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Quelques jours plus tard, alors que vibrait encore en nous le sentiment de la liberté recouvrée après tant de mois de luttes et d’angoisses, alors que nous nous étonnions encore de cette nouvelle et douce existence, je fus prié par un ami avec lequel je travaillais d’aller à Paris étudier un nouveau procédé de gravure sur bois. J’acceptai avec joie et partis dès le lendemain. Pesca décida de m’accompagner. Le pauvre petit homme n’avait pas retrouvé sa belle humeur depuis notre soirée à l’Opéra et il espérait qu’une semaine de vacances lui ferait du bien.

Quatre jours à Paris me suffirent pour réunir toutes les indications et les renseignements nécessaires. Je me décidai alors à consacrer la dernière journée à Pesca.

L’hôtel étant comble, nous étions logés à deux étages différents – moi au deuxième et lui au troisième. Je montai donc ce matin-là afin d’emmener mon ami pour une promenade. En arrivant dans le couloir qui menait à sa chambre, je vis que la porte de cette dernière était ouverte et j’entendis Pesca dire d’une voix ferme :

– Je me souviens du nom, mais je ne reconnais pas l’homme. À l’Opéra, vous avez bien vu que je ne l’ai pas reconnu sous son déguisement. J’activerai le rapport…

– Ce n’est pas nécessaire, répondit une autre voix.

Et le jeune homme blond à la joue balafrée sortit de la chambre en chancelant. Il inclina la tête en passant devant moi et j’entrai précipitamment chez Pesca.

Je le trouvai recroquevillé dans un coin du canapé.

– Je vous dérange ? demandai-je. J’ignorais que vous eussiez un ami chez vous.

– Ce n’est pas un ami, répondit-il vivement. Je l’ai vu aujourd’hui pour la première et dernière fois !

– Vous a-t-il apporté de mauvaises nouvelles, Pesca ?

– Très mauvaises, Walter ! Retournons à Londres… Je regrette d’être venu ici ! Les erreurs de ma jeunesse me poursuivent encore à mon âge ! J’essaie de les oublier… mais elles ne m’oublient pas !

– Je crains que nous ne puissions partir avant cet après-midi. Sortez avec moi en attendant.

– Non, mon ami, je vous attendrai ici, mais je vous en supplie, partons aujourd’hui.

Je promis que nous partirions et décidai d’aller, seul, visiter Notre-Dame.

Comme je passais devant la morgue, je vis une grande agitation devant la porte et j’entendis dire dans la foule qu’il s’agissait d’un homme grand et fort qui portait sur le bras un signe étrange. Sans hésiter, je me mis dans la file des gens qui entraient et, pas à pas, j’avançai vers la grande vitre qui séparait les morts des vivants.

Là gisait, inconnu et abandonné, exposé à la curiosité malsaine de la foule, celui dont la vie avait été tissée de duplicité et de forfaits. Son visage était si calme dans la mort que des femmes s’écriaient en le voyant : « Oh ! Quel bel homme ! »

On l’avait retiré de la Seine, mais il avait été tué d’un coup de couteau au cœur. La marque au fer chaud sur le bras était devenue invisible, recouverte qu’elle était à présent par deux profondes entailles représentant un T.

Qu’il me suffise d’ajouter que le T signifiait « traître » et que le jeune homme blond à la balafre était membre de la Confrérie.

Le corps du comte Fosco fut identifié le lendemain, grâce à une lettre anonyme adressée à Mrs Fosco. Elle le fit enterrer au cimetière du Père-Lachaise et fidèlement elle continue à fleurir sa tombe. La comtesse vit à présent retirée à Versailles et a publié une biographie de son défunt mari, mais cet ouvrage n’apporte aucune lumière sur le vrai nom de Fosco ni sur sa vie secrète. C’est l’éloge de ses vertus domestiques, l’assertion de sa valeur étonnante et l’énumération de tous les honneurs qui lui ont été conférés. Sa mort reste un mystère qui ne sera jamais dévoilé, et sa femme déclare qu’il mourut en martyr pour sa cause, qui était celle de l’aristocratie.

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