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Alors que j’achevais la lecture du manuscrit, la demi-heure que je m’étais engagé à passer dans la maison de Forest Road était écoulée. Mr Rubelle m’ayant salué après avoir consulté sa montre, je me levai et sortis. Je ne l’ai jamais revu, je n’ai jamais plus entendu parler de lui ni de sa femme. Ils étaient venus à nous par les sombres chemins de la vilenie et de l’imposture, par les mêmes chemins, ils ont disparu de notre vie.

Un quart d’heure plus tard, j’étais chez nous, et je mettais rapidement Laura et Marian au courant de ma nuit tragique. Je me rendis ensuite chez le loueur de fiacres qui, ayant consulté son livre, me donna toutes les preuves que je désirais au sujet de la date d’arrivée de lady Glyde.

En possession de tous ces documents – la copie de l’acte de décès, la lettre datée, que sir Percival avait écrite au comte et la copie que je venais de prendre dans le livre du loueur de fiacres –, j’allai alors trouver Mr Kyrie à son étude et lui expliquai tout ce qui s’était passé depuis ma dernière visite. Je lui appris mon intention de me rendre le lendemain à Limmeridge House avec ma femme, pour y faire reconnaître publiquement son identité. Je lui laissai le soin de décider si, dans ces circonstances, il jugeait de son devoir d’être présent en tant que remplaçant de Mr Gilmore, avocat-conseil de la famille. Inutile de dire qu’il répondit par l’affirmative, sans hésitation.

En arrivant à Limmeridge, le lendemain, nous allâmes d’abord à la ferme de Todd’s Corner, car je ne voulais pas que Laura entrât chez son oncle avant que celui-ci n’eût reconnu qu’elle était sa nièce. Nous laissâmes donc Laura et Marian à la ferme, et Mr Kyrie et moi, nous nous mîmes en route pour Limmeridge House.

Notre entrevue avec Mr Fairlie fut trop écœurante pour être relatée. Qu’il me suffise de dire que, voyant son attitude, je le mis devant une alternative bien nette : ou bien reconnaître publiquement sa nièce, ou bien subir toutes les conséquences d’un procès. Sur ce, il se tourna vers Mr Kyrie, pensant qu’il l’aiderait dans son indécision ; l’avocat lui répondit simplement qu’il devait déclarer à l’instant même à quelle solution il s’arrêtait. Choisissant comme toujours celle qui le débarrasserait au plus vite de ses ennuis, il annonça, avec un soudain regain d’énergie, qu’il était trop faible pour supporter plus longtemps ce genre de discussion et qu’il nous donnait carte blanche.

D’accord avec Mr Kyrie, je décidai alors d’envoyer un mot à tous les habitants des environs qui avaient assisté à l’enterrement, les priant au nom de Mr Fairlie de se réunir à Limmeridge House le jour suivant, à 1 h. Un ordre fut expédié également à un marbrier de Carlisle, lui demandant d’envoyer à la même heure un de ses ouvriers au cimetière de Limmeridge dans le but d’y enlever une épitaphe gravée sur le marbre. Mr Kyrie fit signer ces deux lettres par Mr Fairlie. Le lendemain, à l’heure dite, tout le village était rassemblé dans la salle à manger de Limmeridge House.

Lorsque nous entrâmes, Marian et moi tenant Laura par la main, un murmure de surprise parcourut les assistants. Mr Fairlie était présent, ayant à ses côtés Mr Kyrie, tandis que son valet de chambre se tenait debout derrière lui, tenant à la main un flacon de sels et un mouchoir imbibé d’eau de Cologne.

Je commençai par demander, devant tous, à Mr Fairlie si nous étions chez lui avec son assentiment. Étendant les bras pour que Mr Kyrie et le valet le soutiennent, il se leva péniblement et prit la parole.

– Permettez-moi de vous présenter Mr Hartright, dit-il. Comme je suis fort malade, il aura la grande obligeance de vous parler à ma place. Le sujet est difficile à suivre. Je vous en prie, écoutez Mr Hartright attentivement, et sans faire de bruit.

Il se rassit et enfouit le visage dans son mouchoir parfumé.

J’expliquai alors que j’étais là : 1° pour déclarer que ma femme, à côté de moi, était Laura Fairlie, fille de feu Philip Fairlie ; 2° pour prouver par des faits indiscutables que l’enterrement auquel ils avaient assisté était celui d’une autre femme ; 3° pour leur expliquer clairement ce qui était arrivé.

Je lus le récit du complot écrit de la main du comte, insistant sur les motifs d’ordre pécuniaire pour lesquels lui et son complice l’avaient ourdi, et passant sous silence le secret de sir Percival ; je rendais ainsi les choses moins compliquées pour ceux qui m’écoutaient. Cela fait, je rappelai la date de l’épitaphe qui concordait avec celle du certificat de décès que je montrai, lus la lettre de sir Percival, annonçant que le voyage de sa femme s’effectuerait le 26 ; je produisis le témoignage du loueur de fiacre. Puis Marian fit le récit de sa visite à l’asile où elle avait retrouvé sa sœur. Je terminai en annonçant la mort de sir Percival et mon mariage avec Laura. Mr Kyrie se leva alors et déclara que, en tant qu’avocat-conseil de la famille, il certifiait que mon récit était vrai.

Tandis qu’il parlait, je fis lever Laura et, la prenant par la taille, je leur demandai :

– La reconnaissez-vous ?

Ma question eut un effet électrique. Ils se précipitèrent vers elle en l’acclamant avec joie. C’était à qui pourrait lui serrer la main et lui dire un mot. Hommes, femmes, enfants qui n’avaient pas pu entrer et s’étaient massés devant la maison mêlèrent leurs voix aux autres.

La pauvre Laura était tellement bouleversée par les témoignages d’affection de tous ces braves gens que je fus obligé de la leur arracher. Je l’emmenai et la confiai à Marian, toujours prête à se dévouer.

Après les avoir remerciées au nom de Laura et au mien propre, j’invitai les personnes présentes à me suivre au cimetière où l’ouvrier marbrier nous attendait avec ses outils. Dans un silence émouvant, les coups de ciseau résonnèrent sur le marbre et pas un mot ne fut prononcé jusqu’à ce qu’eurent disparu les trois mots : « Laura, lady Glyde ». On entendit alors un grand soupir de soulagement, comme si chacun avait senti que Laura était enfin libérée des chaînes dans lesquelles l’infâme complot l’avait emprisonnée, et la foule se dispersa sans bruit.

Il se faisait tard lorsque l’épitaphe tout entière fut effacée du marbre blanc. À sa place furent gravés ces mots : « Anne Catherick, 26 juillet 1850 ».

Je retournai à Limmeridge House, où un insolent message de Mr Fairlie m’attendait. Il me demandait « avec ses compliments, combien de temps nous nous proposions de demeurer chez lui ».

Je répondis que l’objet de ma visite étant atteint, je ne désirais demeurer dans aucune maison sinon dans la mienne et qu’il n’avait pas à craindre d’entendre encore parler de nous.

Nous allâmes dormir à la ferme et, le lendemain matin, escortés jusqu’à la gare par le village enthousiaste, nous retournâmes à Londres.

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