Première narration Fournie par Miss Clack, nièce de feu sir John Verinder

Chapitre I
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Je dois à mes chers parents (tous deux à cette heure dans le ciel) des habitudes d’ordre et de précoce régularité qui m’ont été inculquées dès mon bas âge.

Dans ces temps heureux, on m’apprenait à avoir mes cheveux bien lisses à toutes les heures du jour et de la nuit, et à plier soigneusement chacun de mes vêtements, dans le même ordre, sur la même chaise au pied de mon lit, avant de me livrer au repos.

Je ne me couchais qu’après avoir régulièrement noté dans mon petit journal les faits de la journée ; je répétais ensuite invariablement dans mon lit l’hymne du soir à laquelle succédait, toujours aussi uniformément, le doux sommeil de l’enfance.

Plus tard, hélas ! de tristes et amères méditations ont remplacé l’hymne du soir ; au lieu du doux sommeil, j’ai connu les veilles qui accompagnent les soucis.

Mais, d’un autre côté, j’ai continué à bien ranger mes vêtements et à tenir mon petit journal. La première de ces habitudes me rappelle le temps de mon heureuse enfance, avant que mon père fût ruiné ; la seconde, qui ne m’avait servi, jusqu’à présent surtout, qu’à discipliner la nature déchue que nous héritons tous d’Adam, vient d’acquérir subitement de l’importance pour mes humbles intérêts personnels. J’ai été mise par là en mesure de servir le caprice d’un membre opulent de notre famille, et j’ai eu le bonheur de me rendre utile (dans le sens mondain du mot) à M. Franklin Blake.

Depuis longtemps je suis laissée sans nouvelles de ceux de mes parents qui sont riches. Lorsque nous sommes pauvres et isolés, il arrive trop souvent qu’on nous néglige. Je vis maintenant par économie, dans une petite ville de la Bretagne, entourée d’un cercle d’amis anglais, qui sont des personnes graves. À l’avantage de la vie à bon marché, la localité joint celui de posséder un pasteur protestant.

Dans cette retraite (une île de Patmos au milieu du papisme déchaîné qui nous environne) une lettre d’Angleterre me parvient enfin, et je vois que M. Franklin se souvient tout à coup de ma chétive existence. Mon riche parent (que ne puis-je dire riche en biens spirituels !) m’écrit sans essayer même de déguiser qu’il a besoin de moi. Il lui a pris la fantaisie de réveiller le déplorable scandale de la Pierre de Lune, et je suis requise par lui pour écrire tout ce que j’ai vu et su par moi-même à ce sujet pendant que j’étais à Londres chez ma tante Verinder. Avec l’absence de délicatesse de tous les gens riches, on m’offre une rémunération pécuniaire.

Il me faudra rouvrir des blessures que le temps a à peine fermées ; je devrai raviver mes souvenirs les plus pénibles, et tous ces sacrifices on veut que je les considère comme suffisamment compensés par l’humiliation que m’impose le chèque de M. Blake ; ma nature est faible ; l’humilité chrétienne et l’orgueil coupable se sont livré en moi un rude combat ; enfin l’abnégation de moi-même a pris le dessus et m’a fait accepter mon payement. Sans mon journal, je doute, laissez-moi, je vous en prie, le dire en termes aussi crus que possible, que j’eusse pu consciencieusement gagner mon salaire. À l’aide de mon journal, la pauvre créature mercenaire (qui pardonne à M. Fr. Blake de l’avoir insultée) méritera son payement. Rien ne m’a échappé quand j’allais chez ma tante ; tout était noté (grâce à mes habitudes d’enfance) jour par jour, et les moindres incidents pourront être consignés ici. Mon respect sacré pour la vérité est, Dieu merci ! au-dessus des considérations personnelles ; il sera facile à M. Blake de retrancher de ces pages tout ce qui ne lui semblera pas assez flatteur pour la personne qui y est le plus souvent en question. Il a acheté mon temps, mais sa fortune même ne saurait me faire vendre ma conscience !

Mon journal me rappelle que, le lundi 3 août 1848, je passais par hasard devant la demeure de ma tante Verinder, dans Montagu-Square. Les volets étaient ouverts ; je crus faire acte de déférence polie en frappant et en demandant des nouvelles. La personne qui répondit à mon appel m’apprit que ma tante et sa fille (je ne puis prendre sur moi de la nommer ma cousine !) étaient arrivées depuis une semaine de la campagne, et pensaient faire un séjour à Londres. Je leur envoyai dire que je ne voulais pas les déranger, mais que je serais heureuse de savoir si je pouvais leur être utile.

La personne qui m’avait ouvert reçut mon message avec une insolence muette, et me laissa tout debout dans le hall. C’était la fille d’un vieux mécréant nommé Betteredge, toléré depuis trop longtemps dans l’intérieur de ma tante. Je m’assis dans le hall en attendant la réponse ; puis, comme mon sac est toujours rempli de pieuses brochures, j’en choisis une qui se trouva providentiellement applicable à cette jeune personne. L’antichambre était sale, la chaise n’avait rien de moelleux, mais l’idée consolante que j’étais à même de rendre le bien pour le mal m’éleva au-dessus de ces mesquines considérations. Ce petit écrit faisait partie d’une série destinée à éclairer les jeunes femmes sur le péché de coquetterie ; le style en était d’une pieuse familiarité, et le titre était ainsi conçu : Un Mot sur vos rubans du bonnets. !

« Milady vous remercie infiniment, et vous demande de venir goûter avec elle demain à deux heures. »

Je passai sur la façon dont elle remplit son message et l’effrayante hardiesse de son regard, et je remerciai cette malheureuse fille ; puis je lui dis avec un intérêt tout évangélique :

« Voulez-vous bien me faire le plaisir d’accepter cette brochure ? »

Elle regarda le titre.

« Est-elle écrite par un homme ou par une femme, miss ? Si c’est par une femme, je préfère ne pas la lire à cause de cela même ; si c’est un homme, je me ferai le plaisir de lui dire qu’il n’y connaît rien. »

Elle me rendit le traité et ouvrit la porte. Il faut pourtant semer le bon grain quelque part ; j’attendis que la porte se fût refermée sur moi, et je le glissai dans la boite aux lettres. Lorsque j’en eus fait passer un autre à travers les barreaux de la grille d’entrée, je me sentis déchargée jusqu’à un certain point d’une lourde responsabilité vis-à-vis du prochain.

Nous avions ce soir-là une réunion du comité choisi par la Société maternelle pour la transformation des vêtements. Le but de cette excellente œuvre de charité est, comme le savent toutes les personnes sérieuses, de retirer de chez les prêteurs les pantalons des pères de famille et d’empêcher le renouvellement de l’engagement de la part d’incorrigibles parents en les raccourcissant aussitôt pour les adapter à la taille de leurs innocents enfants. Je faisais partie alors du comité choisi, et je mentionne ici la Société parce que mon précieux et excellent ami M. Godfrey Ablewhite était associé à notre œuvre d’utilité morale et matérielle.

J’avais espéré le voir à la réunion du conseil le lundi soir dont je parle, et le prévenir de l’arrivée de ma tante Verinder, mais j’eus le regret de constater son absence. Lorsque j’exprimai ma surprise à son sujet, mes chères sœurs du comité levèrent toutes la tête de dessus les pantalons (nous avions ce soir-là une grande presse d’ouvrage) et me demandèrent avec étonnement si j’ignorais les nouvelles. J’avouai mon ignorance, et j’appris alors pour la première fois un événement qui forme pour ainsi dire le point de départ de ma narration.

Le vendredi précédent, deux gentlemen qui occupaient des positions très-différentes, avaient été victimes d’un affront dont toute la ville s’entretenait. Un de ces messieurs était M. Septimus Luker, commerçant de Lambeth ; l’autre M. Godfrey Ablewhite.

Dans mon isolement actuel, je n’ai aucun journal d’où je puisse tirer le compte-rendu de cette attaque, et à l’époque où la chose se passa, il ne me fut pas donné d’entendre la bouche éloquente de M. Ablewhite en faire le récit. Je ne pourrai donc que rappeler les faits tels qu’ils me furent contés ce lundi soir, et je procéderai comme dans mon enfance, alors qu’on m’apprenait à plier mes vêtements avec ordre. Tout sera mis à sa place. Ces pages sont écrites par une pauvre et faible femme ! Qui serait en droit d’exiger davantage d’une si chétive créature ?

La date (grâce à mes bons parents, aucun almanach ne pourrait être plus exact que je ne le suis pour les dates) était celle du vendredi, 30 juin 1848.

Dans la matinée de ce jour mémorable, il advint que M. Godfrey alla encaisser une traite dans une maison de banque de Lombard-Street. Le nom de cette maison se trouve effacé dans mon journal, et mon respect sacré pour la vérité m’empêche de hasarder la moindre conjecture en pareille matière. L’important d’ailleurs est de savoir ce qui arriva à M. Godfrey pendant qu’il faisait ses affaires. Près de la porte il rencontra un gentleman qu’il ne connaissait nullement et qui sortait du bureau en même temps que lui. Une contestation polie s’éleva entre ces deux messieurs pour savoir qui passerait le premier ; l’étranger insista pour donner le pas à M. Godfrey, et celui-ci, après avoir échangé un salut avec l’inconnu, le quitta dans la rue.

Quelle absurdité, diront peut-être les gens légers et superficiels, que de rapporter avec tant de détails un fait bien insignifiant ! Oh ! mes jeunes amis, pécheurs comme moi, gardez-vous de faire usage de votre pauvre et orgueilleuse raison ! Soyez bien en ordre au moral ! que vos bas soient aussi purs de taches que votre foi, et que votre foi resplendisse comme vos bas ! que celle-là comme ceux ci soit irréprochable et en mesure de se montrer à toute heure !

Mille pardons, je me suis laissé entraîner à parler selon le style de mon École du dimanche, ce qui est ici hors de saison. Tâchons de redevenir mondaine, et disons que, dans cette affaire ainsi que dans bien d’autres, des bagatelles ont amené de terribles conséquences. Après avoir ajouté que l’étranger si poli était M. Luker, de Lambeth, nous suivrons M. Godfrey chez lui à Kilburn.

Un petit garçon l’y attendait, pauvrement vêtu, mais d’une physionomie intéressante et d’une apparence délicate. L’enfant tendit une lettre à M. Godfrey, ajoutant qu’elle lui avait été remise par une vieille dame qu’il ne connaissait pas et qui ne lui avait pas dit d’attendre une réponse.

Ces incidents étaient fréquents dans l’existence de M. Godfrey, toute consacrée à la charité. Il laissa partir l’enfant, et ouvrit sa lettre.

L’écriture lui était absolument inconnue. On le priait de se rendre dans une heure à une maison de Northumberland-Street, où il n’avait encore jamais eu occasion d’entrer. Le motif invoqué était de demander quelques détails à l’honorable directeur au sujet de la Société des petits vêtements, et ces renseignements étaient sollicités par une dame âgée qui comptait contribuer largement à cette œuvre de charité, si elle se trouvait satisfaite des réponses qu’on lui ferait. Elle donnait son nom, ajoutant que la courte durée de son séjour à Londres l’empêchait d’accorder un terme plus long pour la visite qu’elle attendait de l’éminent philanthrope.

Beaucoup de gens eussent hésité à se déranger pour se mettre à la disposition d’une personne étrangère ; mais un héros chrétien n’hésite jamais là où il s’agit de faire du bien. M. Godfrey tourna donc sur-le-champ ses pas vers la maison indiquée. Un homme de bonne mine, quoique un peu gros, vint ouvrir la porte, et en entendant le nom de M. Godfrey le fit entrer dans un appartement vide, situé à l’étage des salons, mais sur le derrière de la maison ; deux particularités curieuses le frappèrent dès qu’il eut pénétré dans la chambre. Une vague odeur de musc et de camphre remplissait la pièce ; d’autre part, un ancien manuscrit, oriental, richement enluminé de figures et d’ornements indiens, restait exposé aux regards sur une table.

Il admirait le livre, et dans cette position tournait le dos aux portes battantes qui communiquaient avec le devant de la maison ; tout à coup, sans que le plus léger bruit l’eût prévenu, il se sentit saisi en arrière par le cou ; il avait eu juste le temps de voir que le bras qui l’entourait était nu et de couleur basanée, lorsque ses yeux furent bandés, sa bouche bâillonnée, et il se trouva étendu sur le tapis sans aucune défense, entre les mains de deux hommes, à ce qu’il crut deviner. Un troisième visita ses poches, et, si une dame peut employer cette expression, on fouilla toute sa personne, jusqu’à sa peau.

Ici, je placerais volontiers quelques mots sur la pieuse confiance qui a pu seule soutenir M. Godfrey dans cette alarmante situation. Mais mon estimable ami se trouvait à ce moment critique dans une de ces positions sur lesquelles la pudeur ne permet guère aux femmes d’insister.

Je passerai donc ces cruels moments sous silence, et je reviens à M. Godfrey une fois cette odieuse recherche terminée ; l’outrage avait été consommé au milieu d’un profond silence. À la fin, quelques mots s’échangèrent entre ces misérables dans une langue qu’il ne pouvait comprendre, mais leur accent exprimait clairement, pour une oreille aussi délicate, la déception et la fureur. On le souleva brusquement pour le placer sur une chaise, ayant toujours les pieds et les mains liés ; un instant après, il sentit de l’air qui venait de la porte, il écouta, et se convainquit qu’il était seul dans la pièce.

Au bout de quelque temps, il entendit venir d’en bas un bruit semblable à celui que fait le frôlement d’une robe ; un cri de femme traversa cette atmosphère de crime ; un homme y répondit par une exclamation et monta l’escalier.

M. Godfrey sentit que des doigts chrétiens détachaient ses liens. Débarrassé de son bandeau, il leva les yeux et découvrit avec stupéfaction devant lui deux personnes à l’air respectable qui lui étaient inconnues.

« Que veut dire tout cela ? » murmura-t-il faiblement.

Les deux étrangers le considérèrent à leur tour et répondirent :

« C’est exactement la question que nous allions vous adresser. »

Une explication s’ensuivit. Mais je tiens à n’omettre aucune circonstance. De l’éther et de l’eau furent apportés pour calmer les nerfs de l’excellent M. Godfrey ; on ne s’expliqua qu’ensuite.

Il paraît, d’après le récit des propriétaires de la maison, gens de bonne réputation, que leurs appartements du premier et du second étage avaient été loués par un gentleman d’apparence fort comme il faut, celui-là même qui ouvrit la porte à M. Godfrey. Il paya le loyer d’avance, disant que les appartements étaient destinés à trois de ses amis, grands seigneurs orientaux, qui visitaient l’Angleterre pour la première fois. Le jour où se passa la scène racontée plus haut, deux de ces Asiatiques, accompagnés de leur ami, vinrent de grand matin s’établir dans l’appartement ; le troisième devait les rejoindre, et ils annoncèrent que leur bagage, fort volumineux, les suivrait dans la journée, après la visite de la douane.

Le troisième étranger n’était arrivé qu’un quart d’heure avant l’entrée de M. Godfrey. Il ne se passa rien d’insolite, à la connaissance des propriétaires, jusqu’à ce que dans les dernières cinq minutes ils eussent vu les trois Orientaux avec leur estimable ami anglais quitter la maison tous ensemble, et se diriger tranquillement vers le Strand.

Se souvenant alors qu’ils avaient reçu un visiteur, et n’ayant pas vu sortir celui-ci, la femme avait trouvé étrange que ce gentleman eût été laissé seul ; après un court colloque avec son mari, elle avait cru nécessaire de s’assurer que rien d’extraordinaire ne s’était passé ; nous avons vu ce qui en était résulté, et ainsi se termina l’explication des propriétaires.

On fit à la suite de cela une investigation dans la chambre ; on y trouva les effets de M. Godfrey dispersés dans tous les sens ; lorsqu’on rassembla les objets, il n’en manquait pourtant aucun ; sa montre, sa chaîne, l’argent, les clefs, le mouchoir, l’agenda et les papiers divers avaient été minutieusement examinés, mais gisaient là sans que rien fût endommagé, à la disposition de leur possesseur ; rien d’appartenant à la maison n’avait non plus été soustrait. Les seigneurs orientaux n’avaient déménagé que leur manuscrit.

Que pouvait signifier cette aventure ? En se plaçant au point de vue mondain, il semble que M. Godfrey ait été la victime de quelque malentendu incompréhensible, commis par des gens inconnus. Une ténébreuse conspiration existait au milieu de nous ; notre cher et innocent ami avait été pris dans son réseau. Lorsque le héros chrétien, vainqueur de tant de luttes spirituelles, tombé dans le piège qu’une méprise lui a tendu, quel avertissement pour chacun de nous de veiller sans cesse et de prier ! que de raisons de craindre que nos mauvais instincts, semblables à ces Orientaux, ne viennent à fondre sur nous !

Je pourrais écrire des pages sur ce seul thème ! mais, hélas ! il ne m’est pas permis de travailler à l’amélioration de mes lecteurs : je suis condamnée à poursuivre ma narration. La traite de mon riche parent, qui joue désormais dans mon existence le rôle de l’épée de Damoclès, est sous mes yeux pour me dire de continuer ma tâche. Nous laisserons M. Godfrey dans Northumberland-Street, et nous suivrons M. Luker pendant le reste de la journée.

Après avoir quitté la banque, M. Luker s’était rendu dans divers quartiers de Londres pour ses affaires. En rentrant chez lui, il trouva organisée la même manœuvre qui avait réussi avec M. Godfrey : l’enfant, la lettre d’une écriture inconnue, mais à la seule différence près, que le nom indiqué était celui d’un des clients de M. Luker. Son correspondant, écrivant à la troisième personne, sans doute par la main d’un secrétaire, lui annonçait qu’il était arrivé inopinément à Londres. Il venait, disait-il, de s’installer dans un logement d’Alfred-Place, Tottenham Court Road, et il désirait voir tout de suite M. Luker au sujet d’une importante acquisition qu’il voulait faire. Ce gentleman, amateur passionné d’antiquités orientales, contribuait largement depuis plusieurs années à la prospérité de l’établissement de Lambeth. Ah ! quand renoncerons-nous au culte de Mammon ? M. Luker prit un cab et se rendit chez son riche client.

Ce qui s’était passé à Northumberland-Street pour M. Godfrey se répéta exactement à Alfred-Place pour M. Luker. Même domestique respectable introduisant le visiteur dans le salon situé sur le derrière de la maison, même manuscrit indien exposé aux regards ; bref, rien ne manqua à cette nouvelle scène pour ressembler à la première : ni l’apparition des inconnus à la peau bistrée, ni le bandeau, ni le bâillon, ni enfin les perquisitions minutieuses pratiquées sur la personne du patient. M. Luker, il est vrai, ne fut pas délivré aussi vite que l’avait été M. Godfrey, mais les gens de la maison qui vinrent le dégager de ses liens lui firent un récit parfaitement identique à celui qu’avaient fait les propriétaires de Northumberland-Street. Les deux guets-apens avaient été conçus et perpétrés absolument de la même façon, sauf un point. Lorsque M. Luker passa en revue les objets à lui appartenant dont le tapis était jonché, il constata que sa montre et sa bourse étaient intactes, mais, moins heureux que M. Godfrey, il ne retrouva point un des papiers qu’il portait sur lui. Ce papier était le reçu d’un objet de grand prix qu’il avait déposé peu de jours auparavant chez ses banquiers.

Du reste, l’écrit en question devenait inutile au voleur, car les termes spécifiaient que l’objet ne serait remis qu’en mains propres à son possesseur. Sitôt qu’il se fut vêtu, M. Luker courut à la banque, espérant peut-être que les voleurs, peu au fait de cette clause, se seraient présentés pour essayer d’obtenir la remise de l’objet ; personne ne les avait vus, et on n’en entendit jamais parler depuis. Les banquiers furent d’avis que l’ami anglais avait sans, doute pris connaissance de l’écrit, et les avait prévenus de l’inutilité de leur démarche.

La police fut mise au courant de ces deux actes incroyables, et déploya la plus grande activité dans ses recherches ; son opinion fut qu’un vol avait été organisé avec des données que l’événement prouva être incomplètes. Sans doute les voleurs soupçonnaient que M. Luker avait confié son précieux joyau à une tierce personne, et la politesse de M. Godfrey lui avait été fatale, car la mésaventure de notre ami venait de ce qu’on l’avait vu parler au prêteur sur gages à la sortie de la banque. S’il n’assistait pas à notre réunion du lundi soir, c’est que sa présence était exigée ailleurs par une consultation des magistrats. Maintenant que j’ai donné ces explications, je puis commencer le récit moins romanesque de ce que j’ai observé personnellement dans la maison de Montagu-Street.

Je me rendis ponctuellement le mardi à l’heure du goûter.

En me reportant à mon journal, je vois que cette journée a été remplie d’incidents heureux et malheureux. Il y a là matière à beaucoup de pieux regrets, comme à beaucoup de dévotes actions de grâces.

Ma chère tante Verinder me reçut avec son affabilité et sa bienveillance habituelles, mais je remarquai presque immédiatement que quelque chose allait mal dans la maison. Des regards inquiets échappaient à ma tante et se dirigeaient vers sa fille.

Je ne puis jamais voir Rachel sans être surprise qu’une personne aussi insignifiante soit la fille de gens aussi distingués que sir John et lady Verinder. Cette fois, non-seulement j’éprouvai le même désappointement, mais elle me choqua.

L’absence de toute retenue, de toute réserve dans son langage et ses manières était pénible à voir. Une excitation fiévreuse rendait son rire bruyant à l’excès ; et son appétit se ressentait de cette fâcheuse disposition, au point de gaspiller tout le luncheon de la façon la plus coupable. Je plaignis profondément sa pauvre mère, même avant qu’elle m’eût avoué en confidence toutes les tristesses de sa situation.

Le goûter achevé, ma tante dit :

« Rappelez-vous, Rachel, que le docteur vous a recommandé de prendre un peu de repos après vos repas.

– Je vais aller dans la bibliothèque, maman, répondit-elle ; mais si Godfrey vient, n’oubliez pas de me le faire dire. Je meurs d’envie d’apprendre par lui les détails de son aventure. »

Elle baisa sa mère sur le front, et me jeta négligemment un « Adieu, Clack. » Son insolence n’éveilla aucun sentiment de colère chez moi ; je me bornai à en prendre note afin de prier pour elle.

Lorsqu’on nous eut laissées seules, ma tante me raconta toute l’affreuse histoire du diamant indien, que je suis heureuse de n’avoir pas à répéter ici. Elle ne me cacha pas qu’elle eut préféré garder le silence à ce sujet ; mais ses domestiques savaient tous la perte de la Pierre de Lune ; quelques détails avaient déjà été mis dans les journaux, enfin les étrangers se demandaient s’il n’y avait pas quelque rapport entre les événements survenus à la maison de campagne de lady Verinder et ceux qui avaient eu pour théâtre Northumberland-Street et Alfred-Place. Le silence était donc impossible, et la franchise devenait une nécessité encore plus qu’une vertu.

Plusieurs, à ce récit, eussent été confondus de surprise. Pour ma part, connaissant de longue date l’esprit rebelle de Rachel, j’étais préparée à tout ce que ma tante eût pu m’apprendre sur sa fille. Elle serait partie de là pour arriver jusqu’au meurtre, que je me serais toujours répété : « Résultat naturel, hélas ! résultat tout naturel ! » Ce qui me froissait le plus, c’était l’attitude prise par ma tante dans cette occasion. Certes, c’était le cas ou jamais de recourir à un ministre de Dieu ! et lady Verinder n’avait songé qu’à un médecin ! Toute la jeunesse de ma tante s’était passée dans la maison d’un père impie ! Encore une conséquence inévitable !

« Les médecins recommandent à Rachel beaucoup d’exercice et de distraction, et m’engagent surtout à ne pas laisser son imagination revenir sur ce pénible passé, me dit lady Verinder.

– Oh ! quel conseil de païens ! pensai-je. Donner des avis aussi impies, et cela dans une contrée chrétienne !… Hélas ! hélas ! »

Ma tante poursuivit :

« Je fais de mon mieux pour exécuter l’ordonnance ; mais cette étrange aventure de Godfrey survient on ne peut plus mal à propos. Rachel a été agitée, surexcitée depuis que nous en avons reçu la première nouvelle. Elle ne m’a laissé ni cesse ni repos jusqu’à ce que j’aie écrit à mon neveu de venir nous voir ici. Elle s’intéresse même à l’autre personne qui a été maltraitée de la même façon, M. Luker, je crois, bien que cet homme lui soit naturellement étranger.

– Votre expérience du monde, chère tante, est supérieure à la mienne, objectai-je timidement. Mais il faut évidemment un motif bien puissant pour amener une pareille conduite de la part de Rachel. Elle cache à vous et aux autres un mystère coupable. N’y aurait-il rien dans cette récente aventure qui pût menacer son secret d’être découvert ?

– Découvert ? répéta ma tante ; qu’entendez-vous donc par là ? découvert par M. Luker ? par mon neveu ? par qui enfin ? »

Comme elle achevait ces mots, la Providence voulait que la porte s’ouvrît pour laisser entrer M. Godfrey Ablewhite.

Chapitre II
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M. Godfrey suivit de près l’annonce de son nom faite par le domestique ; il agit ainsi du reste en toute chose, il arrive toujours juste à temps !

Il ne marchait pas sur les talons du domestique, ce qui nous eût désagréablement surpris ; il n’était pas assez éloigné pour donner l’ennui d’une porte ouverte et d’un arrêt dans la conversation. C’est dans la stricte observation des devoirs de la vie journalière que se montre le parfait chrétien ; cet excellent homme était vraiment complet.

« Allez prévenir miss Verinder, dit ma tante au domestique, que M. Ablewhite est ici. »

Nous demandâmes toutes deux à M. Godfrey s’il se sentait un peu remis, et si sa santé ne souffrait pas trop de la terrible secousse qu’il venait de subir ; avec son tact exquis, il trouva moyen de nous répondre simultanément ; il adressa ses paroles à lady Verinder, et à moi son aimable sourire.

« Comment ai-je pu mériter tant d’intérêt, s’écria-t-il affectueusement, ma bonne tante, ma chère miss Clack ! J’ai été simplement victime d’une méprise. On s’est borné à me bander les yeux, à m’étrangler et à me jeter sur un méchant tapis qui recouvrait mal un plancher fort dur. Jugez combien j’eusse pu être plus maltraité ! j’aurais pu être volé ou bien assassiné. En fin de compte, qu’ai-je perdu ? Rien que ma force nerveuse, valeur que la loi ne reconnaît pas. Donc, à proprement parler, je n’ai rien perdu du tout. S’il m’avait été loisible d’agir à mon gré, je me serais tu sur cette aventure ; j’ai horreur du bruit et de la publicité. Mais M. Luker a crié, lui, son accident sur les toits, et il en est résulté naturellement que le mien a été rendu public à son tour. J’appartiens aux journaux jusqu’à ce que l’aimable lecteur se lasse de moi. Je suis bien dégoûté de l’importance que les reporters me donnent : puisse-t-il bientôt en être de même des autres ! Mais comment va notre chère Rachel ? se plaît-elle toujours à Londres ? Combien je suis aise de l’apprendre ! Miss Clack, je réclame toute votre indulgence ; je suis bien en retard vis-à-vis du comité et de mes chères coopératrices ; mais j’espère m’occuper la semaine prochaine de la Société des petits vêtements. Avez-vous eu du succès à la réunion de lundi ? Le Conseil avait-il bon espoir pour notre avenir ? et nos pantalons ? sont-ils en bonne voie ? »

Son sourire angélique rendait ses excuses irrésistibles, et l’ampleur de la voix ajoutait un charme extrême à l’intéressante question pratique dont il m’entretenait. À la vérité, nous n’allions que trop bien ; quant aux pantalons, nous en étions littéralement accablés. J’allais le lui dire lorsque, la porte s’ouvrant, nous fûmes dérangés par l’invasion de l’élément mondain, personnifié dans miss Verinder.

Elle s’avança vers M. Godfrey avec une précipitation indécente chez une femme. Ses cheveux étaient dans un désordre choquant et une rougeur excessive empourprait son visage.

« Je suis charmée de vous voir, Godfrey, dit-elle en s’adressant à lui, je regrette de le dire, sur ce ton de familiarité qu’un jeune homme prend vis-à-vis d’un camarade. J’aurais souhaité que vous eussiez M. Luker avec vous ; car vous êtes, vous et lui (tant que la curiosité actuelle durera), les deux lions de Londres. Il est déplacé, même inconvenant de vous dire cela ; un esprit admirablement ordonné comme celui de miss Clack frémit en m’entendant ; n’y prenez pas garde, et dites-moi bien vite toute l’histoire de Northumberland-Street. Je sais que les gazettes ont supprimé quelques détails. »

Notre cher M. Godfrey lui-même avait sa part, part bien faible, j’en conviens, mais enfin il l’avait, dans notre triste héritage d’Adam !

J’avoue que cela me fit peine de le voir tenir la main de Rachel entre les deux siennes, la serrer et la poser sur le côté gauche de son gilet ; il semblait ainsi donner raison à sa malheureuse liberté de langage et à l’impertinente allusion qu’elle m’avait décochée.

« Ma bien chère Rachel, dit-il de cette voix qui nous pénétrait lorsqu’il parlait de l’avenir des pantalons, les journaux vous ont tout appris et mille fois mieux que je ne saurais le faire moi-même.

– Godfrey trouve, observa ma tante, que nous donnons tous trop d’importance à l’affaire ; il me disait qu’il préférait n’en plus parler.

– Pourquoi donc ? »

Elle fit cette question avec une vivacité extrême dans la physionomie, et ses yeux se levèrent soudainement sur M. Godfrey. De son côté, il la couvrit d’un regard rempli d’une indulgence si déplacée et si peu méritée, que je crus devoir intervenir.

« Rachel, ma chérie, objectai-je avec douceur, le vrai courage et la grandeur d’âme sont toujours modestes.

– Vous êtes un excellent garçon à votre manière, Godfrey, reprit-elle sans m’accorder, veuillez le remarquer, la moindre attention, et en s’adressant toujours à son cousin avec la familiarité d’un camarade ; mais je suis sûre que vous ne possédez ni un courage exceptionnel ni tant de grandeur, et j’ai des raisons de croire que, si jamais vous avez eu la modestie en partage, vos admiratrices se seront chargées depuis nombre d’années de vous délivrer de cette rare vertu. Vous avez quelque motif particulier pour vous taire sur l’aventure de Northumberland-Street, et moi, je désire la connaître dans ses détails.

– Ma raison est la plus simple de toutes à comprendre, répondit son cousin, dont la patience envers elle ne se démentait pas ; je suis fatigué de parler de cela.

– Vous êtes fatigué d’en parler ? Mon cher Godfrey, je vais vous faire une observation.

– Laquelle ?

– Vous vivez beaucoup trop dans la compagnie des femmes, et vous y avez pris deux bien mauvaises habitudes. Vous y avez appris à débiter gravement des niaiseries et à faire des contes pour le seul plaisir d’en faire. Vous ne pouvez être franc et net avec vos adoratrices, mais j’entends que vous le soyez avec moi. Allons, asseyez-vous, j’ai une foule de questions sérieuses à vous poser, et j’espère que vous y répondrez sérieusement. »

Elle eut l’aplomb d’emmener M. Godfrey jusqu’à une chaise, près de la fenêtre, où il avait la lumière en pleine figure. Je déplore qu’on m’ait forcée à relater cette conduite et ce langage. Mais enserrée comme je le suis entre l’obligation pécuniaire vis-à-vis de M. Franklin et mon respect pour la vérité, que puis-je faire ? je regardai ma tante. Elle restait immobile, et ne paraissait pas vouloir intervenir ; je ne l’avais jamais vue dans cette sorte de torpeur ; c’était peut-être une réaction naturelle à la suite de la période d’agitation qu’elle venait de traverser. En tout cas, ce symptôme n’était guère rassurant à l’âge de lady Verinder et avec son exubérance de formes.

Pendant ce temps, Rachel s’était établie dans l’embrasure de la fenêtre avec notre aimable, mais trop patient ami. Elle commença la série de questions dont elle l’avait menacé, sans faire plus d’attention à sa mère et à moi que si nous n’avions pas été dans la pièce. »

« La police a-t-elle découvert quelque chose, Godfrey ?

– Rien au monde.

– Il est certain, n’est-ce pas, que les trois hommes qui vous ont tendu ce piège sont les mêmes que ceux qui ont surpris M. Luker ?

– Humainement parlant, chère Rachel, il ne peut y avoir aucun doute.

– Et l’on n’a retrouvé aucune trace de ces gens ?

– Aucune.

– On croit généralement, n’est-il pas vrai, que ces hommes sont les trois Indiens que nous avons vus chez nous à la campagne ?

– Beaucoup de personnes le pensent.

– Et vous ?

– Ma chère Rachel, ils m’ont aveuglé avant que je pusse reconnaître leurs figures ; je ne sais rien de plus que le public. Comment voulez-vous que je me forme une opinion ? »

Vous voyez par cette dernière réponse que même la douceur angélique de M. Godfrey commençait à se lasser de cette persécution intolérable ; je ne me permettrais pas de décider si la curiosité indomptable de miss Verinder, ou son appréhension dont elle n’était pas maîtresse, lui dictait ses questions ; je noterai seulement qu’à la première tentative faite par M. Godfrey pour se lever, elle le saisit, par les épaules et le força à se rasseoir !

Oh ! de grâce ! ne dites pas que ces manières sont immodestes ! n’insinuez pas qu’une terreur folle et coupable pouvait seule expliquer une conduite pareille ! mes amis en Dieu, nous ne devons juger personne ! Non, non, ne jugeons pas !

Elle poursuivit ses questions, sans vergogne. Ceux qui ont étudié la Bible à fond songeront peut-être, comme moi, aux enfants aveugles du démon, qui continuaient sans honte leurs orgies à la veille du déluge…

« Parlez-moi un peu de M. Luker, Godfrey.

– J’aurai de nouveau le regret de ne pouvoir vous renseigner, Rachel. Nul ne connaît moins M. Luker que moi.

– Vous ne l’aviez jamais vu avant de vous rencontrer ensemble à la banque ?

– Jamais.

– L’avez-vous revu depuis ?

– Oui. Nous avons été interrogés ensemble, puis séparément, afin de répondre à la police.

– On a dépouillé M. Luker d’un reçu qu’il tenait de ses banquiers, n’est-ce pas ? Que portait ce reçu ?

– C’était celui d’une pierre de grande valeur qu’il avait mise en dépôt à la banque.

– C’est ce que racontent les journaux. Cela peut satisfaire le commun des lecteurs. Mais pour moi, cela ne me suffit point. Le reçu du banquier devait spécifier de quelle nature était cette pierre précieuse.

– Le reçu, m’a-t-on dit, chère Rachel, ne mentionnait aucun détail. Une pierre de valeur, déposée par M. Luker, cachetée de son cachet et ne devant être remise qu’au seul M. Luker. Tels étaient les termes de cet écrit, et je ne sais rien de plus. »

Elle attendit un instant après cela, puis regarda sa mère et soupira ; enfin, fixant de nouveau son regard sur M. Godfrey, elle reprit :

« Il paraît que nos affaires particulières ont occupé les journaux ?

– C’est vrai, et je le regrette.

– De plus, les propos des oisifs et des indifférents tendent à établir une corrélation entre ce qui a eu lieu dans le Yorkshire et les récents événements de Londres.

– Je crains que la curiosité publique ne prenne en effet cette direction.

– Les personnes qui disent que les trois inconnus qui vous ont assailli ne sont autres que les trois Indiens, ajoutent aussi que la pierre précieuse… »

Ici elle s’arrêta tout d’un coup ; elle était devenue de plus en plus pâle depuis un instant. La couleur foncée de ses cheveux rendait cette pâleur plus frappante par le contraste, et si effrayante à voir, que nous crûmes tous qu’elle allait s’évanouir au moment où elle suspendit sa question. Le cher M. Godfrey tenta de nouveau de se lever ; ma tante pria sa fille de ne plus parler, et moi je suivis ma tante avec l’offre modeste d’un flacon de sels. Aucun de nous n’eut la moindre influence sur cette nature rebelle.

« Godfrey, restez où vous êtes ; maman, il n’y a aucune raison pour vous effrayer ainsi. Clack, vous mourez d’envie d’entendre la fin de l’histoire, et je ne m’évanouirai pas, rien que pour vous être agréable. »

Ce sont là les paroles textuelles qu’elle prononça, et que je consignai dans mon journal aussitôt que je fus rentrée. Mais pourtant ne jugeons pas ; âmes chrétiennes, ne condamnez point.

Elle se retourna encore vers M. Godfrey avec une obstination pénible à voir, revint au même point où elle s’était arrêtée, et acheva ainsi sa question :

« Je vous entretenais il y a un instant des on-dit de certaines personnes. Répondez-moi franchement, Godfrey. Ces mêmes gens insinuent-ils que le joyau de M. Luker n’est autre que la Pierre de Lune ? »

Lorsque le nom du diamant vint à être prononcé, je vis mon estimable ami changer de couleur ; il rougit et perdit cette exquise aménité qui est un de ses plus grands charmes. Une noble indignation dicta sa réplique.

« On le dit, en effet, répondit-il, il y a même des gens qui n’hésitent point à accuser M. Luker d’avoir commis un mensonge pour servir ses intérêts privés. Il a juré mille et mille fois que, jusqu’à cette tentative de violence, il n’avait jamais même entendu parler de la Pierre de Lune. Mais ces odieux diffamateurs répondent, quoique sans donner l’ombre d’une preuve : « Il a ses raisons pour mentir, et nous ne croirions même pas à son serment. C’est honteux, honteux ! »

Pendant qu’il parlait, Rachel le regardait d’une façon étrange que je ne saurais définir. Lorsqu’il eut achevé, elle dit :

« M. Luker n’étant même pas une connaissance pour vous, Godfrey, vous prenez sa cause bien vivement ! »

Mon digne ami lui fit une des réponses les plus évangéliques qu’il m’ait jamais été donné d’entendre :

« J’espère, Rachel, que je prends vivement la cause de tous les opprimés. »

Le ton dont il fit cette réponse eût attendri un rocher ; mais, hélas ! qu’est-ce que la dureté de la pierre, comparée à la sécheresse d’un cœur que la grâce n’a pas régénéré ? Rien ! Elle ricana, oui, je rougis de le répéter, elle lui rit au nez.

« Gardez vos nobles sentiments pour vos comités de dames, mon cher Godfrey. Je suis certaine que la calomnie qui attaque M. Luker ne vous aura pas épargné. »

Ces mots tirèrent enfin ma tante de sa torpeur.

« Ma chère Rachel, fit-elle, vous n’avez aucun droit de parler ainsi.

– Je ne veux de mal à personne, maman ; j’ai même une bonne intention. Accordez-moi un moment de patience, vous le verrez. »

Elle leva sur M. Godfrey des yeux où se lisait une sorte de pitié soudaine, et poussa l’oubli de toute retenue jusqu’à lui prendre la main :

« Je suis sûre d’avoir trouvé la vraie raison de votre répugnance à parler de cette affaire devant ma mère et moi. Un hasard malheureux a réuni votre nom et celui de M. Luker ; vous m’avez appris ce que les mauvaises langues disent de lui, apprenez-moi ce qu’elles racontent de vous. »

Toujours prêt à rendre le bien pour le mal, le bon M. Godfrey essaya jusqu’au dernier moment de lui épargner le coup.

« Ne me le demandez pas, dit-il ; il vaut mieux l’oublier, Rachel ; c’est préférable.

– Et moi, je veux l’entendre, cria-t-elle avec violence.

– Répondez-lui, Godfrey, fit ma tante ; rien ne peut lui faire plus de mal que votre silence. »

Les beaux yeux de son neveu se remplirent de larmes ; il lui jeta un dernier regard suppliant, puis prononça ces fatales paroles :

« Puisque vous le voulez absolument, Rachel, la médisance publique va jusqu’à dire que la Pierre de Lune est en gage chez M. Luker, et que c’est moi qui l’ai engagée. »

Elle sauta sur ses pieds en poussant un cri ; puis regarda alternativement M. Godfrey et sa mère avec une agitation si frénétique que je crus vraiment qu’elle était devenue folle.

« Ne me parlez pas, ne m’approchez pas, » criait-elle, tandis qu’elle s’éloignait de chacun de nous comme l’eût fait une bête pourchassée, et se réfugiait dans un coin du la pièce. « C’est ma faute ! il faut que je répare le mal. Je me suis sacrifiée, j’en avais le droit ; mais je ne puis laisser souffrir un innocent et détruire sa réputation pour la satisfaction de garder mon secret. Mon Dieu, mon Dieu, c’est trop affreux, je ne puis plus le supporter ! »

Ma tante se souleva à moitié, et retomba sur sa chaise. Elle m’appela d’une voix faible et me désigna une petite fiole qui se trouvait dans sa boîte à ouvrage.

« Vite, murmura-t-elle, six gouttes dans de l’eau ; que Rachel ne voie rien. »

En toute autre occasion, cela m’eût paru bien étrange ; mais le temps n’était pas aux réflexions ; je ne songeai qu’à lui donner cette drogue. M. Godfrey m’aida sans s’en douter à cacher ce qui se passait à Rachel, en lui parlant à l’autre bout de la pièce.

« Vraiment, en conscience, vous exagérez ! l’entendis-je lui dire ; ma réputation est trop bien assise pour être à la merci d’une misérable calomnie sans lendemain. Dans huit jours on aura cessé d’y songer ; n’en parlons donc plus. »

Tant de grandeur d’âme la laissa insensible ; sa folie ne fit que s’accroître.

« Il le faut, je veux arrêter tout cela, dit-elle. Maman ! écoutez-moi. Miss Clack, entendez ce que j’ai à dire ! Je connais la main qui a pris la Pierre de Lune. Je sais, et elle appuya extrêmement sur ce mot, je sais que Godfrey Ablewhite est innocent ! Menez-moi devant le magistrat, et j’en ferai le serment. »

Ma tante me serra la main et me dit à l’oreille :

« Placez-vous entre Rachel et moi, qu’elle ne puisse me voir. »

J’aperçus sur son visage une teinte bleuâtre qui m’effraya ; elle vit que j’étais saisie.

« Quelques gouttes de cette potion me remettront dans une minute ou deux, » dit-elle, en fermant les yeux et s’arrêtant un peu.

Sur ces entrefaites, j’entendis l’excellent M. Godfrey qui raisonnait toujours sa cousine :

« Il ne faut pas que vous soyez compromise dans une affaire semblable ; votre réputation, chère Rachel, est trop précieuse pour la risquer ainsi ; elle doit conserver toute sa pureté. »

Rachel éclata de rire.

« Ma réputation ! s’écria-t-elle ; mais je suis accusée, Godfrey, aussi bien que vous ! Le plus habile officier de police de l’Angleterre affirme que j’ai volé mon diamant. Demandez-lui son opinion, il vous dira que j’ai mis la Pierre de Lune en gage afin de payer mes dettes secrètes. »

Elle s’arrêta, et courut à travers la chambre se jeter aux pieds de sa mère.

« Oh ! maman, maman ! il faut que je sois folle, n’est-ce pas, pour ne pas avouer la vérité après cela ! »

Elle était trop emportée pour s’apercevoir de l’état de sa mère ; elle se releva presque aussitôt, et revint à M. Godfrey :

« Je ne vous laisserai jamais accuser et déshonorer par ma faute, ni vous ni aucun innocent. Si vous ne voulez pas me conduire chez le magistrat, préparez une déclaration constatant votre innocence et je la signerai. Faites comme je vous le dis, Godfrey, ou je l’enverrai aux journaux, j’irai plutôt la crier dans les rues ! »

Je craindrais d’affirmer que ce langage fût celui du remords : il vaut mieux supposer qu’elle avait une attaque de nerfs. Le trop indulgent M. Godfrey, pour la calmer, prit une feuille de papier et dressa la déclaration. Elle la signa avec une ardeur fiévreuse.

« Montrez-la partout, ne songez pas à moi, je vous en supplie, disait-elle en la lui rendant. Je crains, Godfrey, de ne vous avoir pas rendu justice jusqu’à présent ; vous êtes plus généreux, plus désintéressé, enfin meilleur que je ne le croyais. Venez me voir aussi souvent que vous le pourrez, et j’agirai de mon mieux pour réparer le tort que je vous ai fait. »

Elle lui donna la main. Ô faiblesse de notre nature déchue ! non-seulement M. Godfrey s’oublia jusqu’à lui baiser la main, mais il prit en lui répondant un ton de douceur qui, dans un cas pareil, était bien un compromis avec le péché !

« Je viendrai, ma chérie, dit-il, à la seule condition que nous n’aborderons plus ce triste sujet. »

Jamais, que je sache, notre héros chrétien ne s’était montré si peu à son avantage.

En ce moment, un coup violent retentit à la porte de la rue. Je regardai par la fenêtre, et je vis arrêtés devant la maison le Diable, le Monde et la Chair, sous la forme d’une voiture, d’un valet de pied poudré et de trois femmes les plus éhontées dans leur mise que j’aie jamais rencontrées de ma vie.

Rachel tressaillit, chercha à se remettre et traversa la pièce pour se rapprocher de sa mère.

« On vient me chercher pour l’exposition d’horticulture, dit-elle ; un mot, maman, avant que je sorte ; j’espère ne pas vous avoir fait de peine ? »

Faut-il blâmer ou plaindre l’absence de sens moral qui peut amener une question pareille, après tout ce qui venait de se passer ? mes penchants miséricordieux m’inclinent vers la pitié. Les gouttes avaient réussi à rendre des couleurs à ma pauvre tante.

« Non, non, ma chère enfant, répondit-elle. Allez avec nos amies, et amusez-vous. »

Sa fille l’embrassa ; j’avais quitté la fenêtre, et je me trouvais près de la porte lorsque Rachel passa. Un autre changement avait eu lieu chez elle ; elle était en larmes. Je la regardai avec intérêt, et voulus lui dire quelques mots, puisque son endurcissement cédait enfin. Hélas ! ma sympathie reçut un triste accueil.

« Pourquoi me plaignez-vous ? me dit-elle avec amertume ! ne voyez-vous donc pas combien je suis heureuse ? je vais à une charmante exposition, Clack, et j’ai le plus joli chapeau qui existe à Londres ! »

Elle acheva cette sortie dérisoire en m’envoyant un baiser avant de nous quitter.

Je sens que les mots sont insuffisants pour faire comprendre quelle pitié m’inspirait cette pauvre créature égarée ! Mais les expressions manquent presque autant sous ma plume que l’argent dans ma bourse ! Je dirai pourtant que mon cœur saignait pour elle !

En revenant vers la chaise de ma tante, je vis notre cher M. Godfrey en train de chercher quelque chose dans tous les coins de la chambre. Avant que je pusse lui offrir mes services, il avait trouvé ce qu’il voulait. Il retourna vers nous, la déclaration écrite dans une main et une boîte d’allumettes dans l’autre :

« Chère tante, entrez dans ma petite conspiration ! Chère miss Clack, il s’agit d’une pieuse fraude que votre droiture morale elle-même approuvera. Voulez-vous laisser supposer à Rachel que j’accepte le dévouement généreux qui lui a fait signer ce papier ? Et voulez-vous bien être témoins que je le brûle ici en votre présence ? »

Il mit le feu au papier et le laissa consumer.

« Tous les inconvénients qui peuvent résulter pour moi de cet acte ne sont rien, dit-il, en regard de l’importance qu’il y a à soustraire son nom aux commentaires du public ! Là, nous n’avons plus qu’un inoffensif petit tas de cendres, et notre chère et impétueuse Rachel ne saura jamais ce que nous venons de faire ! Comment vous trouvez-vous, mes excellentes amies ? Pour ma part, je me sens joyeux comme un écolier. »

Son charmant sourire rayonnait ; il tendit les mains à ma tante et à moi. J’étais trop émue par la noblesse de sa conduite pour parler ; je fermai les yeux, et, dans une sorte d’ivresse surnaturelle qui m’enlevait au sentiment de moi-même, je portai sa main à mes lèvres ; il me gronda doucement. Ah ! quelle pure et céleste extase ! J’étais perdue dans mes pensées, et lorsque je rouvris les yeux et que je redescendis sur la terre, il avait disparu ; ma tante restait seule dans la pièce.

J’aimerais à m’arrêter ici et à clore ma narration avec ce récit de la belle conduite de M. Godfrey. Malheureusement il me reste encore beaucoup de choses à raconter, et mes engagements vis-à-vis de M. Blake pèsent sans relâche sur moi. Je n’étais pas au bout des pénibles révélations que je devais entendre ce mardi-là durant ma visite à Montagu-Square.

Quand je me trouvai seule avec lady Verinder, j’amenai naturellement, la conversation sur sa santé. Je pris un détour pour lui parler du désir étrange qu’elle avait témoigné de cacher son indisposition à sa fille.

La réponse de ma tante me surprit au dernier point.

« Drusilla, dit-elle (si je ne vous ai pas encore appris mon nom de baptême, permettez-moi de vous le faire connaître ici), vous touchez, sans le savoir, à un sujet très-pénible. »

Je me levai sur-le-champ ; la délicatesse voulait qu’après avoir fait mes excuses, je prisse congé. Lady Verinder m’arrêta et insista pour me faire rasseoir.

« Vous avez surpris par hasard un secret que je n’avais confié qu’à ma sœur, Mrs Ablewhite, et à M. Bruff, l’avoué de la famille. Je puis compter sur leur discrétion, et je suis persuadée également de la vôtre quand vous connaîtrez la position. Avez-vous quelque affaire pressante, Drusilla ? Ou votre temps est-il libre cette après-midi ? »

Il est inutile de dire que je me mis à la disposition de ma tante.

« Restez en ce cas une heure avec moi, dit-elle ; j’ai quelque chose à vous dire qui, je le crois, vous affligera à entendre, et j’aurai ensuite un service à vous demander, si vous n’y avez pas d’objection. »

Il est encore superflu d’ajouter que, loin de là, j’étais tout animée du désir de me rendre utile.

« Vous pourrez attendre ici, continua-t-elle, la visite de M. Bruff qui doit venir à cinq heures, et vous nous servirez de témoin, Drusilla, pour la signature de mon testament. »

Son testament ! Je pensai à la fiole qui se trouvait dans sa boîte à ouvrage et à la teinte livide qui s’était répandue sur ses traits. Une sorte d’intuition prophétique illumina mon esprit et me montra une tombe qui n’étais pas encore creusée ; le secret de ma pauvre tante n’en était plus un pour moi.

Chapitre III
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Mon respect pour lady Verinder m’empêcha de lui laisser soupçonner ce que j’avais deviné avant qu’il lui convînt de m’en parler. J’attendis en silence, et je préparai intérieurement les paroles de pieux encouragement que je comptais placer dans l’occasion. Je me sentis dès lors en mesure d’accomplir mon devoir, quelque douloureux qu’il pût être.

« J’ai été gravement malade, Drusilla, commença par dire ma tante, et ce qui semblera étrange, sans le savoir moi-même. »

Je me souvins des milliers de créatures humaines qui à toute heure sont en danger de mort spirituelle sans s’en rendre compte. Et je craignis fort que ma pauvre tante ne fût de ce nombre !

« Oui, dis-je tristement, oui, chère.

– J’ai amené Rachel à Londres, comme vous le savez, poursuivit-elle, afin de consulter deux docteurs. »

– Deux docteurs ! pensai-je ; comment, dans l’état d’esprit de Rachel, ne pas donner la préférence à un ministre de Dieu ?

« Oui, chère, repris-je, oui. »

– Un de ces deux médecins m’était étranger ; l’autre, ancien ami de mon mari, m’avait toujours porté un sincère intérêt. Après avoir ordonné un traitement pour Rachel, il me dit qu’il désirait me parler en particulier. Je pensai qu’il s’agissait de la santé de ma fille, À ma grande surprise, il me prit gravement la main et dit : « Je viens de vous observer, lady Verinder, avec l’intérêt d’un ami et celui d’un médecin, et je crains que vous n’ayez bien plus besoin de soins que « votre fille. » Il me posa ensuite quelques questions auxquelles je répondis assez légèrement jusqu’à ce que je visse que je l’affligeais, et il finit par obtenir de moi la promesse de le recevoir accompagné d’un autre docteur de ses amis, le jour suivant, à l’heure où Rachel serait sortie. Les deux médecins, à la suite de cette visite, me firent connaître, avec d’affectueux ménagements, ce qu’ils pensaient de mon état. Ils me dirent qu’un temps précieux avait été perdu, qu’on ne pourrait jamais le regagner, et que leur art était désormais impuissant contre mon mal. Depuis plus de deux ans, je souffrais d’une affection du cœur qui peu à peu avait détruit ma santé sans qu’aucun symptôme, eût pu éveiller mon inquiétude. Il y a des chances pour que je vive encore plusieurs mois, mais la mort peut aussi me surprendre d’un instant à l’autre ; les docteurs n’osent se prononcer en termes plus précis. Il serait inutile de dire, ma chère, que depuis cet arrêt je n’ai pas traversé des moments douloureux, mais je suis plus résignée que je ne l’étais d’abord, et je m’occupe à régler mes affaires en ce monde. Mon désir le plus vif est que Rachel reste dans l’ignorance de mon état : si elle le connaissait, elle attribuerait la destruction de ma santé aux soucis de l’affaire du diamant, et se reprocherait amèrement, pauvre enfant, ce qui n’est en rien de sa faute, puisque les médecins sont d’accord qu’il y a plus de deux ans, si ce n’est trois, que le mal a débuté. J’espère que vous me garderez le secret, Drusilla, car je vois que vous ressentez de l’intérêt et de la pitié pour moi. »

Intérêt ! pitié ! Oh ! comment éprouver ces sentiments païens ; lorsqu’on est une Anglaise solidement attachée à ses croyances chrétiennes ?

Ma pauvre tante ne se doutait guère qu’un flot de sainte reconnaissance inondait mon âme à mesure que son triste récit approchait de sa fin. Quelle carrière d’utilité ouverte devant moi ! Une parente bien-aimée, une créature mortelle comme moi, à la veille de faire le grand voyage sans être aucunement préparée à cette épreuve, était amenée par un hasard providentiel à s’ouvrir à moi ! Avec quelle satisfaction je me rappelais que les amis ecclésiastiques sur lesquels je pouvais compter étaient au nombre non d’un ou deux, mais de vingt ou trente ! Je pris ma tante dans mes bras, car ma tendresse avait besoin en ce moment d’une pareille démonstration.

« Oh ! lui dis-je avec ferveur, quel intérêt inimaginable vous m’inspirez ! Quel bien j’espère pouvoir vous faire avant la grande séparation ! »

Après quelques mots d’encouragement sérieux, je lui donnai le choix entre trois de mes amis les plus chers, qui tous s’occupaient sans relâche d’œuvres de miséricorde dans notre voisinage ; tous également inépuisables dans leurs exhortations, et prêts à entreprendre cette sainte tâche au moindre signal de ma part. Hélas ! mon zèle fut loin d’être récompensé. La pauvre lady Verinder parut surprise et effrayée. À tout ce que je pus lui dire, elle se contenta d’opposer la banale objection des mondains, à savoir, qu’elle n’était pas assez forte pour voir des étrangers.

Je cédai, quoique, bien entendu, pour le moment seulement.

Ma grande expérience (je suis, comme lectrice et visiteuse, sous la direction d’au moins quatorze amis ecclésiastiques !) m’apprenait que ce cas-ci demandait également une préparation à l’aide de lectures. Je possédais une petite bibliothèque d’ouvrages, tous applicables à la circonstance actuelle, et tous capables d’éveiller, d’animer, de préparer, d’éclairer et de fortifier ma tante.

« Vous lirez au moins, chère âme, n’est-ce pas ? dis-je de mon ton le plus persuasif ; vous lirez si je vous apporte mes précieux livres ? Les feuillets sont pliés à tous les passages remarquables, ma tante, et marqués au crayon partout où vous devrez vous arrêter en vous demandant : « Cela s’applique-t-il à moi ? »

Telle est l’influence païenne du monde que même ce simple appel parut troubler ma tante. Elle me dit :

« Je ferai ce que je pourrai, Drusilla, afin de vous être agréable, » mais cela sur un ton de surprise bien instructif et effrayant pour qui l’entendait.

Il n’y avait pas un moment à perdre ; l’horloge m’avertissait que j’avais juste le temps de courir chez moi, de me munir d’un choix de lectures, disons seulement d’une douzaine de livres, et de revenir à point pour l’arrivée de l’avoué et la signature du testament de lady Verinder. Je promis d’être ponctuellement de retour à cinq heures, et je partis tout entière à mon œuvre de charité.

Lorsque je n’ai en vue que mes modestes intérêts privés, je me contente de me servir de l’omnibus ; permettez-moi de vous faire observer à quel point l’amitié pour ma tante me dominait, puisque j’allai jusqu’à prendre un cab !

J’arrivai chez moi, je choisis et j’annotai la première série de lectures, puis je revins à Montagu-Square avec mon sac rempli d’une douzaine d’ouvrages dont, j’en suis fermement convaincue, on ne trouverait l’équivalent dans aucune autre littérature d’Europe. Je payai au cocher du cab exactement sa course, et il reçut son argent avec un jurement ; sur quoi je lui tendis immédiatement un traité ; si j’eusse braqué un pistolet chargé sur ce misérable, il n’eût pu avoir l’air plus consterné ; il remonta sur son siège avec une exclamation de fureur et fouetta son cheval. Tout cela se passa en pure perte, je suis heureuse de le dire ! En dépit de lui, le bon grain avait été semé ; j’avais jeté un second traité dans l’intérieur de son cab.

À ma grande satisfaction, le domestique qui m’ouvrit la porte ne se trouva pas être la personne aux bonnets enrubannés : ce fut le valet de pied ; il m’apprit que le docteur était encore auprès de lady Verinder. M. Bruff, lui, venait d’arriver et attendait dans la bibliothèque. On m’y fit entrer aussi.

M. Bruff parut étonné de me voir. C’est l’avoué de la famille, et nous nous étions rencontrés plus d’une fois chez lady Verinder. Je regrette de dire que cet homme avait vieilli et blanchi au service du monde ; dans ses heures de travail, il se montrait le prophète de la Loi et de Mammon, et il eût été aussi capable pendant ses heures de loisir de lire un roman que de déchirer un traité.

« Êtes-vous à demeure ici, miss Clack ? » me demanda-t-il en jetant un coup d’œil sur mon sac de nuit.

Révéler à un pareil homme le précieux contenu de mon sac n’eût été rien moins que provoquer une de ses sorties profanes. Je m’abaissai à son niveau et je lui expliquai ce qui m’appelait dans cette maison.

« Ma tante m’a appris qu’elle désirait signer son testament et elle a eu la bonté de me demander d’être un de ses témoins.

– Ah ! vraiment, eh bien, miss Clack, vous pouvez accepter, vous avez bien plus de vingt-et-un ans, et je ne vous vois pas le moindre intérêt pécuniaire dans le testament de lady Verinder. »

Pas le moindre intérêt pécuniaire ! Oh ! que je fus reconnaissante en l’entendant parler ainsi ! Si ma tante (elle qui possédait des millions) avait songé à une pauvre femme pour qui cinq livres sont une affaire, si mon nom avait paru dans cet acte avec un petit legs y joint, mes ennemis eussent pu incriminer les motifs si purs qui m’avaient fait dépouiller ma bibliothèque et prélever sur mes maigres ressources l’extravagante dépense d’un cab ; mais le sceptique le plus endurci ne pourrait plus devant cette déclaration conserver même un doute. Oh ! certes, il valait mille fois mieux qu’il en fût ainsi.

Je fus tirée de ces consolantes réflexions par la voix de M. Bruff ; mes méditations semblaient peser à ce mondain, et le forcèrent presque malgré lui à m’adresser la parole :

« Miss Clack, quelles sont les dernières nouvelles qui se débitent dans les réunions de charité ? comment va votre ami M. Godfrey Ablewhite, depuis son aventure de Northumberland-Street ? On en raconte de belles à mon club sur le compte de ce pieux gentleman. »

J’avais négligé la manière dont cet individu avait parlé de mon âge et de la situation désintéressée que me faisait le testament de ma tante ; mais le ton qu’il se permit de prendre en parlant du digne M. Godfrey dépassa la mesure de ma patience. Après ce que j’avais vu et entendu ce jour-là même, je croyais de mon devoir d’affirmer l’innocence de mon incomparable ami quand l’occasion s’en présenterait. À cette obligation se joignait, je l’avoue, dans le cas présent, le désir d’infliger un châtiment sévère à M. Bruff.

« Je vis fort en dehors du monde, dis-je, et je ne possède pas l’avantage comme vous, monsieur, de faire partie d’un club. Mais je me trouve connaître parfaitement l’histoire dont vous voulez parler ici, et je sais aussi que jamais plus vile calomnie ne fut inventée.

– Oui, oui, miss Clack, vous avez foi en votre ami, c’est tout simple ; mais M. Ablewhite ne trouvera pas le monde aussi facile à convaincre que des dames de charité. Les apparences sont toutes contre lui ; il était dans la maison lorsque le diamant fut perdu, et il est la première personne qui part pour Londres aussitôt après. Vilaines circonstances, miss Clack, lorsqu’on les rapproche des derniers événements. »

J’eusse dû, je le sais, lui donner des éclaircissements avant de le laisser continuer ; j’aurais pu lui dire qu’il parlait dans l’ignorance du témoignage favorable apporté par la personne la plus en mesure d’établir l’innocence de M. Godfrey ; mais, hélas ! la tentation de faire tomber l’avoué dans son propre piège fut trop forte pour moi ! Je lui demandai de l’air le plus naïf ce qu’il voulait dire par « les derniers événements. »

« J’entends par là, miss Clack, les événements auxquels les Indiens sont mêlés, continua M. Bruff, abusant de plus en plus des avantages qu’il croyait avoir sur moi. Que font les Indiens dès qu’ils sont sortis de prison ? ils vont droit à Londres et droit à M. Luker. Que s’ensuit-il ? M. Luker conçoit des inquiétudes pour la sûreté « d’un joyau de prix » que sa maison recèle, et il le met en dépôt chez ses banquiers sous une dénomination vague. Cela est fort habile, mais les Indiens le sont au moins autant de leur côté. Ils soupçonnent que « le joyau de prix » a changé de cachette, et pour éclaircir leurs soupçons ils s’arrêtent à un moyen singulièrement hardi, mais décisif. Qui saisissent-ils ? qui fouillent-ils ! Non-seulement M. Luker, ce qui serait assez plausible, mais encore M. Godfrey Ablewhite, Pourquoi ? L’explication donnée par M. Luker est qu’ils ont agi sur des données fausses, après l’avoir vu parler accidentellement à M. Godfrey. C’est absurde ! Une demi-douzaine de gens a parlé ce matin-là à M. Luker ; pourquoi ne les a-t-on pas suivis aussi, pour les faire tomber dans un piège préparé ? Non, non, la conclusion à tirer de là ne peut être autre que celle-ci : le joyau intéressait particulièrement M. Ablewhite aussi bien que M. Luker, et les Indiens ne sachant lequel des deux en disposait n’avaient dans le doute d’autre parti à prendre que de les fouiller tous deux. L’opinion publique, miss Clack, raisonne ainsi, et l’opinion publique dans cette occasion-ci ne sera pas aisément réfutée. »

En prononçant ces derniers mots, il avait l’air si pénétré de son infaillibilité mondaine, que je ne pus résister (je l’avoue à ma honte) à la tentation de le laisser s’enfoncer un peu plus avant de le confondre.

« Je n’ai pas la prétention d’argumenter avec un homme de loi aussi habile que vous, monsieur, lui dis-je. Mais n’est-ce pas être injuste envers M. Ablewhite que de passer sur l’opinion du célèbre agent de police qui a conduit l’enquête ? Dans l’esprit du sergent Cuff, il n’est pas resté l’ombre d’un soupçon contre personne, sauf contre miss Verinder.

– Est-ce que vous voudriez me faire comprendre, miss Clack, que vous partagez l’opinion du sergent ?

– Je ne juge personne, monsieur, et n’exprime pas d’opinion.

– Et moi, madame, je me rends coupable de ces deux énormités. Je juge que le sergent est entièrement dans l’erreur, et j’exprime l’opinion que, s’il avait connu le caractère de Rachel comme je le connais, il eût accusé la maison tout entière, sauf elle. J’admets ses défauts ; elle est concentrée et volontaire, bizarre, sauvage ; elle ne ressemble pas aux autres filles de son âge. Mais avec cela, vraie comme l’or, et pleine d’élévation, de caractère et de générosité. Si une chose m’était garantie par les témoignages les plus évidents, et que la parole d’honneur de Rachel en affirmât une autre, je m’engagerais sur sa parole, tout vieil avoué que je suis ; c’est beaucoup dire, miss Clack, mais je pense tout ce que je vous dis là.

– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, monsieur Bruff, lui dis-je, ne pourriez-vous me rendre votre pensée plus sensible par un exemple ? Supposez que miss Verinder s’intéresse d’une façon inouïe à l’aventure de MM. Ablewhite et Luker, supposez encore qu’elle ait fait les questions les plus étranges à propos de ce scandale, et qu’elle ait montré l’agitation la plus inexplicable lorsqu’elle a vu la tournure que prenait cette mystérieuse affaire ?

– Supposez tout ce qu’il vous plaira, miss Clack, rien n’ébranlera ma confiance en Rachel Verinder.

– Doit-on réellement la croire autant que cela ?

– Tout autant que cela.

– Alors, permettez-moi de vous apprendre, monsieur Bruff, que M. Godfrey Ablewhite était ici il n’y a pas deux heures, et que miss Verinder a affirmé l’innocence de son cousin par rapport à la Pierre de Lune, dans les termes les plus énergiques que j’aie jamais entendu employer par une jeune fille. »

Je savourai mon triomphe avec une satisfaction trop profane, je le crains, en voyant la confusion et la stupeur dans lesquelles ce peu de mots venait de plonger M. Bruff. Il se leva soudain comme mû par un ressort et me regarda sans parler. Quant à moi, impassible, je restai assise et je lui décrivis toute la scène qui s’était passée sous mes yeux.

« Et maintenant, que direz-vous de M. Ablewhite ? demandai-je du ton le plus doux, lorsque j’eus terminé mon récit, – Si Rachel a protesté de l’innocence de M. Godfrey, je n’hésite pas à dire que j’y crois aussi fermement que vous le faites. J’aurai été trompé par les apparences comme le public, et je réparerai mon erreur de mon mieux en réfutant la calomnie partout où elle frappera mes oreilles. Permettez-moi en même temps de vous complimenter sur le talent supérieur avec lequel vous m’avez accablé du feu de toutes vos batteries au moment où je m’y attendais le moins. Vous auriez réussi à souhait dans ma profession, madame, si vous aviez été un homme. »

Après ce compliment, il s’éloigna de moi et se mit à arpenter le salon avec irritation. Je voyais bien que l’aspect nouveau sous lequel je venais de lui faire envisager la question l’avait grandement surpris et mécontenté. Quelques expressions, échappées de ses lèvres au fur et à mesure qu’il s’absorbait dans ses réflexions, me démontrèrent quelle opinion injurieuse il s’était formée du bon M. Godfrey. Il avait été jusqu’à le soupçonner de s’être approprié le diamant, et la conduite de Rachel s’expliquait à ses yeux par la généreuse intention de cacher le crime de son cousin. Maintenant le témoignage de miss Verinder (autorité irréfragable, selon M. Bruff) faisait crouler cet édifice de suppositions injustes. L’habile légiste était en proie à une perplexité intérieure qu’il ne put me dérober.

« Quel cas singulier ! l’entendis-je se dire à lui-même, en battant la marche sur les vitres des fenêtres ; non-seulement on ne peut y trouver d’explication, mais les conjectures elles-mêmes viennent échouer devant ce problème. »

Aucune de ces paroles ne nécessitait de réplique de ma part, et pourtant j’y répondis ! Il semblera absurde que je ne pusse laisser M. Bruff en paix, et d’une singulière perversité que, dans ce qu’il venait de dire, j’eusse découvert une nouvelle occasion de lui être désagréable. Ah ! mes amis ! rien n’est impossible à la nature corrompue, lorsque nous lui permettons de prendre le dessus !

« Veuillez me pardonner si je trouble vos réflexions, dis-je à M. Bruff, mais il y a certainement une conjecture que vous n’avez pas faite encore ?

– Cela se peut, miss Clack ; j’avoue ne pas la connaître.

– Avant que j’eusse le bonheur, monsieur, de vous convaincre de l’innocence de M. Ablewhite, vous citiez comme une des preuves à l’appui de sa culpabilité sa présence dans la maison lors de la perte du diamant. Permettez moi de vous rappeler que M. Franklin Blake s’y trouvait également pendant ces événements. »

Le vieux mécréant quitta la fenêtre, prit une chaise vis-à-vis de la mienne, et me regarda avec un sourire dur et mauvais :

« Vous n’êtes pas un homme de loi aussi remarquable que je le supposais, miss Clack ; vous ignorez l’art de laisser les gens en repos.

– Je crains de ne pouvoir jamais vous égaler, monsieur Bruff, dis-je modestement.

– Vraiment, miss Clack, vous ne réussirez pas une seconde fois. Vous savez parfaitement l’amitié que j’éprouve pour Franklin Blake, mais peu importe. Je vais accepter votre point de vue avant que vous puissiez vous retourner contre moi. Vous avez raison, madame : j’ai soupçonné M. Ablewhite sur des apparences qui jusqu’à un certain point pourraient également s’élever contre M. Blake. Très-bien ; accusons-le de concert. Disons même qu’il est tout à fait digne de lui de voler la Pierre de Lune. La seule question qui reste à examiner, c’est s’il avait un intérêt à le faire.

– Les dettes de M. Franklin, remarquai-je, sont connues de toute la famille.

– Et celles de M. Ablewhite n’en sont pas encore là, cela est vrai. Mais il existe deux petites difficultés à votre théorie, miss Clack. Je m’occupe des affaires de Franklin Blake, et je suis charmé de vous apprendre que la grande majorité de ses créanciers, connaissant la fortune de son père, se contentent de toucher l’intérêt de leur argent et d’attendre leur payement futur ; voilà une première objection assez sérieuse en elle-même. Reste la seconde, plus forte encore à détruire. Je tiens de lady Verinder elle-même que sa fille était décidée à épouser Franklin Blake avant la disparition de cet infernal diamant indien. Bien qu’elle l’eût alternativement, attiré et repoussé avec la coquetterie d’une jeune fille, elle avait avoué à sa mère qu’elle aimait son cousin, et la mère avait confié le secret à Franklin. Le voilà donc, miss Clack, avec ses créanciers tous disposés à attendre, et la certitude d’épouser une héritière. Amusez-vous à le regarder comme un coquin, mais dites-moi pourtant quel intérêt il aurait eu à voler la Pierre de Lune ?

– Le cœur humain est un abîme, répondis-je doucement, qui pourrait le sonder ?

– En d’autres termes, madame, bien que n’ayant pas l’ombre d’un motif pour voler le diamant, il peut bien l’avoir pris en dépit de tout, par un effet de sa dépravation naturelle. Très-bien ; mettons qu’il l’a fait ; mais au nom de tous les diables…

– Pardon, monsieur Bruff : si j’entends encore nommer le démon de cette manière, je me verrai forcée de quitter la place.

– C’est moi qui vous prie de m’excuser, miss Clack ; je veillerai désormais avec plus de soin sur mes expressions. Tout ce que je vous demanderai est ceci : pourquoi, toujours en supposant Franklin Blake l’auteur du vol, ne quitte-t-il pas la maison, et est-il le promoteur le plus actif des recherches faites dans le but de retrouver le joyau ? Vous me répondrez que le rusé coquin cherchait ainsi à détourner les soupçons ; moi, je dis que cette précaution était inutile, puisque personne ne songeait à le soupçonner. Il vole donc d’abord, sans la moindre nécessité, par suite de sa perversité naturelle ; puis, quand la Pierre de Lune a disparu, il prend dans cette affaire un rôle parfaitement inutile et qui le conduit, toujours sans la moindre nécessité, à offenser mortellement la jeune personne que sans cela il allait épouser. Voilà à quelles conséquences insensées vous aboutissez forcément si vous persistez à imputer le vol du diamant ! Franklin Blake. Non, non, miss Clack, après ce qui s’est passé ici aujourd’hui, le mot de l’énigme reste plus introuvable que jamais. L’innocence de Rachel, sa mère et moi en sommes convaincus, est hors de doute ; celle de M. Ablewhite l’est également, puisque Rachel en répond, et l’innocence de Franklin se prouve d’elle-même ; d’un côté, nous sommes certains de ces trois points ; de l’autre, nous sommes également sûrs que quelqu’un a apporté le diamant à Londres, et que M. Luker ou son banquier en est actuellement le détenteur. Que servent mon expérience et celle d’autrui dans un dilemme pareil ? Il vous déconcerte, il confond tout le monde ! »

Non, pas tout le monde ; le sergent Cuff lui ne s’était pas laissé déconcerter ; j’allais le rappeler à M. Bruff avec tous les ménagements nécessaires, et en protestant bien que je ne songeais nullement à entacher la réputation de Rachel, lorsque le valet de pied vint nous prévenir que le docteur était parti et que ma tante nous attendait. Cela coupa court à la discussion. M. Bruff réunit ses papiers : il avait l’air un peu fatigué de ses efforts de conversation ; je repris mon sac de précieuses brochures, et il me semblait que j’aurais pu parler encore pendant des heures. Nous nous dirigeâmes en silence vers la chambre de lady Verinder.

Permettez-moi d’ajouter ici qu’en rapportant les choses telles qu’elles se sont passées entre l’avoué et moi, j’ai eu un but en vue. Aux termes de mes instructions, la part de narration qui me revient dans la scandaleuse histoire de la Pierre de Lune m’oblige non-seulement à dire dans quelle voie étaient entrés les soupçons, mais encore à nommer les personnes que ces soupçons atteignaient, à l’époque où l’on croyait que le diamant était à Londres.

Un compte-rendu fidèle de ma conversation avec M. Bruff m’a paru réunir ces conditions essentielles ; il possède en même temps l’avantage de me forcer à un sacrifice d’amour-propre personnel et coupable. J’ai dû avouer que ma nature pécheresse avait pris le dessus ; en faisant cet humiliant aveu, je remporte une victoire sur ma nature déchue, l’équilibre moral se rétablit, mon milieu spirituel s’éclaircit ; mes chers amis ; je respire, nous pouvons poursuivre.

Chapitre IV
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La signature du testament prit beaucoup moins de temps que je ne l’avais supposé ; je trouvai qu’on y apportait une hâte indécente. Samuel, le valet de pied, servit de second témoin, et la plume fut placée entre les mains de ma tante. J’avais grande envie de dire quelques mots appropriés à cette solennelle circonstance. Mais les manières de M. Bruff me convainquirent qu’il était plus sage de me contenir tant qu’il serait là. En moins de deux minutes tout fut terminé, et Samuel redescendit sans avoir eu le bénéfice de la petite allocution que j’aurais pu faire.

M. Bruff plia le testament, et regarda de mon côté, s’étonnant sans doute que je ne le laissasse pas seul avec ma tante ; mais j’avais ma mission charitable à remplir, et mon sac de précieux traités reposait sur mes genoux. Autant eût valu essayer de remuer la cathédrale de Saint-Paul qu’entreprendre de m’éloigner de la chambre. Il avait un mérite, dû à son éducation mondaine, mais que je ne nie pourtant pas, il voyait tout de suite l’état des choses. Je parus lui faire la même impression qu’au cocher du cab ; lui aussi murmura une expression profane, mais il se retira en toute hâte, et me laissa maîtresse du terrain.

Dès que nous fûmes seules, ma tante s’étendit sur le canapé, puis revint avec quelque embarras sur le sujet de son testament.

« J’espère, ma chère Drusilla, me dit-elle, que vous ne vous croyez pas oubliée ; je compte vous remettre personnellement mon petit legs. »

Je vis là une occasion unique et la saisis sur l’heure. J’ouvris mon sac, et je pris la publication qui se trouvait sur le dessus ; c’était une des premières éditions (la vingt-cinquième seulement) du célèbre livre anonyme qu’on croit pouvoir attribuer à l’incomparable miss Bellows, et qui est intitulé : Le serpent dans la maison. Comme les lecteurs mondains ignorent peut-être le plan de ce livre, je leur dirai qu’il a pour but de nous montrer comment l’esprit du mal nous guette dans toutes les actions en apparence les plus innocentes de notre vie quotidienne. Les chapitres les mieux appropriés aux besoins des femmes sont : « Satan dans votre brosse ; Satan derrière la glace ; Satan sous la table à thé ; Satan à la fenêtre » et beaucoup d’autres aussi heureusement choisis.

« Veuillez prêter quelque attention à ce précieux livre, ma bonne tante, et vous m’aurez donné tout ce que je puis désirer le plus. »

En parlant ainsi, je lui tendis le livre tout ouvert à un passage d’une éloquence brûlante que j’avais souligné et qui avait pour sujet : « Satan sous les coussins de votre canapé. »

La pauvre lady Verinder, paresseusement étendue sur son sofa, donna un coup d’œil au livre et me le rendit d’un air plus embarrassé que jamais.

« J’ai peur, Drusilla, dit-elle, qu’il me faille attendre d’être mieux pour lire cela. Le docteur… »

Du moment où elle nommait le docteur, je compris ce qui allait suivre ; que de fois dans mon expérience des malades n’avais-je pas vu des membres du corps médical, trop connu pour son impiété, s’opposer à ma mission auprès de ceux de mes semblables qui étaient sur le point de périr, sous le misérable prétexte que le malade avait besoin de repos, et que l’émotion qu’ils redoutaient le plus pour lui était celle que pouvaient causer miss Clack et ses livres !

Je voyais de nouveau le matérialisme aveugle, cherchant à la dérobée à m’enlever le seul droit de propriété que ma pauvreté pût revendiquer, le droit de la propriété spirituelle sur l’âme de ma tante.

« Le docteur me dit, continua cette pauvre créature égarée, que je suis moins bien ce soir. Il m’a défendu de voir des étrangers, et il désire, si je lis, que je ne fasse que des lectures faciles ou amusantes. « Abstenez-vous, lady Verinder, de tout ce qui pourrait fatiguer votre tête ou activer votre pouls. » Telles ont été ses dernières paroles, Drusilla, lorsqu’il m’a quittée tout à l’heure. »

Il ne me restait qu’à céder pour le moment. Toute tentative pour démontrer la supériorité de mon ministère sur celui des médecins n’eût servi qu’à pousser le docteur à profiter de la faiblesse humaine pour menacer sa malade, en cas de désobéissance, de lui retirer ses soins. Il existe heureusement plus d’un moyen de faire le bien, et peu de personnes sont plus versées que moi dans l’art de semer le bon grain.

« Vous pourrez vous sentir plus forte dans une heure ou deux, chère ; ou demain matin peut-être vous éveillerez-vous sentant que quelque chose vous manque, et alors ce modeste volume se trouvera à votre portée. Vous me permettrez de vous laisser ce livre, n’est-il pas vrai ? (Le docteur ne saurait s’y opposer. »

Je le glissai sous les coussins, visible à moitié, près de son mouchoir et de son flacon ; de cette façon, chaque fois que sa main chercherait un de ces objets, elle toucherait le livre, et tôt ou tard le livre la toucherait. Cette précaution prise, je pensai à me retirer.

« Je vais vous quitter, chère tante ; reposez-vous bien, et je viendrai demain. »

En disant cela, je regardai par hasard du côté de la fenêtre qui était remplie de fleurs dans des jardinières. Lady Verinder avait la passion de ces trésors périssables et se levait souvent pour aller les voir ou les respirer. Une nouvelle idée traversa mon esprit.

« Puis-je prendre une fleur ? » dis-je, et je me dirigeai vers la fenêtre.

Au lieu de cueillir une fleur, j’en ajoutai une, en ce sens que je plaçai un autre livre de ma collection entre les roses et les géraniums pour y attendre ma tante. Une heureuse inspiration me vint ensuite :

« Pourquoi ne pas faire de même pour elle, pauvre âme, partout où elle entrera ? »

Je lui fis donc mes adieux aussitôt ; et traversant l’antichambre, je me glissai vers la bibliothèque. Samuel qui venait m’ouvrir supposa que j’étais sortie et redescendit. Je remarquai sur la table deux de ces livres amusants recommandés par l’impie docteur. Je les couvris à l’instant de deux de mes précieuses brochures ; dans le parloir du déjeuner se trouvait le serin favori de ma tante ; elle avait l’habitude de lui donner à manger elle-même, et le séneçon l’attendait placé sur une table sous la cage ; sur-le-champ je mis un livre au milieu du séneçon. Dans le salon j’eus l’occasion de loger plus convenablement le précieux contenu de mon sac. Les morceaux de musique que ma tante aimait le plus étaient amoncelés sur le piano. Je glissai deux de mes brochures au milieu des partitions. J’en déposai une autre dans le salon du fond sous une broderie inachevée et que je savais être l’ouvrage de lady Verinder. Une petite pièce ouvrait sur le second salon et n’en était séparée que par des portières ; le vieil éventail de ma tante se voyait sur la cheminée ; j’ouvris mon neuvième volume à un endroit tout à fait bien choisi, et j’y posai l’éventail en guise de signet.

Je me demandai ensuite si je risquerais de monter à l’étage des chambres à coucher, et de me faire peut-être insulter par la personne aux rubans extravagants, si elle me surprenait dans ces parages. Mais qu’était-ce que cela pour une chrétienne ! Je montai, préparée à tout. Tout y était silencieux et solitaire : les domestiques prenaient sans doute le thé à ce moment-là. La chambre de ma tante était sur le devant, et l’on y voyait, suspendue au mur en face du lit, la miniature de mon excellent oncle feu sir John ; il semblait me sourire et me dire :

« Drusilla, déposez encore un livre. »

Des tables entouraient le lit, couvertes d’objets que ma tante, qui dormait mal, croyait lui être nécessaires. Je plaçai un livre sous la boite à allumettes et un autre sous une boîte de pastilles de chocolat ; ainsi, qu’elle eût besoin de lumière ou d’une nourriture légère, elle rencontrerait sous ses yeux ou sous sa main une pieuse lecture dont l’éloquence muette lui dirait :

« Essayez de moi, essayez de moi. »

Il ne restait plus qu’un seul livre au fond de mon sac, et une seule pièce à explorer. C’était la salle de bain, sur laquelle ouvrait la chambre à coucher. Je m’y hasardai, et la sainte voix intérieure qui ne trompe jamais me cria :

« Vous l’aurez suivie partout, Drusilla ; qu’elle vous rencontre encore ici, et votre œuvre sera achevée. »

Je remarquai une robe de chambre jetée sur la chaise ; elle avait une poche, et dans cette poche je mis mon dernier livre. Les paroles seraient impuissantes à rendre l’exquise satisfaction que me fit goûter le sentiment du devoir accompli, quand je me fus glissée furtivement hors de la maison et que je me retrouvai dans la rue, mon sac vide à la main ! Oh ! mes amis mondains, vous qui poursuivez le fantôme du plaisir, à travers les dangers de la dissipation, qu’il est aisé d’être heureux, si vous voulez être bons !

Lorsque je pliai mes vêtements pour la nuit, et que je réfléchis sur les vraies richesses que je venais de semer d’une main si prodigue du haut en bas de la demeure de mon opulente parente, je vous assure que je me sentis aussi légère que si j’étais revenue aux jours de mon enfance. J’avais le cœur si gai que je chantai un verset de l’Hymne du soir ; mon ravissement était tel que je m’endormis avant de pouvoir finir le second : je vous le dis, la satisfaction de l’enfance, une enfant ! Ainsi se passa cette heureuse nuit. En me levant le lendemain matin, combien je me sentis pleine de jeunesse ! Je pourrais ajouter : combien j’avais l’air jeune ! si j’étais capable de m’arrêter sur ce qui concerne mon corps périssable ; mais je ne commettrai pas cette énormité, je n’ajouterai rien. Vers l’heure du luncheon, je mis mon chapeau pour me rendre à Montagu-Square. Je choisis ce moment parce que c’était celui où j’étais le plus certaine de trouver ma tante, et nullement parce qu’il me permettait de satisfaire ma sensualité. Pendant que je m’apprêtais, la servante du logement que j’occupais entra et me dit :

« Le domestique de lady Verinder désire voir miss Clack. »

Je vivais à cette époque à un rez-de-chaussée ; et le parloir de la façade me servait de petit salon, bien petit, bien bas de plafond, très-pauvrement meublé, mais si propre, et si bien rangé ! J’allai dans le passage voir ce que désirait le messager de lady Verinder. Elle m’envoyait le valet de pied Samuel. Ce jeune homme avait des manières polies et obligeantes, une figure fraîche et des yeux dont l’expression laissait voir qu’il eût été apte à recevoir une pieuse instruction. Je m’étais toujours senti de l’intérêt pour l’âme de Samuel et je désirais essayer sur lui l’effet de quelques paroles sérieuses ; Je profitai de l’occasion pour l’engager à entrer dans mon salon. Il entra, un gros paquet sous le bras ? lorsqu’il le déposa, il parut effrayé :

« Les compliments de milady, miss ; on m’a chargé de vous dire que vous trouveriez une lettre dans l’intérieur du paquet. »

Une fois sa commission faite, je fus surprise de voir ce jeune homme disposé à s’enfuir au plus vite.

Je le retins et je lui fis quelques questions amicales : Pourrais-je voir ma tante, si j’allais chez elle ? Non, elle était sortie en voiture, avec miss Rachel, et M. Ablewhite les accompagnait. Sachant combien le labeur charitable de M. Godfrey souffrait de ses retards, je déplorai qu’il allât se promener comme un oisif. J’arrêtai Samuel près de la porte et lui adressai encore quelques questions empreintes de bienveillance ; miss Rachel devait aller le soir au bal et M. Ablewhite l’accompagnerait, après avoir pris le café à Montagu-Square. On annonçait un concert très-couru pour le lendemain ; Samuel avait l’ordre de prendre des places pour une nombreuse compagnie, y compris un billet pour M. G. Ablewhite.

« Tous les billets risquent d’être pris, miss, dit l’innocent jeune homme, si je ne me hâte pas d’y courir. »

Il sortit précipitamment, me laissant en proie à une foule de pensées inquiètes.

Nous avions convoqué ce soir-là une réunion spéciale de la Société de transformation des vêtements, dans le but d’obtenir l’avis et l’aide de M. Godfrey. Au lieu de soutenir notre association réellement débordée par un flot de pantalons, il s’arrangeait pour passer sa soirée à Montagu-Square, et pour la terminer par un bal ! L’après-midi du lendemain appartenait à la séance du festival de la Société des Dames britanniques pour la répression des amoureux du dimanche ; au lieu d’y assister, lui, l’âme et la vie de cette institution militante, il préférait aller à un concert en compagnie d’une société de mondains ! Je cherchais l’explication de tout cela ; hélas ! cela signifiait que notre héros chrétien se montrait sous un nouvel aspect, et qu’il allait représenter une des erreurs trop communes dans ces temps de tiédeur moderne !

Je reviens au récit de la journée ; en me retrouvant seule dans ma chambre, mon attention fut attirée par le paquet qui avait paru si fort intimider le jeune valet de pied. Ma tante m’aurait-elle envoyé le legs qu’elle m’avait promis ? M’aurait-elle constituée héritière de vieux vêtements démodés, de cuillers d’argent bosselées, de bijouterie mise au rebut, ou d’autres objets de ce genre ? J’étais préparée à tout accepter sans en être blessée ; j’ouvris donc le paquet, et qu’y trouvai-je ? Les douze précieuses publications que j’avais semées la veille dans la maison de Montagu-Square et qu’on me renvoyait sur l’ordre du médecin ! Je m’expliquai alors l’embarras de Samuel chargé de cette triste commission et le désir qu’il éprouvait d’en être quitte au plus tôt. Quant à la lettre de ma tante, elle se bornait, pauvre âme, à me dire qu’elle n’osait contrevenir aux ordonnances médicales.

Que restait-il à faire ? Avec mes principes et mon mode, d’éducation, je ne pouvais hésiter un instant.

Le vrai chrétien qui se sent soutenu par sa conscience, une fois engagé dans une carrière de dévouement, ne cède jamais. Ni influence privée ni intérêt public ne nous font la moindre impression, en regard de la mission que nous avons assumée ; des malheurs peuvent résulter de cette mission, des émeutes, des guerres même en être la conséquence ; mais nous poursuivons notre œuvre, entièrement indifférents à toutes les considérations humaines qui peuvent diriger le monde en dehors de nous. Nous sommes au-dessus de la raison, nous bravons le ridicule ; nous ne voyons, ne sentons, n’entendons qu’avec nos yeux, nos cœurs, nos oreilles, jamais avec ceux de l’humanité. Glorieux privilège ! Et comment l’acquiert-on ? Ah, mes amis, épargnez-vous une question inutile ; nous sommes le seul troupeau qui y parvienne, car nous sommes les seuls élus qui ne peuvent jamais se tromper.

Dans le cas de cette pauvre brebis égarée, la voie que devait suivre ma pieuse persévérance se présentait nettement devant moi.

La préparation par le clergé avait échoué contre les répugnances personnelles de lady Verinder, la préparation par les lectures avait rencontré un obstacle dans l’obstination de l’impie docteur ! Ainsi soit-il ! Ce qui restait maintenant à tenter était la préparation par… les petits papiers. En d’autres termes, les livres eux-mêmes ayant été refusés, des extraits choisis de ces mêmes livres, copiés par différentes mains et adressés sous forme de lettres à ma tante, seraient les uns envoyés par la poste, les autres disséminés dans la maison selon le plan suivi hier par moi.

Le déguisement épistolaire les ferait recevoir sans défiance : ces missives seraient ouvertes, et sans doute lues. J’en écrivis quelques-unes moi-même : « Chère tante, puis-je attirer votre attention sur quelques lignes ? etc. » – « Chère tante, la nuit dernière je lisais, et je tombai sur l’admirable passage suivant, etc., etc. » D’autres lettres furent écrites pour moi par mes dignes sœurs et compagnes de labeur de la Société des petits vêtements : « Veuillez excuser, madame, l’intérêt que vous porte, une humble, mais sincère amie. » – « Chère madame, permettrez-vous à une personne sérieuse de venir vous offrir quelques paroles de consolation ? » En multipliant ces appels polis et affectueux, nous ramenions l’attention sur tous les passages importants de mes précieux livres, et notre procédé échappait à la surveillance du docteur matérialiste. Avant que les ombres de la nuit fussent tombées, je possédais une douzaine de lettres d’un effet saisissant, toutes appropriées aux besoins spirituels de ma tante. J’en expédiai aussitôt six par la poste, et j’en gardai six autres dans ma poche pour les distribuer moi même le lendemain.

Dès que deux heures sonnèrent, je m’établis sur le champ de bataille ; je trouvai Samuel à la porte de lady Verinder et lui adressai quelques questions tout affectueuses.

Ma tante avait passé une mauvaise nuit, me fut-il répondu ; elle était couchée sur le sofa dans la pièce où on avait lu le testament, et elle cherchait à dormir un peu.

Je dis que j’attendrais dans la bibliothèque le moment de la voir ; la ferveur de mon zèle me fit oublier de demander des nouvelles de Rachel ! La maison était silencieuse, et le concert devait être commencé depuis longtemps ; je pensai donc qu’elle et ses compagnons de plaisir, y compris, hélas ! M. Godfrey, y étaient tous. Je me dévouai à ma bonne œuvre pendant que j’en avais le loisir et l’occasion.

La correspondance de ma tante, augmentée de mes six lettres, était posée sur la table de la bibliothèque ; elle ne s’était évidemment pas sentie assez forte pour décacheter un courrier si volumineux. Cette pile de missives à ouvrir avait de quoi l’effrayer, pour peu que l’accablement où elle se trouvait durât pendant le reste de la journée. Je posai donc une de mes lettres sur la cheminée, bien en vue et ne pouvant manquer ainsi d’attirer sa curiosité. Je jetai la seconde sur le parquet de la petite salle à manger ; le domestique qui y entrerait croirait que ma tante l’avait laissée tomber et ne manquerait pas de la lui remettre ; le grain semé ainsi au premier étage, je courus en haut pour accomplir mes pieux desseins dans les salons.

Comme j’entrais dans la pièce de devant, j’entendis frapper à la porte de la rue un coup mesuré, discret, aussi peu bruyant que possible. Avant que je pusse rentrer dans la bibliothèque où on me croyait, l’actif jeune valet de pied descendait à l’antichambre et répondait au visiteur. Du reste, peu m’importait, car dans l’état de santé de ma tante, on n’admettrait pas, pensai-je, de visites. À mon grand étonnement, celui qui s’était annoncé par ce léger coup de marteau à la porte parut faire exception à la règle. La voix de Samuel répondit à quelques questions que je ne pus entendre : « En haut, si vous voulez bien, monsieur. » Au même moment, j’entendis des pas d’homme qui montaient l’escalier et s’approchaient du salon. Quel pouvait être ce visiteur privilégié ? Presque à l’instant où je me faisais cette question, il me vint à l’esprit que ce ne pouvait être que le docteur.

Pour tout autre visiteur, je n’aurais vu aucun inconvénient à ce qu’on me trouvât dans le salon, car n’était-il pas naturel que, fatiguée d’attendre dans la bibliothèque, je fusse montée pour me distraire un peu ? Mais ma dignité personnelle me défendait de me rencontrer seule avec l’homme qui m’avait si gravement insultée par le renvoi de mes livres. Je me glissai dans la dernière petite pièce que j’ai indiquée comme communiquant par des portières avec le salon du fond, et je les laissai retomber ; je n’avais qu’à attendre là quelques minutes ; il était évident qu’on viendrait bientôt chercher le docteur pour le conduire chez sa malade.

J’attendis, mais bien plus que quelques minutes ; on entendait le visiteur aller et venir d’un pas agité, et se parler à lui-même. Je crus reconnaître cette voix ; me serais-je trompée, et, au lieu du docteur comme je le supposais, quelle personne y avait-il là ? M. Bruff peut-être ? Non, un pressentiment m’avertit que ce n’était pas M. Bruff. Quel que fût ce visiteur, il continuait son monologue ; j’écartai un tant soit peu les rideaux, et j’écoutai.

J’entendis :

« Je m’y déciderai aujourd’hui même. »

Et la voix qui prononçait ces paroles était celle de M. Godfrey Ablewhite.

Chapitre V
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Ma main laissa retomber le rideau. Mais ne supposez pas, de grâce, que le terrible embarras de ma situation m’occupât uniquement en ce moment.

Je portais un intérêt si fraternel à M. Godfrey que je ne me demandai même pas comment il se faisait qu’il ne fût pas au concert. Non, je pensais seulement aux mots saisissants qui venaient de lui échapper : Je le ferai aujourd’hui même. Il les avait prononcés sur un ton de résolution alarmante. Qu’était-ce donc que ce qu’il allait faire ? Serait-ce quelque chose de plus déplorable encore, de plus indigne de lui que ce qu’il avait fait déjà ? Allait-il apostasier ? Abandonnerait-il la Société maternelle des petits vêtements ? Aurions-nous vu pour la dernière fois son angélique sourire dans le comité ? Fallait-il renoncer à admirer désormais son incomparable éloquence à Exeter-Hall ? La seule idée de conjectures aussi graves s’appliquant à un homme comme lui me causait un tel effroi, que j’allais, je crois, m’élancer de ma cachette et le supplier de s’expliquer, au nom de tous les comités des Dames de Londres, lorsque j’entendis tout à coup une autre voix dans la chambre ; cette voix pénétrait à travers les épais rideaux avec un son dur, hardi, dépourvu de tout charme féminin ; vous l’aurez déjà reconnue, c’était celle de Rachel Verinder.

« Pourquoi êtes-vous monté ici, Godfrey, dit-elle, au lieu d’entrer dans la bibliothèque ? »

Il rit doucement, et répondit :

« Miss Clack est dans la bibliothèque.

– Clack dans la bibliothèque ! » elle s’assit immédiatement sur le canapé ; « vous avez bien raison, Godfrey, nous sommes beaucoup mieux ici. »

Un moment auparavant, j’étais en proie à une véritable fièvre, et ne savais à quoi me résoudre. Tout mon sang-froid me revint alors, et il ne me resta aucune hésitation. Me montrer après ce que j’avais entendu devenait impossible ; me retirer – à moins que ce ne fût dans la cheminée – était une autre impossibilité. Je n’avais que le martyre devant moi ! et je me dus à moi-même d’arranger sans bruit les rideaux, de façon au moins à voir et à entendre ; puis je subis mon martyre en m’inspirant de l’esprit des premiers chrétiens.

« Ne vous mettez pas sur le divan, poursuivit la jeune personne ; approchez une chaise, mon cher Godfrey ; j’aime que les gens auxquels je parle soient placés en face de moi. »

Il prit la chaise voisine, qui était un siège bas, trop petit pour lui, dont la taille était si élevée que jamais je ne vis des jambes paraître autant à leur désavantage.

« Eh bien, fit-elle, que leur avez-vous dit ?

– Exactement ce que vous m’aviez écrit, chère Rachel.

– Que maman n’allait pas bien du tout aujourd’hui, et que je n’aimais pas à la laisser seule pour aller à un concert ?

– Ce sont là les mots mêmes dont je me suis servi ; chacun a été désolé de votre absence, mais a compris parfaitement vos motifs. Ces dames m’ont chargé de leurs amitiés, et de leurs vœux pour que l’indisposition de lady Verinder ne soit que passagère.

Vous ne croyez pas que son état soit sérieux, n’est-ce-pas, Godfrey ?

– Bien loin de là ! je suis certain que dans peu de jours, elle ira bien.

– Je le pense aussi, je me suis un peu effrayée d’abord, mais je vois comme vous. Vous avez été bien aimable d’aller porter mes excuses à des personnes qui vous sont presque inconnues. Mais pourquoi n’êtes-vous pas au concert ? Vous avez fait là un sacrifice bien dur.

– Ne dites pas cela, Rachel ! si vous saviez seulement combien je suis heureux ici, et avec vous ! »

Il joignit les mains et la regarda. Dans la position qu’il occupait, il me faisait face ; je ne puis rendre le malaise que j’éprouvai en voyant sur sa figure exactement la même expression pathétique qui me charmait lorsque, sur la plateforme d’Exeter-Hall, il faisait appel à la charité en faveur de ses semblables malheureux !

« On a de la peine à se défaire de ses mauvaises habitudes, Godfrey ! Mais là, vrai, tâchez donc, pour me faire plaisir, d’abandonner celle de me faire des compliments.

– Je ne vous ai jamais fait de compliments, Rachel, de ma vie. Un amour heureux peut quelquefois parler le langage de la flatterie, mais une passion sans espoir, mon amie, ne dit que la vérité. »

Il approcha sa chaise, et en prononçant les mots : « une passion sans espoir, » il lui prit la main. Il y eut un moment de silence, et sans doute lui, qui pénétrait dans tous les cœurs, avait réussi à toucher le sien. Je commençai à comprendre les mots : « Je me déciderai aujourd’hui même. » Hélas, les esprits habitués aux convenances rigides ne pouvaient manquer de s’expliquer maintenant « ce qu’il ferait ! »

« Avez-vous oublié, Godfrey, nos conventions, lorsqu’à la campagne, vous vous êtes déclaré à moi ? Nous nous promîmes d’être cousins, mais rien de plus.

– Je manque à cet engagement, Rachel, chaque fois que je vous vois.

– Alors, ne me voyez pas !

– C’est parfaitement inutile ! car je manque également à ma promesse toutes les fois que je pense à vous. Oh ! Rachel, vous m’avez dit affectueusement, l’autre jour, que vous m’estimiez plus qu’auparavant ! Suis-je un fou de bâtir quelque espoir sur cette chère parole ? Me traiterez-vous d’extravagant parce que je rêve un jour lointain où vous sentirez quelque tendresse pour moi ? Ne me le dites pas, si cela est ! Laissez-moi mon illusion, ma chérie ! Il me la faut absolument pour me soutenir, me consoler. Je veux la garder si je ne puis jamais obtenir mieux ! »

Sa voix tremblait, et il porta son mouchoir à ses yeux. Encore la scène d’Exeter-Hall ! Il ne manquait rien au parallèle que le public, les applaudissements et le verre d’eau !

Même la nature endurcie de Rachel fut touchée. Je la vis se pencher un peu vers lui, et ce fut avec une douceur inaccoutumée dans la voix qu’elle reprit :

« Êtes-vous donc certain, Godfrey, que vous m’aimiez tant que cela ?

– Certain ! Vous savez ce que j’étais, Rachel, laissez-moi vous dire ce que je suis maintenant ; la vie a perdu tout intérêt pour moi, en dehors de celui que je vous porte. Il s’est opéré en moi une transformation que je ne puis expliquer. Le croirez-vous ? mes occupations de charité me sont devenues insupportables, et lorsque je vois un comité de dames, je voudrais être aux antipodes ! »

Si les annales de l’apostasie offrent un exemple comparable à celui-là, j’avoue, pour mon compte, n’avoir jamais rien rencontré de pareil dans mes lectures. Je songeai à la Société des petits vêtements, je vis passer devant mes yeux la Réunion de surveillance des Amis du dimanche, je me représentai enfin toutes les sociétés de charité trop nombreuses pour les nommer, et dont cet homme était en quelque sorte la clé de voûte. Je plaignis les conseils d’administration féminins, qui ne vivaient et ne respiraient que par M. Godfrey, ce même Godfrey qui vilipendait nos œuvres comme étant un insupportable ennui, et qui avait l’audace de venir déclarer qu’il nous souhaitait aux antipodes ! Mes jeunes amies trouveront un grand encouragement pour elles à persévérer dans la bonne voie, quand elles sauront que, nonobstant mon sévère esprit de discipline, j’eus peine à dévorer en silence ma juste indignation. Je me rends du reste la justice de dire qui je ne perdis pas une syllabe de la conversation. Rachel reprit la parole.

« Vous venez de me faire votre confession, dit-elle ; je voudrais savoir si la mienne pourrait vous guérir de votre malencontreux attachement pour moi. »

Il tressaillit, j’avoue que j’en fis autant ; il pensait sans doute comme moi qu’elle allait dévoiler le mystère de la disparition de la Pierre de Lune.

« Croiriez-vous, à me voir, continua-t-elle, que je suis la personne la plus malheureuse qui soit au monde ? Ce n’est pourtant que l’exacte vérité, Godfrey. Quelle plus grande souffrance peut-il y avoir que de vivre dégradée dans sa propre estime ? Telle est ma vie actuelle.

– Ma bien chère Rachel, il est impossible que vous ayez aucun motif de parler ainsi de vous-même !

– Qu’en savez-vous ?

– Pouvez-vous me faire une pareille question ! Je le sais, parce que je vous connais. Votre silence ne vous a jamais diminuée dans l’estime de vos vrais amis ; la disparition de votre précieux joyau a pu sembler un fait très-étrange ; on a pu s’étonner de vous voir mêlée mystérieusement à cette affaire, mais…

– Parlez-vous de la Pierre de Lune. Godfrey ?

– Je croyais que vous y faisiez allusion, lorsque…

– Je ne faisais allusion à rien de ce genre ; je puis entendre parler du diamant par n’importe qui, sans me sentir humiliée à mes propres yeux. Si jamais la lumière se fait sur l’histoire de la Pierre de Lune, on apprendra que j’ai assumé une terrible responsabilité, on saura que je me suis engagée à garder un cruel secret, mais il sera clair comme le jour que je n’ai rien de bas sur la conscience. Vous m’avez mal comprise, Godfrey, et c’est de ma faute, parce que je ne me suis pas clairement expliquée ; coûte que coûte, je vais parler plus nettement. Supposez que vous n’êtes pas amoureux de moi : supposez que vous aimez une autre personne.

– Oui.

– Supposez que cette femme se rende entièrement indigne de votre amour ; que vous la découvriez, et que vous acquériez la preuve qu’il est honteux pour vous de songer encore à elle. Supposez que le rouge vous monte au visage à la seule pensée de la revoir.

– Oui.

– Et supposez encore qu’en dépit de tout cela vous ne puissiez l’arracher de votre cœur ; que le sentiment qu’elle vous a inspiré, alors que vous croyiez en elle, ne puisse s’anéantir ; que l’amour conçu pour cet être… je ne sais plus comment m’exprimer !… Non ! jamais je ne réussirai à faire comprendre à un homme qu’un sentiment qui me fait horreur à moi-même, me fascine en même temps ; c’est tout à la fois ce qui me fait vivre et ce qui me tue. Laissez-moi, Godfrey ! Il faut que j’aie perdu l’esprit pour parler ainsi. Mais non ! il ne faut pas que vous me quittiez sur une aussi mauvaise impression ; je dois ajouter au moins ce qui peut servir à ma justification. Sachez-le bien ! Il ne sait pas, il ne saura jamais rien de ce que je viens de vous dire. Je ne le reverrai plus, peu m’importe ce qui arrivera ; mais je ne le reverrai jamais, jamais, non, jamais ! Ne me demandez pas son nom ! ne cherchez pas à en savoir davantage ; quittons ce sujet. Êtes-vous assez savant, Godfrey, pour me dire ce qui peut causer chez moi des étouffements comme si je manquais d’air ? Existe-il une espèce de maladie nerveuse qui se caractérise par un flux de paroles au lieu de se manifester par des larmes ? Mais je suis folle, de quelle importance est tout cela pour vous ? Votre sens droit surmontera aisément l’émotion que j’ai pu vous causer. Je pense que vous me jugez maintenant pour ce que je vaux ? Ne faites pas attention à moi, pour l’amour de Dieu ! Ne me plaignez pas ; laissez-moi seule ! »

Elle se détourna soudainement et frappa de ses mains avec emportement le dos du canapé. Sa tête tomba sur les coussins ; elle se mit à sangloter. Avant que j’eusse eu le temps d’être choquée par cette nouvelle inconvenance, je restai stupéfaite de la conduite inattendue de M. Godfrey. Le croira-t-on ? il tomba à genoux devant elle, oui, sur ses deux genoux, je vous le déclare. Ma modestie ose à peine ajouter qu’il passa ses bras autour d’elle ! Néanmoins mon admiration involontaire me force d’avouer aussi qu’il la magnétisa par ces deux seuls mots :

« Noble créature ! »

Il ne dit que cela, mais il le dit avec un de ces élans pathétiques qui ont fait sa célébrité comme orateur. Elle resta abasourdie ou subjuguée, je ne sais lequel des deux, sans faire même un effort pour se dégager de ses bras et le remettre à sa place ! Quant à moi, mon sentiment des convenances était bouleversé, et je ne savais si mon devoir voulait que je fermasse d’abord les yeux, ou si je devais clore mes oreilles ; ma douloureuse incertitude resta telle que je ne fis ni l’un ni l’autre. Si j’ai eu la faculté de rester debout et de maintenir le rideau dans la position voulue pour bien voir et pour bien entendre, je ne puis l’attribuer qu’à une attaque de nerfs comprimée ; il est reconnu du reste par tous les médecins que, dans les attaques nerveuses qu’on arrive à surmonter, il faut absolument tenir quelque chose serré dans les mains.

« Oui, dit-il avec tout le charme évangélique qu’il possédait dans la voix et les manières, vous êtes une noble créature ! La femme qui dit vrai pour l’amour de la vérité, la femme qui consent à sacrifier son orgueil plutôt que de sacrifier l’honnête homme qui l’adore, cette femme est un trésor inestimable ; et lorsqu’elle se marie, si son époux parvient à lui inspirer de l’estime et de l’affection, il reçoit en elle une compagne qui embellira toute son existence. Vous parlez, ma chérie, de la place que vous avez dans mon opinion ! Jugez de celle que je vous garde, lorsque je vous supplie à genoux de me laisser le soin de guérir et de consoler votre pauvre cœur blessé ! Rachel ! voulez-vous me rendre bien fier, bien heureux, en acceptant de devenir ma femme ? »

Cette fois, j’étais résolue à me boucher les oreilles, mais Rachel m’encouragea à les conserver bien ouvertes, en lui répliquant les premiers mots sensés qu’elle eût prononcés :

« Godfrey, dit-elle, en vérité il faut que vous soyez fou !

– Non, très-chère, je n’ai jamais parlé plus raisonnablement au point de vue de vos intérêts et des miens. Devez-vous sacrifier votre part de bonheur en ce monde à un homme qui n’a jamais connu l’attachement que vous lui portez et que vous êtes résolue à ne point revoir ? Vous devez, ce me semble, vous efforcer d’oublier cette affection malheureuse. Et cet oubli, vous ne le trouverez pas dans l’existence que vous menez actuellement. Vous avez essayé d’une vie de dissipation et déjà elle vous lasse ; réfugiez-vous dans un cercle d’intérêts plus élevés que ceux qui composent ce triste monde. Un mari qui vous aimera et vous honorera, un intérieur dont les douces exigences et les paisibles devoirs prendront peu à peu de l’empire sur vous, voilà, Rachel, la consolation à laquelle il faut recourir ! Je ne demande pas votre amour, je me contenterai de votre affection et de votre estime. Reposez-vous hardiment du reste sur le dévouement de votre époux et sur le temps qui guérit les blessures même aussi profondes que la vôtre. »

Déjà, elle commençait à céder. Oh ! quelle éducation elle avait dû recevoir ! et qu’à sa place j’eusse agi différemment !

« Ne me tentez pas, Godfrey, je suis déjà bien assez malheureuse et prête à tout braver, ne me poussez pas davantage !…

– Laissez-moi seulement vous poser une question, Rachel ; avez-vous quelque objection personnelle contre moi ?

– Pourquoi ? mais j’ai toujours eu de l’amitié pour vous, et après la proposition que vous venez de me faire, il faudrait que je fusse dépourvue de tout sentiment élevé pour ne pas vous honorer et vous admirer.

– Connaissez-vous beaucoup de femmes, ma chère Rachel, qui puissent en offrir autant à leurs maris ? Et pourtant ces ménages s’entendent fort bien. Y a-t-il beaucoup de fiancées allant à l’autel dont le cœur supporterait un examen minutieux de la part de leur mari ? Et néanmoins ces unions ne sont pas malheureuses, et le lien conjugal se soutient sans être mis à des épreuves trop rudes. À dire le vrai, les femmes prennent le mariage comme pis-aller bien plus souvent qu’on ne serait tenté de le croire et, qui plus est, elles n’ont pas lieu de s’en repentir. Maintenant, examinez votre situation personnelle ; à votre âge, douée comme vous l’êtes, pourriez-vous vous condamner à vivre seule ? Non ! Fiez-vous-en à mon expérience de la vie, rien n’est plus impraticable ! Ce n’est qu’une question de temps, et vous ferez tel ou tel mariage d’ici à quelques années. Pourquoi alors ne pas accepter l’homme qui est à vos pieds, ma chérie, et qui attache à votre affection, à votre estime, plus de prix qu’à l’amour d’aucune autre femme en ce monde !

– Prenez garde, Godfrey ! vous m’ouvrez une perspective qui ne m’était jamais apparue. Vous me tentez en me montrant un nouvel horizon quand tous les autres me sont fermés. Je vous le répète, pour peu que vous insistiez, je suis assez malheureuse, assez désespérée pour vous prendre au mot et vous épouser. Faites votre profit de cet avertissement et laissez-moi.

– Je ne me relèverai pas que vous ne m’ayez dit oui !

– Si je dis oui, vous vous en repentirez, et moi je le regretterai, lorsqu’il sera trop tard.

– Non, tous deux nous bénirons le jour, ma bien-aimée, où je vous aurai implorée ici et où vous m’aurez cédé.

– Êtes-vous bien convaincu de ce que vous dites ?

– Jugez en vous même ; je vous parle par l’expérience de ma propre famille. Dites-moi ce que vous pensez de notre l’intérieur à Frizinghall ? Mon père et ma mère semblent-ils vivre mal ensemble ?

– Bien au contraire, au moins d’après ce que j’ai pu voir.

– Lorsque ma mère était jeune fille, Rachel (ce n’est pas un secret pour notre famille), comme vous elle avait aimé un jeune homme qui se montra indigne d’elle. Elle épousa mon père, pour qui elle éprouvait du respect, de l’affection, mais rien de plus. Vous avez pu juger du résultat par vos yeux. Ne trouvez-vous là aucun encouragement pour vous  ?

– Vous ne me presserez pas, Godfrey ?

– Votre décision sera la mienne.

– Vous ne me demanderez pas plus que je ne puis vous donner ?

– Mon cher ange, je ne vous demande que de vous donner vous-même !

– Alors… prenez-moi ! »

Avec ces deux mots, elle l’accepta !

Il se laissa aller à un nouvel attendrissement, bien profane celui-là. Il l’attira de plus en plus contre lui, jusqu’à ce que sa figure touchât celle de Rachel, et alors… non, en vérité, je ne puis me résoudre à retracer la suite de cette scène scandaleuse. Laissez-moi seulement vous dire que je voulus fermer les yeux avant d’en être témoin et que je m’y pris une minute trop tard. Il est évident que j’avais calculé sur un certain temps de résistance, mais non, elle se soumit sur-le-champ ! Un volume n’en ferait pas comprendre davantage aux personnes de mon sexe qui possèdent la moindre délicatesse de sentiment !

Malgré toute mon innocence, je commençais à me rendre compte de la façon dont cette entrevue allait se terminer ; ils se comprenaient tellement bien à partir de ce moment, que je m’attendis à les voir se mettre en route bras dessus bras dessous pour l’autel. Les premiers mots de M. Godfrey m’apprirent pourtant qu’il restait quelques formalités indispensables à remplir.

Il s’assit à côté d’elle sur le divan, sans qu’on le lui défendît cette fois.

« Parlerai-je à votre chère mère ? lui dit-il, ou vous en chargez-vous ? »

Elle se refusa aux deux propositions.

« Je désire que ma mère n’apprenne rien par aucun de nous, jusqu’à ce qu’elle soit remise ; et je préfère que notre engagement reste secret pour le moment, Godfrey. Allez maintenant, et revenez-nous ce soir ; il me semble que nous avons été assez longtemps seuls ensemble ici. »

Elle se leva, et dans ce mouvement regarda pour la première fois du côté de la petite pièce où s’accomplissait mon martyre !

« Qui donc a tiré ces portières ? s’écria-t-elle ; la chambre est déjà bien assez étouffée sans qu’on intercepte ainsi le peu d’air qui reste. »

Elle s’avança vers les rideaux. Au moment où elle les touchait, au moment où, selon toute apparence, j’allais être découverte, la voix du jeune valet de pied suspendit subitement toute action de sa part ou de la mienne. Il appelait Rachel, évidemment, sous le coup d’une vive frayeur.

« Miss Rachel, où êtes-vous, miss Rachel ? »

Elle s’élança vers la porte, laissant les rideaux en place. Le valet de pied entrait au même instant. Ses fraîches couleurs avaient entièrement disparu.

« Veuillez, dit-il, descendre bien vite, miss ; milady s’est évanouie, et nous ne pouvons la faire revenir à elle. »

Je me trouvai seule aussitôt, et libre de descendre à mon tour inaperçue. M. Godfrey se croisa avec moi dans le hall, comme il sortait en toute hâte pour aller chercher le docteur.

« Entrez et venez à leur secours ! »me cria-t-il en désignant la porte.

Je trouvai Rachel agenouillée devant le canapé, avec la tête de sa mère appuyée sur son sein. Sachant ce que je savais, je n’eus besoin que de jeter un regard sur ma pauvre tante pour connaître l’affreuse vérité, mais je me tus jusqu’à l’arrivée du docteur. Celui-ci commença par faire sortir Rachel de la chambre, puis il annonça aux autres personnes présentes que lady Verinder n’existait plus.

Les âmes pieuses qui désireraient savoir jusqu’où peut aller l’endurcissement dans le scepticisme, apprendront avec intérêt que ce docteur ne manifesta pas le moindre remords en me regardant.

Un peu plus tard, je visitai le parloir et la bibliothèque. Ma tante était morte sans avoir ouvert une seule de mes lettres. Je fus si frappée de ce malheur, que je ne me souvins que plusieurs jours après qu’elle était morte également sans me remettre mon petit legs.

Chapitre VI
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(1) « Miss Clack présente ses compliments à M. Franklin Blake ; en lui adressant le cinquième chapitre de son humble narration, elle lui fait savoir qu’elle se sent incapable de s’étendre autant qu’elle le désirerait sur un événement aussi lamentable que celui de la mort de lady Verinder, à raison des circonstances qui l’ont accompagné. Elle a, par conséquent, joint à son manuscrit de nombreux extraits de ses précieux livres qui tous se rapportent à ce terrible sujet. Miss Clack espère ardemment que ces extraits retentiront comme une trompette d’avertissement aux oreilles de son respectable parent M. Franklin Blake. »

(2) « M. Franklin Blake offre ses hommages à miss Clack, et la remercie de l’envoi du cinquième chapitre de son manuscrit. En lui rendant les extraits y joints, il évitera de s’étendre sur l’aversion personnelle qu’il éprouve pour ce genre de littératures et se bornera à remarquer qu’il n’a que faire de ces papiers pour atteindre le but qu’il a en vue. »

(3) « Miss Clack accuse réception de ses extraits. Elle rappelle affectueusement à M. Blake qu’elle est chrétienne, et qu’en conséquence il est impossible d’arriver à l’offenser. Miss Clack continue d’éprouver l’intérêt le plus sincère pour M. Franklin Blake, et s’engage, sitôt qu’il tombera malade, à lui offrir de nouveau le bénéfice de ses extraits. En attendant ce moment, elle serait bien aise de savoir, avant de commencer les derniers chapitres de son récit, s’il lui est permis de compléter sa modeste part contributive, à l’aide des lumières que de récentes découvertes ont jetées sur le mystère de la Pierre de Lune ? »

(4) « M. Franklin Blake regrette de ne pouvoir accéder au désir de miss Clack. Il se voit obligé de répéter ce qu’il a déjà eu l’honneur de lui dire lorsqu’elle a commencé sa narration. On lui demande exclusivement de rédiger, d’après son journal quotidien, le compte-rendu de ce qui est venu à sa connaissance personnelle tant au sujet des événements que des individus. Elle voudra bien se renfermer dans ces limites et laisser le soin de raconter les découvertes ultérieures à ceux qui en ont été les témoins oculaires. »

(5) « Miss Clack regrette infiniment d’importuner M Blake d’une nouvelle lettre. Ses extraits lui ont été renvoyés, et il lui est interdit d’exprimer son opinion sur l’affaire du diamant. Miss Clack ne comprend que trop qu’en se plaçant à un point de vue mondain, elle doit s’avouer vaincue. Mais non, miss Clack a appris la persévérance à l’école de l’adversité. Son but en insistant ici est de savoir si M. Blake, qui défend toute autre insertion, se refuse aussi à la reproduction de la correspondance actuelle dans la narration de miss Clack. Il semble de toute justice qu’on lui permette de s’expliquer sur la position où M. Blake l’a placée comme auteur, et de plus, miss Clack est fort désireuse que la publication de ses lettres parle pour elle-même. »

(6) « M. Franklin Blake acquiesce à la proposition de miss Clack, à la condition qu’il sera bien entendu que toute correspondance ultérieure cessera entre eux. »

(7) « Miss Clack considère comme une obligation chrétienne (avant la cessation de la correspondance entre eux) de prévenir M. Blake que sa dernière lettre, évidemment destinée à l’offenser, n’a pas atteint le but qu’il s’était proposé. Elle conjure affectueusement M. Blake de se retirer dans le secret de son appartement, et d’examiner en son âme et conscience si les principes qui élèvent une faible femme au-dessus des insultes ne méritent pas plus d’admiration qu’il ne semble disposé à leur en accorder. Si on l’honore d’une réponse à ce sujet, miss Clack prend l’engagement solennel de rendre à M. Blake la série complète de ses extraits. »

(Aucune réponse n’a été faite à cette lettre ; les commentaires seraient superflus.)

Signé : Drusilla CLACK

Chapitre VII
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Comme on l’a vu par la correspondance qui précède, il ne me restait qu’à passer sur la mort de lady Verinder, en me bornant au simple énoncé du fait qui termine mon cinquième chapitre.

Obligée de me renfermer pour l’avenir dans les limites de mon expérience personnelle, je dirai qu’un mois s’écoula après la mort de ma tante avant que je revisse Rachel ; notre entrevue fut l’occasion pour moi de passer quelques jours sous le même toit qu’elle. Pendant mon séjour auprès de ma cousine, son engagement matrimonial vis-à-vis de M. Godfrey Ablewhite donna lieu à un incident assez important pour que j’en prenne note ici. Ce sera le dernier des pénibles événements de famille, dont ma plume a entrepris le récit. Quand je l’aurai fait connaître, ma tâche sera achevée et j’aurai relaté tout ce dont j’ai été témoin (quoique bien à contre-cœur !).

Les restes mortels de ma tante furent portés dans le petit cimetière tenant à l’église du parc de son château. J’étais invitée aux funérailles ainsi que les autres membres de la famille : mais avec mes opinions religieuses, il m’était impossible de me remettre aussi promptement du coup que m’avait porté cette mort. On m’apprit que le recteur de Frizinghall devait lire le service ; comme j’avais vu mainte fois cet ecclésiastique, indigne de ce nom, faire le quatrième au whist de lady Verinder, je doute que ma conscience m’eût permis d’assister à la cérémonie, lors même que j’eusse été en état de voyager.

La mort de lady Verinder plaça sa fille sous la protection de son beau-frère, M. Ablewhite père. Il était nommé tuteur, par le testament, jusqu’au mariage de sa nièce ou jusqu’à sa majorité. Cela étant, M. Godfrey dut instruire son père de la position nouvelle où il se trouvait par rapport à Rachel. En tout cas, dix jours après la mort de ma tante, le secret de la promesse de mariage n’en était plus un pour toute la famille, et la grande question pour M. Ablewhite père (autre infidèle endurci !) n’était plus que de savoir comment rendre sa personne et son autorité agréables à la riche héritière qui devait épouser son fils.

Rachel lui causa quelque embarras au début, lorsqu’il s’agit de la décider à choisir une résidence à sa convenance. La maison de Montagu-Square, où sa mère était morte, ne lui offrait que des souvenirs douloureux. La demeure du Yorkshire lui rappelait la triste affaire de la Pierre de Lune. L’habitation de son tuteur à Frizinghall n’offrait aucun de ces inconvénients, mais la présence de Rachel en deuil eût coupé court aux gaietés bruyantes des misses Ablewhite, et leur cousine demanda d’elle-même à remettre sa visite à un temps plus opportun. Enfin le vieux M. Ablewhite leva toutes les difficultés en proposant de prendre une maison à Brighton. Sa femme, une de leurs filles infirme et Rachel pourraient s’y réunir, et ne rejoindre le reste de la famille qu’à la fin de l’automne. Elles ne verraient là que quelques vieux amis, et M. Godfrey pourrait aller et venir de Londres, et se trouver toujours à leur disposition.

Si je décris cette stérile ardeur de déplacement, cette perpétuelle agitation du corps et cette effrayante torpeur de l’âme, c’est afin d’en faire mieux ressortir les funestes conséquences. La location de la maison de Brighton fut l’événement, dont la Providence se servit pour ménager une rencontre entre Rachel et moi.

Ma tante Ablewhite est une femme grasse, fraîche et toujours silencieuse, mais son caractère offre une particularité remarquable. Depuis l’heure de sa naissance, personne ne pouvait se vanter de l’avoir vue faire quoi que ce soit par elle-même ; elle traversait la vie en acceptant l’aide de tout le monde et l’opinion de chacun. Je n’ai jamais rencontré une personne plus désespérante au point de vue spirituel. Il est d’autant plus difficile d’agir sur son esprit, qu’on ne trouve en elle aucune résistance. La tante Ablewhite écouterait aussi bien le grand Lama qu’elle m’écoute moi, et elle se ferait le reflet de quelque opinion que ce pût être. Son procédé pour chercher une maison garnie à Brighton consista à s’arrêter dans un hôtel de Londres, à se reposer sur un canapé et à faire demander son fils. Comment s’y prit-elle pour se procurer les domestiques indispensables ? Elle déjeuna tranquillement dans son lit (toujours à l’hôtel) et donna campo à sa femme de chambre, à condition que cette fille commencerait par aller chercher miss Clack.

Je la trouvai en robe de chambre, s’éventant, et cela à onze heures du matin.

« Drusilla, ma chère, me dit-elle, j’ai besoin de quelques domestiques ; vous qui êtes si habile, tâchez donc de me les trouver. »

Je parcourus des yeux cette chambre en désordre ; les cloches sonnaient alors aux églises pour un service de semaine ; elles m’inspirèrent un mot d’affectueuse remontrance.

« Oh ! tante, m’écriai-je tristement, est-ce là une conduite digne d’une Anglaise et d’une chrétienne ? Notre passage de la vie à l’éternité doit-il s’accomplir ainsi ? »

Ma tante me répondit :

« Je vais passer ma robe. Drusilla, si vous avez l’obligeance de m’aider. »

Que dire après cela ! J’ai fait des merveilles auprès de femmes coupables de meurtre, je n’ai jamais pu avancer d’une ligne avec ma tante Ablewhite.

« Où est la liste des domestiques qu’il vous faut ? » demandai-je.

Ma tante secoua la tête ; conserver ce papier eût trop coûté à son indolence.

« C’est Rachel qui l’a, ma chère, dit-elle, et vous la trouverez dans la pièce d’à côté. »

J’y entrai, et je revis Rachel pour la première fois depuis que j’avais quitté Montagu-Square.

Dans ses vêtements de grand deuil, elle paraissait avoir perdu la plupart de ses avantages physiques. Si j’attachais de l’importance au don périssable de la beauté, je dirais qu’elle a un de ces teints malheureux qui ont absolument besoin d’être relevés par une toilette de couleur tendre. Mais qu’est-ce que le teint, que sont les agréments extérieurs ? Un piège, un obstacle dans la voie de la perfection, mes chères jeunes amies ? À ma grande surprise, Rachel se leva lorsque j’entrai, et vint à ma rencontre en me tendant la main.

« Je suis bien aise de vous revoir, dit-elle ; Drusilla, j’ai eu le tort de vous parler trop souvent d’une façon sotte et impolie ; je vous en fais mes excuses, et j’espère que vous me le pardonnerez. »

Ma figure trahit sans doute l’étonnement que j’éprouvais ; elle rougit alors, puis s’expliqua :

« Du vivant de ma pauvre mère, ses amis n’étaient pas toujours les miens ; maintenant que je l’ai perdue, mon cœur se tourne vers les personnes qu’elle aimait ; vous lui plaisiez, Drusilla, tâchez de devenir mon amie, si vous le pouvez. »

Pour tout esprit bien réglé, le motif qu’elle invoquait n’était rien moins que scandaleux. Quoi ! en Angleterre, en pays chrétien, une jeune personne éprouvée par une perte semblable était si ignorante des véritables consolations, qu’elle imaginait d’en chercher parmi les amis de sa mère ! Une de mes parentes était amenée à reconnaître ses torts envers autrui, non sous l’impulsion de sa conscience, mais par l’élan aveugle de la sensibilité ! Toutefois, si déplorable que fût cet état moral, il m’autorisait à concevoir quelques espérances, étant donnée ma grande habitude des œuvres de charité. Je pensai qu’il ne pouvait pas y avoir d’inconvénient à m’assurer jusqu’à quel point la mort de sa mère avait changé le caractère de Rachel. Je me résolus donc, pour tenter l’épreuve, à la sonder au sujet de son engagement de mariage avec M. Godfrey Ablewhite.

J’accueillis ses avances avec cordialité, et je m’assis près d’elle sur le canapé, à sa demande. Nous discutâmes les affaires de famille et ses plans d’avenir, toujours à l’exception de celui de ses projets qui devait finir par amener la conclusion de son mariage.

J’eus beau essayer de mettre la conversation sur ce sujet, elle se refusa résolument à me suivre dans cette voie. Toute allusion de ma part eût donc été prématurée, au point où en était notre réconciliation. J’appris du reste tout ce que je voulus savoir ; elle avait cessé d’être la créature hardie, insouciante de l’opinion, que j’avais connue pendant la durée de mon martyre à Montagu-Square, et c’en était assez pour m’engager à entreprendre sa conversion.

Je comptais débuter par quelques mots bien sentis destinés à la mettre en garde contre les mariages trop hâtifs, et je passerais de là à des objets plus élevés. L’intérêt nouveau que je portais à Rachel et le souvenir de l’imprudente promptitude avec laquelle elle avait accepté son cousin me firent considérer comme un devoir de me mêler de ses affaires, et de m’en mêler avec un zèle qui devait m’assurer un succès peu commun. Il fallait, je crois, agir rapidement dans cette occasion ; j’abordai sans tarder la question des domestiques requis pour la maison garnie :

« Où est la liste, ma bonne amie ? »

Rachel me là remit. Je lus : « Cuisinière, fille de cuisine, housemaid et valet de pied. »

« Ma chère Rachel, vous ne voulez engager ces domestiques que pour un temps très-court, le temps pendant lequel vous habiterez la maison louée par votre tuteur. Dans de pareilles conditions, nous aurons beaucoup de peine à trouver à Londres des domestiques qui puissent fournir de bons répondants. A-t-on déjà arrêté la maison de Brighton ?

– Oui, Godfrey l’a prise et les personnes qui l’habitent ont offert d’entrer à notre service ; mais ils ne pouvaient nous convenir, et mon cousin est revenu sans rien conclure.

– Vous n’avez aucune habitude de ce genre de recherches, ma chère Rachel ?

– Pas la moindre.

– Et notre tante Ablewhite ne veut s’occuper de rien ?

– Non ; pauvre femme, ne la blâmons pas, Drusilla ; je crois qu’elle est réellement la seule créature parfaitement heureuse que j’aie rencontrée.

– Il y a bien des degrés dans le bonheur, ma chérie ; nous aurons un de ces jours une petite conversation sur ce point ; en attendant, je vais tâcher de vous tirer d’embarras ; il faudra que votre tante écrive aux personnes de la maison.

– Elle signera une lettre, si je l’écris pour elle, ce qui reviendra au même.

– C’est vrai ; je prendrai la lettre et j’irai demain à Brighton.

– Vous êtes vraiment trop bonne ! Nous vous rejoindrons dès que vous aurez terminé nos arrangements, et vous nous resterez, je l’espère, comme mon invitée ; Brighton est si animé que vous ne pourrez manquer de vous y plaire. »

Je reçus mon invitation dans les termes que je rapporte ici ; mon intervention charitable était dès lors en beau chemin.

Nous étions au milieu de la semaine ; le dimanche suivant, la maison était prête pour les recevoir ; dans ce court intervalle, je m’étais renseignée, non-seulement sur les antécédents, mais encore sur les idées religieuses de tous les domestiques qu’on m’avait adressés, et j’avais réussi à ne faire que des choix approuvés par ma conscience. Je découvris aussi deux de mes respectables amis, qui résidaient à Brighton ; je me rendis chez eux, et je pus m’ouvrir à eux sur le dessein qui m’amenait. L’un d’eux, ministre de l’Église, m’aida affectueusement à fixer des places pour tout notre monde dans la chapelle où il prêchait lui-même. L’autre était comme moi une dame non mariée ; elle mit à ma disposition les ressources de sa bibliothèque composée de précieuses publications ; je lui empruntai une demi-douzaine d’ouvrages, tous soigneusement appropriés aux besoins spirituels de Rachel.

Lorsque ces livres eurent été placés dans toutes les pièces qu’elle devait occuper, je regardai mes arrangements comme terminés. Saine doctrine chez les domestiques qui la serviraient, saine doctrine chez le ministre qu’elle entendrait, saine doctrine dans les livres qu’elle lirait, voilà ce que la pauvre orpheline devait rencontrer dans la maison que mon zèle pieux avait préparée pour la recevoir ! Un calme céleste remplissait mon âme pendant cette après-midi du samedi où, assise à la fenêtre, j’attendais l’arrivée des miens. Une foule oisive passait et repassait sous mes yeux. Hélas ! parmi cette multitude, combien en était-il qui ressentissent comme moi l’exquise satisfaction du devoir accompli ? Grave question ; ne la débattons pas en ce moment. Les voyageurs arrivèrent entre six et sept heures du soir. À ma grande surprise, M. Godfrey ne les accompagnait pas, comme je le croyais ; il était remplacé par l’avoué, M. Bruff.

« Comment va votre santé, miss Clack ? me dit-il ; je compte rester ici cette fois. »

Cette allusion à la circonstance dans laquelle il avait été obligé de faire céder ses affaires devant les miennes, me convainquit que le vieux mécréant avait son idée en venant à Brighton. J’avais donc préparé un vrai petit paradis pour ma chère Rachel, et déjà le serpent y pénétrait !

« Godfrey a été bien contrarié, Drusilla, de ne pouvoir se joindre à nous, me dit ma tante. Il a eu un empêchement qui l’a retenu en ville. M. Bruff a bien voulu le remplacer et prendre une vacance jusqu’à lundi matin. À propos, monsieur Bruff, on me recommande de faire de l’exercice, et cela m’est insupportable… Voilà, continua Mrs Ablewhite, en montrant par la fenêtre un malade traîné dans une chaise à roulettes, voilà pour moi l’idéal du mouvement ; si vous avez besoin d’air, vous en recevez dans cette petite voiture, et si la fatigue vous est ordonnée, vous en prenez certes assez rien qu’à regarder celui qui vous traîne ! »

Rachel se taisait ; accoudée à une fenêtre, elle regardait fixement la mer.

« Vous sentez-vous fatiguée, mon amie ? lui demandai-je.

– Non, mais attristée ; j’ai souvent vu sur nos côtes du Yorkshire ce genre de reflet sur la mer, et je songeais, Drusilla, aux jours qui ne reviendront jamais. »

M. Bruff resta à dîner, et passa la soirée chez nous. Plus je le voyais, plus j’étais persuadée qu’il avait une raison secrète pour venir à Brighton. Je l’observai attentivement ; il semblait parfaitement à l’aise, et ne tarit point de bavardages irréligieux jusqu’au moment de nous quitter. Lorsqu’il pressa la main de Rachel, je remarquai que ses yeux durs et malicieux s’arrêtaient sur elle avec l’expression d’un intérêt tout particulier ; évidemment, elle n’était pas étrangère à l’objet de ses préoccupations. Il ne lui dit rien de plus qu’à personne en partant, s’invita à goûter pour le lendemain, et gagna son hôtel.

Il fut impossible le dimanche matin de faire quitter sa robe de chambre à ma tante Ablewhite à temps pour aller à l’office religieux. Sa fille impotente (dont la seule infirmité, selon moi, est l’incurable paresse qu’elle a héritée de sa mère) annonça qu’elle garderait le lit toute la journée ; Rachel et moi partîmes donc seules pour l’église. Mon incomparable ami nous fit un magnifique sermon sur l’indifférence coupable du monde à l’égard des péchés véniels. Pendant plus d’une heure, son éloquence, servie par un admirable organe, ébranla les voûtes de l’édifice sacré. Je dis à Rachel en sortant :

« A-t-il trouvé l’accès de votre cœur, ma chérie ? »

Et elle me répondit :

« Non, il n’a réussi qu’à me donner un violent mal de tête. »

Cette réponse eût pu décourager bien des personnes ; mais une fois que j’ai entrepris une œuvre d’évidente utilité, rien ne me rebute. Nous trouvâmes ma tante Ablewhite et M. Bruff à goûter ; Rachel refusa de manger, en disant qu’elle soufrait de la tête ; le rusé homme de loi la comprit immédiatement et saisit le joint qu’elle venait de lui offrir.

« Il n’y a à cela qu’un remède, dit cet odieux vieillard ; une promenade, miss Rachel, vous guérira ; je suis tout à votre service si vous voulez me faire l’honneur d’accepter mon bras.

– Avec le plus grand plaisir, car je ne désire rien tant que de prendre l’air.

– Il est plus de deux heures objectai-je doucement, et le service de l’après-midi, Rachel, a lieu à trois heures.

– Comment vous imaginez-vous que je vais retourner à l’église, reprit-elle avec humeur, lorsque j’y ai gagné une pareille migraine ! »

M. Bruff s’empressa d’ouvrir la porte, et une minute après ils sortaient tous deux.

Je n’avais jamais senti plus vivement qu’à ce moment la nécessité de m’interposer. Mais que pouvais-je faire ? Rien que d’intervenir à la première occasion qui s’offrirait à moi avant la fin de la journée.

À mon retour du service, je trouvai qu’ils venaient de rentrer, et un coup d’œil me suffit pour voir que l’avoué avait parlé ; Rachel était silencieuse et toute à ses réflexions, et M. Bruff l’entourait des attentions les plus marquées, tout en la regardant avec un respect particulier. Il avait, ou prétendit avoir, un engagement à dîner pour ce jour-là, et il nous quitta de bonne heure, avec l’intention de retourner à Londres par le premier train du matin.

« Êtes-vous assurée de votre résolution ? l’entendis-je dire à Rachel à la porte.

– Parfaitement, » répondit-elle.

Et ils se séparèrent ainsi.

Aussitôt après son départ, Rachel se retira dans sa chambre et ne parut pas à dîner. La personne au bonnet enrubanné (sa femme de chambre) vint dire que son mal de tête lui était revenu. Je courus en haut et lui fis à travers sa porte, mille offres aussi affectueuses que celles d’une sœur ; mais elle refusa de m’ouvrir.

Que d’obstacles je rencontrais ! Toutefois, loin de refroidir mon zèle, la difficulté ne fit que le stimuler davantage.

Lorsqu’on lui monta son thé le lendemain matin, j’entrai à la suite de sa femme de chambre, je m’assis près de son lit et je lui adressai quelques paroles sérieuses. Elle les écouta d’un air poli, mais quelque peu distrait. J’aperçus les précieux livres de mon amie tous empilés dans un coin. Avait-elle eu l’heureuse inspiration de les feuilleter ? Je le lui demandai. Elle les avait parcourus en effet, et ils n’avaient pas réussi à l’intéresser. Me permettrait-elle de lui en lire quelques passages du plus haut intérêt et qui lui avaient sans doute échappé ? Non, pas maintenant, elle avait d’autres préoccupations. Elle me fit ces réponses tout en chiffonnant la garniture de sa chemise de nuit ; il devenait urgent de la faire sortir de cette apathie par quelque allusion aux intérêts mondains qui lui tenaient au cœur.

« Savez-vous, ma chérie, dis-je, que j’ai eu une singulière idée hier au sujet de M. Bruff ? J’ai pensé, en vous revoyant après votre promenade avec lui, qu’il vous avait apporté quelque mauvaise nouvelle.

Ses doigts laissèrent échapper la broderie, et un éclair jaillit de ses yeux noirs si durs.

« Tout au contraire ! me répondit-elle ; ce sont des nouvelles qui m’ont infiniment intéressée, et je suis très-reconnaissante à M. Bruff de me les avoir communiquées.

– Vraiment ? » fis-je sur le ton d’un tendre intérêt.

Sa main revint à la garniture, et elle détourna maussadement la tête. J’avais rencontré ce genre de résistance plus de cent fois dans le cours de mes travaux de miséricorde. Je n’y vis donc qu’un nouveau motif de persévérer dans mon entreprise charitable, et, animée par l’indomptable intérêt que je lui portais, je jouai mon va-tout : j’abordai la question de son prochain mariage.

« Des nouvelles qui vous ont intéressée ? répétai-je : je suppose alors, ma chère Rachel, qu’il ne pouvait s’agir que de M. Godfrey Ablewhite ? »

Elle se dressa sur son séant et devint affreusement pâle… Je vis le moment où elle allait me répondre par une de ces insolences dont elle avait autrefois l’habitude ; pourtant elle se contint, laissa retomber sa tête sur l’oreiller, puis, après un instant de réflexion, prononça cette phrase incroyable :

« Je n’épouserai jamais M. Godfrey Ablewhite. »

Ce fut à mon tour de tressaillir, et je m’écriai :

« Que voulez-vous dire par là ? Mais ce mariage est regardé par toute la famille comme une chose arrêtée…

– M. Godfrey Ablewhite doit nous faire une visite aujourd’hui, répondit-elle d’un air sombre ; attendez qu’il vienne et vous verrez.

– Mais, ma chère Rachel… »

Elle sonna ; la femme de chambre enrubannée apparut.

« Pénélope, mon bain. »

Je veux lui rendre justice : au point où en était arrivée mon ardeur, il ne lui restait plus que ce seul moyen de me forcer à quitter sa chambre.

Remarquez que, pour les mondains, ma position vis-à-vis de Rachel semblait présenter de rares difficultés. J’avais espéré l’amener à un niveau moral plus élevé en prenant prétexte de son futur mariage pour lui adresser de sérieuses exhortations, et maintenant, à l’en croire, il n’était plus question pour elle de se marier ! Ah ! mes amis ! une chrétienne aussi versée que moi dans la carrière évangélique n’est jamais prise au dépourvu !

À supposer que Rachel revint sur une promesse qui avait aux yeux des Ablewhite père et fils la valeur d’un engagement formel, qu’arriverait-il ? Cela aboutirait, si elle tenait ferme, à un échange de paroles blessantes et de récriminations amères de part et d’autre. Et dans quelle situation se trouverait Rachel, une fois cette orageuse explication terminée ? Il en résulterait pour elle une salutaire prostration morale. Après qu’elle aurait épuisé dans la lutte toutes ses facultés de résistance, il ne lui resterait plus ni orgueil, ni entêtement. Elle éprouverait le besoin de rencontrer quelque part des consolations et des sympathies. C’est alors que je m’offrirais à elle, le cœur débordant d’une affectueuse charité, prête à la consoler, à lui donner les conseils les plus opportuns et les plus solides. Jamais plus belle occasion de remplir ma mission évangélique ne s’était présentée à moi.

Rachel descendit déjeuner, mais elle mangea à peine et ne prononça pas deux mots.

Après le repas, elle erra d’une pièce à une autre sans savoir que faire, puis elle parut soudain se réveiller de sa torpeur intellectuelle, ouvrit son piano et se mit à faire de la musique. Celle qu’elle choisit était du genre le plus scandaleusement profane : un morceau d’opéra dont le seul souvenir me glace le sang. Il eût été imprudent de risquer en ce moment une observation. Je m’enquis de l’heure où M. Godfrey était attendu, et j’échappai à cette musique en quittant la maison.

Je saisis cette occasion pour me rendre auprès de mes respectables amis, et l’on ne saurait croire la satisfaction que je trouvai à m’entretenir enfin avec des personnes pieuses et d’un commerce sérieux. Je me sentis consolée, remontée, et je retournai vers la maison pour attendre l’arrivée de notre visiteur ; j’entrai dans la salle à manger, et quoiqu’elle fût toujours vide à cette heure de la journée, je m’y rencontrai face à face avec M. Godfrey Ablewhite.

Il n’essaya pas de s’enfuir ; tout au contraire, il s’avança vers moi avec empressement :

« Chère miss Clack, je n’attendais ici que pour avoir le plaisir de vous voir ! J’ai eu la chance de pouvoir quitter Londres plus tôt que je ne l’espérais, ce qui m’a fait arriver de meilleure heure ici. »

Il me donna cette explication sans témoigner le moindre embarras, bien que ce fût notre première rencontre depuis la scène de Montagu-Square. À la vérité, il ignorait que j’en eusse été témoin ; mais d’un autre côté il savait que, par mes occupations dans la Société des petits vêtements et mes rapports avec toutes les associations charitables, je devais être instruite de la manière scandaleuse dont il avait abandonné ses comités et ses pauvres. Néanmoins, il était là devant moi, maître de sa charmante voix et de son irrésistible sourire ! c’était incompréhensible, vraiment !

« Avez-vous vu Rachel ? » lui demandai-je.

Il soupira et me prit la main ; je la lui eusse certes arrachée, si sa réponse ne m’avait paralysée d’étonnement.

« Oui, j’ai vu Rachel, dit-il avec le plus grand calme : vous aviez appris, ma pieuse amie, qu’elle s’était engagée à m’épouser ? Eh bien ! elle s’est décidée tout à coup à rompre sa promesse ; la réflexion lui a prouvé que son bonheur et le mien étaient intéressés à la rupture d’un engagement trop précipité ; elle me laisse donc libre de faire un choix plus heureux. C’est la seule raison qu’elle veuille me donner et l’unique réponse que je puisse obtenir à toutes mes questions.

– Qu’avez-vous fait de votre côté ? demandai-je ; Vous êtes-vous soumis ?

– Oui, répondit-il avec la même tranquillité, je me suis soumis à son désir. »

Sa conduite dans cette occasion était si absolument inexplicable, que je restai stupéfaite et oubliai de retirer ma main qu’il tenait toujours dans la sienne. Dévisager quelqu’un est un manque d’usage qui devient une inconvenance quand, ce quelqu’un est un homme. Je commis cette double faute et dis comme si je sortais d’un rêve :

« Que peut signifier tout cela ?

– Permettez-moi de vous le dire, répliqua M. Godfrey. Si nous nous asseyions ? »

Il me conduisit à une chaise ; j’ai une vague impression qu’il se montra bien affectueux, et je ne suis pas sûre qu’il ne m’ait pas soutenue en passant son bras autour de ma taille. J’étais sans force, et ses manières avec les dames sont extrêmement engageantes ; en tout cas, nous nous assîmes, et je réponds de ce détail, si je ne suis certaine de rien autre chose.

Chapitre VIII
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« Une charmante fille, une position exceptionnelle et une fortune superbe m’échappent tout à la fois, commença M. Godfrey, et pourtant je m’incline sans murmurer. Quel motif peut-on assigner à une conduite aussi singulière ? Eh bien, mon incomparable amie, justement je n’ai pas de raison pour agir ainsi !

– Pas de raison ? répétai-je.

– Permettez-moi, ma chère miss Clack, de faire appel à votre expérience des enfants ; un enfant suit une certaine ligne de conduite : vous en êtes frappée, et vous vous efforcez d’en pénétrer le motif. La chère petite créature est incapable de vous donner une raison ; autant vaudrait demander au gazon pourquoi il pousse ou aux oiseaux pourquoi ils chantent. Or, dans cette affaire-ci, je suis comme le cher petit enfant, comme le gazon, comme les oiseaux. Je ne sais vraiment pourquoi j’ai fait une proposition de mariage à miss Verinder ; j’ignore comment j’ai pu indignement négliger mes dames de charité et pourquoi j’ai renié la Société des petits vêtements. Vous dites à l’enfant : « Pourquoi avez-vous été méchant ? » Le petit ange met son doigt dans sa bouche, et ne sait pas. Exactement comme moi, miss Clack. Je n’oserais l’avouer à d’autres, mais je me sens forcé de me confesser à vous ! »

Je commençais à me remettre ; il y avait là un problème moral ; ces problèmes ont le don de m’intéresser infiniment, et on me reconnaît quelque habileté pour les résoudre.

Il continua en ces termes :

« Vous, la meilleure de mes amies, appliquez ici l’effort de votre intelligence, et venez à mon aide. Dites comment se fait-il que par moments mes projets de mariage m’apparaissent comme dans un rêve ? Pourquoi sens-je alors que mon vrai bonheur consiste à secourir de mes conseils nos chères dames, à poursuivre humblement le cours de mes utiles travaux et à prononcer quelques paroles émues, lorsque j’y suis appelé ? Qu’ai-je besoin d’une position, puisque j’en possède une ? Pourquoi désirer une fortune ? J’ai de quoi subvenir à ma modeste nourriture, payer mon petit loyer et acheter deux vêtements par an. Qu’avais-je donc affaire de miss Verinder ? Elle m’a dit de sa propre bouche (mais cela entre nous) qu’elle en aimait un autre et que son seul espoir en m’épousant était de bannir cette affection de sa pensée. Quelle affreuse union je me préparais là ! Telles ont été mes réflexions, miss Clack, pendant que je faisais la route de Brighton ; je m’approchais de Rachel avec la crainte d’un criminel qui va entendre prononcer sa sentence. J’apprends qu’elle a aussi changé d’avis ; elle me propose de rompre notre engagement, et j’éprouve alors (je n’en puis plus douter) un immense soulagement. Il y a un mois, je la tenais avec délices dans mes bras ; tout à l’heure, en apprenant que je ne la serrerais plus jamais sur mon cœur, j’éprouvais un enivrement plus grand encore. Certes la chose paraît impossible, et pourtant elle est ! Les faits sont là pour affirmer tout ce que je viens de vous confier et ce que je vous disais lorsque nous nous assîmes : j’ai perdu une charmante femme, une excellente position et une belle fortune ; et pourtant je m’y résigne sans effort. Pouvez-vous m’éclairer sur cette bizarrerie, mon amie ? Elle dépasse les limites de ma compréhension naturelle. »

Sa belle tête s’inclina sur sa poitrine, comme s’il désespérait de déchiffrer cette énigme.

J’étais profondément touchée. Le cas, pour m’exprimer comme le ferait un médecin du corps, me semblait parfaitement clair. Il n’est pas rare – et nous avons tous pu le constater – que les gens doués de facultés exceptionnelles soient abaissés au niveau des personnes les plus dénuées de ces dons. Sans doute la Providence l’ordonne ainsi, dans ses sages desseins, afin de confondre l’orgueil humain en lui montrant que sa main peut retirer ce qu’elle a accordé. C’était une de ces salutaires humiliations qu’il fallait voir, selon moi, dans les déplorables fautes de M. Godfrey, dont j’avais été l’invisible témoin. D’autre part, l’horreur que témoignait maintenant notre ami à l’idée d’épouser Rachel, l’empressement aimable avec lequel il revenait à ses comités et à ses pauvres, indiquaient clairement que sa nature supérieure avait repris le dessus.

Je lui soumis mes vues en quelques mots simples et empreints d’une affection fraternelle ; sa joie fut admirable à contempler.

Il se comparait, en m’écoutant, à un homme égaré dans l’obscurité, et qui revenait à la lumière. Lorsque je répondis de l’accueil attendri qu’il recevrait au comité de la Société des petits vêtements, son cœur reconnaissant déborda. Il pressait chacune de mes mains tour à tour contre ses lèvres ; pour moi, ce triomphe d’avoir ramené à nous le héros chrétien était plus que je ne pouvais supporter. Vaincue par l’excès de mon bonheur, je le laissai disposer de mes mains, et je fermai les yeux. Je sentis ma tête, dans une extase d’oubli spirituel, s’affaisser sur son épaule, un peu plus et j’allais m’évanouir dans ses bras, si une interruption venue du monde extérieur ne m’avait rappelée à moi-même.

Un affreux tapage d’assiettes et de couverts se fit entendre du dehors, et le valet de pied entra préparer le luncheon.

M. Godfrey se leva et regarda la pendule.

« Seigneur, comme le temps s’envole avec vous ! dit-il ; je pourrai à peine arriver pour le train. »

Je me permis de lui demander pourquoi il était si pressé de rentrer à Londres ; sa réponse me rappela les difficultés de famille qui lui restaient à affronter.

« J’ai eu des nouvelles de mon père, me dit-il : ses affaires l’obligent à quitter Frizinghall pour Londres aujourd’hui, et il compte être ici ce soir ou demain ; il faut que je l’instruise de ce qui s’est passé entre Rachel et moi, car il tenait à ce mariage, et je crains qu’il ne soit fort difficile de lui faire entendre raison au sujet de notre rupture ; il est donc essentiel, dans notre intérêt commun que je l’empêche de venir ici avant qu’il ait pris son parti de ce déboire. Chère et fidèle amie, nous nous reverrons ! »

Là-dessus, il sortit précipitamment. Tout aussi émue moi-même, je courus m’enfermer dans ma chambre afin de reprendre du calme, avant d’aller retrouver ma tante et Rachel à la table du goûter.

Je m’arrête encore un instant sur ce qui concerne M. Godfrey ; je sais fort bien que le monde, qui ne respecte rien, l’a accusé d’avoir eu ses raisons secrètes pour rendre à Rachel sa parole dès la première occasion ; il m’est aussi revenu que ses efforts pour regagner mon estime ont été attribués au désir intéressé de faire sa paix par mon intermédiaire avec une vénérable amie de notre Comité des petits vêtements, pourvue des biens de la fortune et fort liée avec moi. Je ne relève ces odieuses calomnies que dans le but de déclarer ici que je n’y ai jamais attaché la moindre importance ; afin d’obéir à mes instructions, j’ai fidèlement transcrit d’après mon journal toutes les fluctuations qu’a subies mon opinion sur notre héros chrétien. Je me rends également la justice d’ajouter qu’une fois que mon excellent ami eut reconquis sa place dans mon estime, il ne l’a plus jamais reperdue ; j’écris les larmes aux yeux, brûlant du désir d’en dire davantage. Mais non, je dois m’en tenir à ce que j’ai vu et entendu moi-même. Moins d’un mois après les événements que je consigne ici, des catastrophes survenues dans le monde des affaires diminuèrent mon pauvre petit revenu et me forcèrent à m’exiler, ne me laissant que le souvenir le plus tendre de M. Godfrey ; la calomnie l’a attaqué, mais elle ne saurait l’atteindre.

Laissez-moi sécher mes yeux et reprendre ma narration.

Je descendis goûter, assez curieuse de voir dans quelle disposition d’esprit se trouvait Rachel, maintenant qu’elle était libre de tout engagement. Bien que je sois une médiocre autorité en ces matières, il me sembla que le premier effet de sa liberté reconquise avait été de ramener sa pensée vers cet autre homme qu’elle aimait. Je crus reconnaître aussi qu’elle était furieuse contre elle-même de ne pouvoir surmonter un sentiment dont elle rougissait dans son for intérieur. Quel était l’objet de cet amour ? J’avais mes idées à cet égard. Mais il était inutile de perdre mon temps en suppositions. Lorsque je l’aurais convertie, il s’ensuivrait qu’elle n’aurait plus de secrets pour moi ; je saurais tout ce qui concernait cet homme, toute l’histoire de la Pierre de Lune, etc. Si je n’avais eu des motifs plus élevés de réveiller chez elle les dons spirituels, celui d’arriver à débarrasser son cœur de ses coupables secrets eût été suffisant pour m’encourager à persévérer.

La tante Ablewhite prenait de l’exercice dans une chaise de malade, et Rachel l’accompagnait.

« Je voudrais pouvoir traîner cette chaise, s’écria-t-elle, et me fatiguer jusqu’à en tomber. »

Elle fut de la même humeur pendant la soirée. Je découvris, dans un des précieux opuscules de mon amie (la Vie, les Lettres et les Travaux de miss Jane Ann Stamper, 44 e édition), des passages singulièrement appropriés à l’état actuel de Rachel ; je proposai de les lui lire, mais elle se dirigea vers son piano. Se figure-t-on qu’elle connaissait assez peu les personnes sérieuses pour supposer que ma patience pût être si vite épuisée ! Je m’assis, gardant miss J. A. Stamper près de moi, et attendant les événements avec une inaltérable confiance dans l’avenir.

M. Ablewhite père ne parut pas ce soir-là ; mais je connaissais trop l’importance que son avidité temporelle devait attacher au mariage de son fils, et j’étais convaincue que tous les efforts de M. Godfrey ne l’empêcheraient pas de nous arriver dès le lendemain. Son intervention amènerait infailliblement la scène violente que je prévoyais et dans laquelle Rachel dépenserait toutes ses facultés de résistance. Je n’ignore pas que le vieux M. Ablewhite passe généralement (surtout parmi ses inférieurs) pour un homme d’un caractère très-facile. D’après ce que j’ai observé, il ne justifie sa réputation qu’autant que sa volonté ne rencontre aucun obstacle.

Le lendemain, comme je m’y attendais, ma tante fut aussi, étonnée qu’elle était capable de l’être, en voyant arriver subitement son mari.

À peine venait-il d’entrer dans la maison que je fus surprise à mon tour de le voir suivi de M. Bruff : ce qui compliquait la situation.

Je n’avais jamais trouvé la présence de l’avoué plus inopportune qu’en ce moment ; il semblait préparé à tout, même à maintenir la paix, et cela avec Rachel au nombre des combattants !

« Quelle heureuse surprise, monsieur ! dit M. Ablewhite, s’adressant avec sa menteuse politesse à M. Bruff. Lorsque j’ai quitté hier votre bureau, je n’espérais pas avoir l’honneur de vous voir aujourd’hui à Brighton.

– J’ai réfléchi sur notre conversation depuis lors, répondit M. Bruff, et il m’est venu la pensée que je pourrais être utile dans l’occasion présente. Je n’ai eu juste que le temps de prendre le train, et n’ai jamais pu découvrir celui des wagons dans lequel vous voyagiez. »

Cette explication donnée, il s’assit auprès de Rachel. Je m’effaçai modestement dans un coin, avec miss Jane Stamper posée sur mes genoux, en cas de besoin ; ma tante resta à la fenêtre, s’éventant tranquillement comme toujours. M. Ablewhite se tint au milieu de la pièce ; son crâne chauve avait une teinte plus rose que de coutume. Il s’adressa à sa nièce du ton le plus affectueux.

« Rachel, ma chère, dit-il, j’ai appris par Godfrey des nouvelles bien étranges, et je viens ici vous en demander quelque explication. Vous avez un petit salon particulier dans la maison, vous plairait-il que nous nous y rendions ? »

Rachel ne bougea pas. Soit qu’elle fût décidée à provoquer un éclat, soit qu’elle obéit à certains signes de M. Bruff, toujours est-il qu’elle refusa à M. Ablewhite le plaisir de la conduire dans son petit salon.

« Tout ce que vous avez à me dire, répondit-elle, vous pouvez le dire ici en présence de ma famille et, ajouta-t-elle en désignant M. Bruff, du plus ancien comme du plus fidèle ami de ma mère.

– Comme il vous plaira, ma chère ! » fit l’aimable M. Ablewhite.

Il prit une chaise ; chacun regarda sa figure, comme si l’on pouvait lire la vérité sur le visage d’un homme qui a passé soixante-dix ans à l’école du monde ! Moi, je regardai le sommet de son crâne chauve, ayant remarqué en d’autres occasions que son humeur se manifestait à cette place.

« Il y a quelques semaines, continua-t-il, mon fils m’apprit que miss Verinder lui avait fait l’honneur de lui promettre sa main. Serait-il possible, Rachel, qu’il se fût fait illusion, ou qu’il eût mal compris votre pensée ?

– Nullement, répondit-elle ; je m’étais engagée à l’épouser.

– Vous répondez franchement au moins ! et tout cela est fort satisfaisant, ma chère, jusqu’à présent ; donc, par rapport à ce qui a eu lieu il y a quelques semaines, Godfrey n’a commis aucune erreur ; alors l’erreur est manifeste dans ce qu’il m’a dit hier. Je commence à le voir : vous et lui avez eu une querelle d’amoureux, et mon cher fils a eu la sottise de la prendre au sérieux. Ah ! j’aurais été moins maladroit à son âge ! »

À ces paroles, la nature déchue, la mère Ève commença à s’irriter chez Rachel.

« Je désire, monsieur Ablewhite, que nous nous comprenions parfaitement, dit-elle. Il n’y a pas eu la moindre querelle, hier, entre votre fils et moi. S’il vous a appris que je lui avais annoncé l’intention de rompre mon engagement et qu’il y avait consenti de son côté, il vous a dit la vérité. »

Le thermomètre indicateur, ou le crâne de M. Ablewhite, commença à marquer une élévation de température. Sa figure resta plus aimable que jamais, mais le rouge gagnait son crâne et fonçait déjà !

« Allons, allons, ma chère enfant, dit-il de sa voix la plus douce, ne soyez pas si dure pour mon pauvre Godfrey ! Il aura évidemment commis quelque bévue ! Dès son enfance, il manquait d’adresse, mais il a les meilleures intentions du monde, Rachel ; il désire toujours bien faire.

– Monsieur Ablewhite, il faut que je me sois fort mal exprimée, ou bien vous affectez de ne pas me comprendre ; une fois pour toutes, il est parfaitement convenu entre votre fils et moi que nous resterons, tant que nous vivrons, cousins, mais rien de plus. Est-ce assez clair ? »

Le ton dont elle prononça ces mots rendait impossible, même pour M. Ablewhite, de s’y méprendre plus longtemps. Son thermomètre monta encore de quelques degrés, et sa voix cessa d’être celle qu’on attribue en général à un homme doux et bien élevé.

« Je dois donc entendre, dit-il, que votre promesse de mariage est rompue ?

– Veuillez le comprendre ainsi, monsieur Ablewhite.

– Je dois aussi admettre que cette rupture a été proposée par vous ?

– C’est en effet moi qui l’ai demandée, et j’ai rencontré, comme je vous l’ai dit, le consentement et l’approbation de votre fils. »

Le thermomètre marqua le maximum : le rose était devenu ponceau.

« Mon fils n’a pas de sang dans les veines ! cria ce vieux disciple du monde, arrivé au comble de la fureur. Je me dois à moi-même comme père, si ce n’est pour mon fils, de vous demander quel grief vous avez contre M. Godfrey Ablewhite ? »

Ici M. Bruff intervint pour la première fois.

« Vous n’êtes point forcée de répondre à cette question, » dit-il à Rachel.

Le vieil Ablewhite se retourna immédiatement contre lui :

« N’oubliez pas, monsieur, que vous vous êtes invité vous-même ici ; votre ingérence aurait eu meilleure grâce si vous aviez attendu qu’on vous la demandât. »

M. Bruff ne releva pas cette attaque, et le vernis qui recouvrait sa vieille figure ne broncha pas. Rachel le remercia de l’avis qu’il lui donnait, puis elle se retourna vers M. Ablewhite. Le sang-froid dont elle ne se départait pas était vraiment effrayant à voir dans une personne de son âge et de son sexe.

« Votre fils m’a fait la même question que vous me posez là, dit-elle ; je n’ai qu’une réponse à faire pour lui comme pour vous ; je lui ai proposé de nous dégager mutuellement, parce que la réflexion m’a prouvé que j’agissais dans l’intérêt de notre bonheur mutuel en revenant sur une promesse précipitée et en le laissant libre de faire un meilleur choix ailleurs.

– Mais enfin, de quoi mon fils est-il coupable ? insista M. Ablewhite. J’ai bien le droit de le savoir. Qu’a-t-il fait ? »

Elle persista tout aussi obstinément de son côté.

« Vous avez eu de moi la seule explication que je juge nécessaire de vous donner, répondit-elle.

– Bref, votre bon plaisir, miss Verinder, est de vous moquer de mon fils ? »

Rachel resta un instant silencieuse ; j’étais assise derrière elle, et je l’entendis soupirer. M. Bruff lui serra doucement la main ; elle se remit pourtant, et répondit à M. Ablewhite sans rien perdre de son assurance.

« Je me suis exposée à des soupçons plus graves que celui-là, dit-elle, et je les ai supportés patiemment ; le temps est passé où vous pouviez me mortifier en m’appelant une coquette. »

Elle parlait avec une amertume qui me prouvait que le souvenir de la Pierre de Lune venait de traverser son esprit.

« Je n’ai rien de plus à dire, » ajouta-t-elle d’un air de lassitude.

Ces mots n’étaient adressés à personne en particulier. Elle avait détourné ses yeux de nous tous et regardait par la fenêtre voisine.

M. Ablewhite se leva et repoussa sa chaise si violemment qu’elle bascula et tomba à terre.

« Il me reste quelque chose à dire de mon côté, annonça-t-il en frappant fortement sur la table. J’ai à dire que, si mon fils ne sent pas cette insulte, je la ressens pour lui. »

Rachel tressaillit, et le regarda avec surprise :

« Insulte ? que voulez-vous donc dire par là ?

– Insulte, répéta M. Ablewhite ; je connais votre motif, miss Verinder, pour rompre avec mon fils ! Je le sais aussi bien que si vous me l’aviez avoué. Votre satané orgueil de famille insulte Godfrey, comme il m’insulta moi-même lorsque j’épousai votre tante. Sa famille, famille de mendiants ! lui tourna le dos parce qu’elle épousait un honnête homme, qui avait fait son chemin et sa fortune à lui tout seul. Je n’avais pas d’ancêtres, je ne descendais pas d’une horde de bandits, de coupe-jarrets, qui avaient vécu de meurtre et de rapine : Je ne pouvais remonter au temps où les Ablewhite n’avaient pas de chemise sur le dos et étaient incapables de signer leur nom. Ah ! ah ! je n’étais pas digne d’épouser une Herncastle ! Et maintenant c’est mon fils qui n’est pas assez bien né pour vous ! Je m’en doutais, du reste. Vous avez le sang des Herncastle dans les veines, jeune fille ; je le voyais bien !

– Voilà des soupçons fort gratuits, fit M. Bruff ; je m’étonne que vous osiez les énoncer. »

Avant que M. Ablewhite eût pu répondre, Rachel prit la parole d’un ton de mépris exaspérant.

« À coup sûr, dit-elle à l’avoué, cela ne mérite pas qu’on s’y arrête ; s’il pense ainsi, laissons-le penser comme bon lui semble. »

De ponceau, M. Ablewhite devenait maintenant violacé. Il respirait à grand’peine, et regardait alternativement Rachel et M. Bruff avec une fureur telle, que chacun se demandait à qui il allait s’attaquer d’abord. Sa femme, qui était restée à s’éventer imperturbablement jusqu’alors, commença à paraître réellement alarmée ; elle tenta, mais en vain, de le calmer. Pendant cette triste discussion, je m’étais sentie plus d’une fois appelée intérieurement à intervenir par quelques paroles graves, et il n’avait rien moins fallu pour me contenir que la crainte d’un scandale possible, crainte, je le confesse, bien indigne d’une chrétienne, qui doit agir non pas avec prudence, mais selon ce que le bien exige d’elle. Au point où en étaient arrivées les choses, je mis sous mes pieds toutes les considérations humaines ; si j’avais dû intervenir munie de mes seules ressources personnelles, j’eusse encore pu hésiter, mais les déplorables dissensions domestiques dont j’étais témoin étaient admirablement prévues dans la correspondance de miss Jane Ann Stamper. – Lettre mille et unième : « De la paix dans les familles. » – Je me levai donc dans mon modeste coin, et j’ouvris ce précieux livre.

« Cher monsieur Ablewhite, dis-je, permettez-moi de dire un mot, je vous en prie ! »

Lorsque j’attirai l’attention générale en me levant, je vis qu’il était sur le point de me rudoyer ; mais la forme affectueuse de ma phrase l’arrêta ; il me dévisagea avec un étonnement tout païen.

« En qualité d’amie sincère et dévouée, commençai-je, accoutumée de longue date à éveiller, convaincre, préparer, éclairer et fortifier mon prochain, permettez-moi de prendre la liberté la plus excusable, celle de calmer votre esprit. »

Il commençait à reprendre son sang-froid et eût éclaté, pourtant avec tout autre qu’avec moi ; mais ma voix, si douce de coutume, possède quelques notes très-élevées en cas de besoin ; dans cette occurrence, je me sentis appelée à parler haut.

Je mis mon cher opuscule devant lui et lui montrai du doigt la page ouverte.

« Ce ne sont pas mes paroles, m’écriai-je avec l’ardeur du missionnaire. Oh ! ne supposez pas que je sollicite votre attention pour mes humbles paroles ! Non ! Mais voici la manne dans le désert, la rosée sur une terre desséchée, des paroles de consolation, de sagesse, d’amour, les paroles mille fois bénies de miss Jane Ann Stamper ! »

Je ne fus arrêtée que par l’absence momentanée de souffle. Avant que j’eusse pu reprendre haleine, ce monstre à face humaine hurla avec rage :

« Que miss Jane Ann Stamper aille au… »

Il m’est impossible d’écrire ce mot impie, que je remplace par des points. Je jetai les hauts cris en l’entendant, je courus à mon petit sac posé sur une table ; je saisis tous les traités, et trouvai celui sur les jurements impies, intitulé : Taisez-vous, pour l’amour de Dieu ! Je le lui tendis avec l’expression de la plus instante supplication ; il le déchira en mille pièces, et me le lança à travers la table ; tout le monde se leva, rempli d’effroi et ne sachant ce qui allait s’ensuivre. Moi je me rassis dans mon coin. Miss Jane Ann Stamper, dans une circonstance à peu près semblable, avait été saisie par les épaules et jetée à la porte. Je m’inspirai de son esprit pour affronter le même martyre.

Mais non, il n’en devait pas être ainsi. Sa femme fut la première à laquelle il s’adressa.

« Qui, qui, dit-il en bégayant de colère, a introduit cette impudente fanatique dans ma maison ? est-ce vous ? »

Avant que ma tante eût pu placer un mot, Rachel répondit pour elle :

« Miss Clack est ici invitée par moi. »

Ces mots firent une singulière impression sur M. Ablewhite. À sa rage succéda tout à coup un dédain glacial.

Il fut clair pour chacun que, quelque nette et courte qu’eût été la réponse de Rachel, elle donnait enfin à ce vilain homme l’avantage sur elle.

« Oh ! dit-il, miss Clack est votre hôte et dans ma maison ? »

Ce fut au tour de Rachel de perdre patience. Elle rougit, et ses yeux devinrent de feu. Elle se retourna vers l’avoué, et désignant M. Ablewhite, demanda avec hauteur :

« Qu’entend-il par là ? »

M. Bruff intervint de nouveau.

« Vous paraissez oublier, dit-il à M. Ablewhite, que cette maison a été louée par vous, comme tuteur de miss Verinder, pour son usage particulier.

– N’allons pas si vite, riposta M. Ablewhite, j’ai un dernier mot à dire, et que j’aurais dit depuis longtemps, si cette, – il regarda de mon côté, cherchant de quel abominable nom il pouvait me gratifier, – si cette vieille béguine ne m’avait interrompu. Je désire vous dire, monsieur, que si mon fils n’est pas digne d’être le mari de miss Verinder, je ne puis trouver son père digne de rester le tuteur de miss Verinder. Veuillez donc entendre que je refuse d’accepter le mandat que m’a légué le testament de lady Verinder. En termes de droit, je refuse ma coopération à la tutelle. Cette maison a été naturellement louée en mon nom, j’en prends toute la charge, elle est mienne, et comme telle, je la garde ou la rends à mon choix. Je ne veux nullement presser miss Verinder ; je la prie au contraire de ne la quitter, elle, son invitée et leur bagage, qu’à son entière convenance. »

Il fit un profond salut et sortit du salon.

Telle fut la vengeance que M. Ablewhite tira du refus de Rachel d’épouser son fils !

Dès que la porte fut refermée, la tante Ablewhite fit une merveille qui nous confondit tous ! elle trouva assez d’énergie pour traverser la pièce !

« Ma chère amie, dit-elle en prenant Rachel par la main, je serais honteuse de mon mari, si je ne savais que ce n’est pas lui qui vient de vous parler, mais son mauvais caractère. Quant à vous, continua ma tante en se tournant vers mon coin avec un redoublement d’énergie, vous êtes la perverse créature qui l’a mis en colère. Je compte bien ne jamais revoir ni vous ni vos brochures. » Elle revint à Rachel et l’embrassa : « Je vous demande pardon, mon enfant, au nom de mon mari. Que puis-je faire pour vous ? »

Bizarre, capricieuse, déraisonnable dans toutes les actions de sa vie, Rachel fondit en larmes à ces paroles banales et rendit ses caresses à sa tante en silence.

« Si je puis me permettre de répondre pour miss Verinder, dit M. Bruff, oserais-je vous prier, mistress Ablewhite, d’envoyer ici Pénélope avec le chapeau et le châle de sa maîtresse ? Laissez-nous dix minutes ensemble, ajouta-t-il d’un ton plus bas, et vous pouvez compter sur moi pour arranger les choses à votre satisfaction et à celle de Rachel. »

La confiance de toute la famille dans cet homme était vraiment ridicule. Sans dire un mot de plus, ma tante quitta la chambre.

« Ah ! dit M. Bruff en la suivant des yeux, le sang des Herncastle a ses inconvénients, je l’admets. Mais après tout c’est quelque chose que d’être de bonne naissance ! »

Ayant fait cette remarque purement mondaine, il jeta un coup d’œil vers mon coin, comme s’il se fût attendu à me voir partir ; l’intérêt que je portais à Rachel, intérêt d’un ordre bien autrement élevé que le sien, me cloua sur ma chaise.

Ici encore, comme autrefois chez ma tante Verinder à Montagu-Square, M. Bruff renonça à me faire déloger ; il mena Rachel à la fenêtre et se mit à causer avec elle.

« Ma chère Rachel, lui dit-il, la conduite de M. Ablewhite vous a naturellement choquée et surprise. Si ce n’était pas perdre son temps que de discuter avec un pareil homme, nous pourrions aisément le mettre dans son tort ; mais cela n’en vaut pas la peine. Vous aviez parfaitement raison lorsque vous le disiez tout à l’heure. »

Il s’arrêta et regarda encore de mon côté ; je me tenais immobile, mes traités à portée de la main, et miss Jane Ann Stamper posée sur mes genoux.

« Vous savez, reprit-il, que la nature généreuse de votre excellente mère la portait à toujours voir les gens par leurs bons côtés plutôt que par leurs défauts. Elle nomma son beau-frère votre tuteur parce qu’elle avait confiance en lui, et dans le but d’être agréable à sa sœur. Personnellement, je n’ai jamais aimé M. Ablewhite, et j’ai réussi à faire mettre dans le testament une clause donnant à ses exécuteurs le pouvoir, en certains cas, de s’entendre avec moi, pour nommer un autre tuteur. L’occasion s’en présente aujourd’hui ; j’espère mettre fin à cette pénible besogne et je me suis chargé près de vous d’un message de la part de ma femme. Voulez-vous bien faire à Mrs Bruff l’honneur de devenir notre hôte, et en demeurant sous notre toit, d’y vivre comme un membre de la famille, jusqu’à ce que les êtes sages se soient consultées et aient décidé ce qu’il convient de faire ? »

À ces mots, je me levai pour intervenir. M. Bruff justifiait toutes les craintes que j’avais conçues, lorsque je l’avais entendu demander le chapeau et le châle de Rachel.

Avant que j’eusse pu ouvrir la bouche, Rachel avait accepté l’invitation dans les termes les plus chaleureux. Si je laissais cet arrangement se conclure, si elle passait une fois le seuil de la porte de M. Bruff, adieu l’espoir le plus cher de ma vie, mon rêve de ramener au bercail la brebis égarée ! La seule pensée d’un pareil malheur m’accabla. Je m’affranchis des misérables liens des convenances mondaines, et avec une ferveur qui ne me permettait pas de choisir mes paroles :

« Arrêtez, dis-je, arrêtez ! il faut qu’on m’entende. Monsieur Bruff, vous n’êtes pas son parent, moi, je représente sa famille. Je l’invite à venir chez moi, et je somme les exécuteurs testamentaires de me nommer sa tutrice. Rachel, ma chère Rachel, je vous offre mon modeste logis ; venez à Londres par le premier train, ma chérie, et réunissez votre existence à la mienne ! »

M. Bruff ne dit rien. Rachel me regardait avec un étonnement blessant et qu’elle ne faisait aucun effort pour dissimuler.

« Vous êtes bien bonne, Drusilla, dit-elle enfin ; j’espère vous voir souvent quand je serai à Londres ; mais j’ai accepté l’invitation de M. Bruff, et je crois préférable de rester, pour le moment, confiée aux soins de Mrs Bruff.

– Oh ! ne dites pas cela, insistai-je… Je ne puis me séparer de vous, Rachel ; en vérité, je ne saurais vous quitter ! »

J’essayai de la prendre dans mes bras, mais ma tendresse n’était pas partagée ; elle se recula et parut effrayée.

« En vérité, voici une manifestation bien inutile ! dit-elle, je n’y comprends rien.

– Ni moi non plus, » fit M. Bruff.

Leur aveuglement, cet endurcissement horrible et mondain me révolta.

« Rachel ! oh ! Rachel ! m’écriai-je, n’avez-vous donc pas encore vu que mon cœur brûle de faire de vous une chrétienne ? aucune voix intérieure ne vous a-t-elle donc prévenue que je m’efforçais de vous rendre le service que je voulais rendre à votre chère mère, lorsque la cruelle mort l’arracha à mes soins ! »

Rachel avança d’un pas et me regarda d’un air étrange.

« Je ne comprends pas votre allusion à ma mère, miss Clack ; voulez-vous avoir la bonté de vous expliquer ? »

Je ne pus répondre. M. Bruff s’approcha de Rachel, et lui offrant son bras tenta de l’emmener.

« Vous ferez bien le laisser tomber cette conversation, ma chère, lui dit-il, et miss Clack fera bien de ne pas s’expliquer. »

J’aurais été une bûche ou une pierre que, devant cette ingérence de l’avoué, je n’eusse pu m’empêcher de déclarer la vérité. Je repoussai M. Bruff de la main avec indignation, puis dans un langage solennel approprié à l’importance du sujet, j’établis le point de vue sous lequel la saine doctrine n’hésite pas à envisager l’affreux malheur de mourir sans préparation suffisante.

Rachel s’éloigna brusquement de moi et (je rougis pour elle de l’écrire) poussa un cri d’horreur.

« Emmenez-moi ! dit-elle à M. Bruff, allons-nous-en, pour l’amour de Dieu ! avant que cette femme puisse en dire davantage ! Pensez à la vie honnête, irréprochable, pleine de bonnes actions qu’a menée ma pauvre mère ! Vous étiez à ses funérailles, monsieur Bruff ; vous avez vu combien chacun l’aimait, vous avez vu les malheureux pleurer sur sa tombe leur meilleure amie. Et cette misérable est là, essayant de me faire croire que ma mère, qui fut un ange sur la terre, n’est pas parmi les anges au ciel ! Ne me parlez pas ! je veux m’en aller ! j’étouffe à respirer le même air qu’elle ! je suis effrayée de penser que je suis encore si près d’elle ! »

Sourde à toute remontrance, elle courut vers la porte.

Au même moment, sa femme de chambre entrait. Elle mit précipitamment son châle et son chapeau.

« Emballez mes affaires, dit-elle, et faites-les porter chez M. Bruff. »

J’essayai de m’approcher d’elle. J’étais saisie, affligée ; il est inutile d’ajouter que je ne pouvais être offensée. Je voulais seulement lui dire :

« Puisse votre cœur endurci se fondre ! je vous pardonne sincèrement ! »

Mais elle abaissa son voile, arracha son châle de mes mains et se hâta de gagner la porte qu’elle me ferma au nez. Je subis son impertinence avec mon courage habituel, et le souvenir que j’en conserve est exempt de toute rancune. Avant de quitter la pièce, M. Bruff me décocha un dernier sarcasme.

« Vous eussiez mieux fait de ne pas vous expliquer, miss Clack, dit-il.

Il salua et sortit. La créature aux bonnets enrubannés suivit son exemple.

« Il est aisé de voir qui les a tous excités, dit-elle ; je ne suis qu’une pauvre domestique, mais je serais honteuse de me conduire ainsi. »

Elle sortit à son tour en tirant bruyamment la porte après elle.

Je restai seule dans la chambre, conspuée, abandonnée par eux tous.

Peut-on ajouter quelque chose à ce simple énoncé des faits, à cette touchante peinture d’une chrétienne persécutée par le monde ? Non, mon journal m’avertit qu’un chapitre de plus de ma vie accidentée se termine ici. À partir de ce jour, je ne revis jamais Rachel Verinder. Je lui ai pardonné ses insultes dans l’instant qui les a suivies ; depuis lors je n’ai pas cessé de prier ardemment pour elle. Et lorsque je mourrai, en témoignage de mon désir de rendre le bien pour le mal, elle recevra comme legs dans mon testament, « la Vie, les Lettres et les Travaux de miss Jane Ann Stamper. »

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