portait sur son bras la marque de la Confrérie, j’en étais aussi certain que si je l’avais vue de mes propres yeux ; et il était coupable de trahison, je l’avais lu sur ses traits au moment où il avait reconnu Pesca.

Que Pesca, lui, ne l’ait pas reconnu, voilà qui est aisé à comprendre. Le comte n’aurait jamais risqué de se faire espion sans veiller prudemment à sa sécurité personnelle. Lorsque Pesca et lui s’étaient connus autrefois, il portait peut-être la barbe, sa chevelure noire d’aujourd’hui n’était peut-être qu’une perruque, et ce nom de Fosco n’était pas son vrai nom. L’âge également avait pu l’aider : avait-il toujours été aussi corpulent qu’à présent ? Mais Pesca, lui, n’avait pas changé ; sa personnalité était si marquée qu’on ne pouvait pas ne pas le reconnaître.

Je savais que si j’affrontais le comte, un de nous deux serait à la merci de l’autre. Je devais faire tout ce qui était possible pour amoindrir les risques que je courais.

Une fois rentré chez moi, je montai directement à mon atelier, sans passer par le petit salon où m’attendaient Laura et Marian. Il me fallait faire mes ultimes préparatifs, prendre toutes les précautions avant d’aller chez le comte. Je ne voulais à aucun prix que l’avantage que j’avais obtenu fût perdu, au cas où il me serait arrivé quelque chose. J’écrivis donc un mot à Pesca, disant :

« L’homme que je vous ai désigné au théâtre est un membre de la Confrérie et il a trahi sa cause. Il habite au n° 5, Forest Road, à St John’s Wood. Au nom de l’amitié que vous me portez, usez du pouvoir que vous possédez, sans merci et sans délai. J’ai tout risqué… j’ai tout perdu et l’ai payé de ma vie. »

Je signai et datai, puis cachetai l’enveloppe sur laquelle j’écrivis ces mots :

« N’ouvrez pas cette lettre avant 9 h. Si, à cette heure-là exactement, vous n’avez pas eu de mes nouvelles, brisez le cachet et lisez. »

W. H.

Je mis ce pli dans une autre enveloppe à l’adresse de Pesca et la cachetai également.

Je descendis alors chez mon propriétaire, le priant de me trouver un messager rapide. Il me proposa son jeune fils. Je donnai à celui-ci mes instructions. Il devait prendre un fiacre et aller remettre cette lettre en main propre au professeur Pesca, attendre la réponse, puis revenir en voiture et garder celle-ci à ma disposition. Il était 10 h 30. Dans 20 minutes, il serait probablement revenu et je pourrais alors partir pour St John’s Wood.

J’entrai alors dans le petit salon où je m’attendais à trouver Marian et Laura. Ma main tremblait lorsque j’ouvris la porte. Marian était seule et lisait.

– Comme vous rentrez tôt, Walter ! Vous n’êtes pas resté jusqu’au bout ?

– Non, répondis-je aussi calmement que possible. Nous sommes partis avant la fin, Marian. Où est Laura ?

– Elle souffrait d’un terrible mal de tête, et je lui ai conseillé d’aller se coucher.

Je quittai le salon pour aller un instant auprès de Laura. Je vis au regard rapide que me lança Marian qu’elle se doutait de quelque chose.

J’entrai dans notre chambre à coucher et m’approchai doucement du lit. J’eus un moment de faiblesse en contemplant ma femme endormie d’une façon si confiante, le visage tourné vers mon oreiller et la main ouverte tendue sur le couvre-lit, si sûre que j’allais y mettre la mienne. Elle remua un peu, prononça mon nom, mais sans se réveiller.

Je l’embrassai, en murmurant :

– Dieu vous garde, mon amour !

Et je la quittai brusquement sans me retourner. Marian m’attendait sur le palier, une lettre à la main.

– Le fils du propriétaire vient de l’apporter pour vous, Walter, en disant que la voiture attendait.

– Parfait, Marian ! Il faut que je sorte encore, ce soir.

Je lus le bout de papier de Pesca :

« Reçu votre lettre : si je ne vous vois pas à l’heure dite, je briserai le cachet. »

– Vous allez risquer votre dernière chance ?

– Oui… la dernière et la meilleure !

– Laissez-moi vous accompagner, je vous en prie, Walter… Je resterai dans la voiture… Oh ! je vous en supplie !

Je l’arrêtai avec fermeté.

– Si vraiment vous voulez m’aider, Marian, dormez cette nuit dans la chambre de Laura ; je serai plus fort si j’ai l’esprit en repos. Allons-y ! Embrassez-moi et soyez courageuse, je reviendrai !

– Prix double si vous êtes à St John’s Wood, Forest Road, n° 5, dans un quart d’heure ! criai-je au cocher en sautant dans le fiacre.

Je fis arrêter la voiture un peu avant d’arriver à la maison du comte, je payai la course et poursuivis mon chemin à pied. Comme j’approchais du jardin, je vis, à la clarté d’un réverbère, le jeune homme blond du théâtre qui arrivait de l’autre côté. Nous nous dévisageâmes un moment, mais il ne m’adressa pas la parole et, au lieu de s’arrêter comme moi devant la maison, il s’éloigna lentement. Se trouvait-il là par hasard, ou bien avait-il suivi le comte à la sortie de l’Opéra ?

Lorsqu’il eut disparu, je sonnai à la grille. Il était alors 11 h 15, et le comte aurait très bien pu ne pas me recevoir en me faisant dire qu’il s’était mis au lit. Aussi, lorsqu’une servante vint m’ouvrir, je lui tendis immédiatement ma carte, sur laquelle j’avais déjà écrit : Affaire importante.

– Voulez-vous avoir l’obligeance de remettre tout de suite cette carte à votre maître ? demandai-je.

La fille parut surprise de mon assurance et s’en alla. Au bout d’un instant, elle revint.

– Mon maître vous envoie ses compliments et serait très obligé si vous vouliez dire de quelle affaire il s’agit.

– Faites-lui également mes compliments et dites-lui que l’affaire est confidentielle et urgente.

Elle repartit, revint à nouveau, cette fois pour me prier d’entrer.

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