Seconde narration Fournie par Mathieu Bruff, avoué de Gray’s Inn Square

Chapitre I
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Mon aimable amie, miss Clack, ayant déposé la plume, je la reprends à mon tour pour deux raisons.

En premier lieu, je suis en position d’éclaircir certains points fort intéressants, qui sont restés jusqu’à présent dans l’obscurité. Miss Verinder avait ses raisons particulières pour rompre son engagement de mariage, et j’étais l’auteur de sa résolution. M. Godfrey Ablewhite avait aussi ses motifs privés pour renoncer à ses droits sur sa charmante cousine, et je découvris ces motifs.

En second lieu, ce fut ma bonne ou ma mauvaise fortune de me trouver mêlé personnellement au mystère du diamant indien. J’eus l’honneur de recevoir à mon bureau la visite d’un personnage oriental, aux manières fort distinguées, qui n’était autre à coup sûr que le chef des trois Indiens. Ajoutez à cela que je rencontrai le lendemain le célèbre voyageur M. Murthwaite, et que j’eus avec lui au sujet de la Pierre de Lune une conversation qui influa grandement sur les événements ultérieurs.

Vous connaissez ainsi mes droits à occuper votre attention dans les pages qui vont suivre. L’histoire véritable de la rupture du mariage vient la première par ordre de date et doit par conséquent être racontée en premier lieu ; mais, pour bien suivre la chaîne des événements, je crois nécessaire, si bizarre que cela vous paraisse, de vous ramener auprès du lit de mon excellent client et ami feu sir Verinder. Sir John avait sa part – une part assez large peut-être – des faiblesses de l’humanité, celles du moins qui sont les plus innocentes et les plus aimables. J’en mentionnerai une parce qu’elle se rapporte directement au sujet qui nous occupe. Tant qu’il jouissait d’une bonne santé, il éprouvait une répugnance invincible à faire son testament. Lady Verinder usa de son influence pour réveiller en lui le sentiment du devoir qu’il avait à remplir, et j’y joignis mes exhortations. Il admettait la justesse de nos observations, mais en restait là, jusqu’à ce qu’il fût atteint de la maladie qui devait le conduire au tombeau. Alors enfin je fus mandé pour recevoir les instructions de mon client relativement à son testament ; elles furent les plus simples qui m’eussent jamais été données dans le cours de ma carrière d’homme de loi.

Sir John sommeillait lorsque j’entrai ; ma présence le ranima un peu.

« Comment vous portez-vous, monsieur Bruff ? dit-il ; je ne vous retiendrai pas très-longtemps sur le sujet qui vous amène ici ; puis je me rendormirai. »

Il me suivit des yeux avec intérêt pendant que je préparais plume et papier.

« Êtes-vous prêt ? » demanda-t-il.

Je m’inclinai, trempai ma plume et attendis mes instructions.

« Je laisse tout à ma femme ; voilà tout ! « dit-il ; puis il se retourna sur son oreiller et se mit en mesure de se rendormir.

Je fus obligé de le déranger.

« Dois-je entendre, demandai-je, que vous laissez la totalité de vos propriétés de toute nature entièrement à lady Verinder ?

– Oui, dit sir John ; seulement, moi, j’exprime cela en moins de mots ; pourquoi ne faites-vous pas de même et ne me laissez-vous pas dormir ? Tout à ma femme, c’est là mon testament ? »

Il avait l’entière disposition de sa fortune qui se composait de biens-fonds et de valeurs mobilières. Dans la grande majorité des cas, je me fusse cru obligé de prier mon client de réfléchir de nouveau, mais dans la circonstance présente, je savais lady Verinder non-seulement digne de la confiance illimitée que son mari plaçait en elle (toutes les honnêtes femmes méritent pareille confiance), mais capable en outre de bien conduire ses affaires, ce qui pour le coup est une rareté qui se voit une fois entre mille. Le testament de sir John fut donc, en moins de dix minutes, rédigé et signé, et sir John put reprendre son somme interrompu.

Lady Verinder justifia de tout point la confiance que son mari lui avait témoignée ; dans les premiers temps de son veuvage, elle m’appela auprès d’elle et fit son testament. Elle envisagea sa position avec un tel bon sens que je n’eus aucun besoin de la conseiller, et ma responsabilité se borna à traduire ses instructions en langue juridique. Quinze jours après le décès de sir John, l’avenir de sa fille était sauvegardé de la façon la plus affectueuse et la plus sage.

Le testament reposa dans mon coffre-fort pendant un nombre d’années que je ne supputerai pas ; ce ne fut que vers l’été de 1848 que j’eus l’occasion de l’y reprendre, et cela dans de tristes circonstances.

À cette époque, les docteurs prononcèrent sur l’état de lady Verinder une sentence qui était un véritable arrêt de mort ; je fus la première personne qu’elle instruisit de sa situation, et elle se montra désireuse de revoir son testament avec moi.

On ne pouvait y rien ajouter de mieux pour sa fille ; mais depuis tant d’années, ses intentions relatives à divers legs s’étaient quelque peu modifiées, et il devint nécessaire d’introduire dans l’acte plusieurs codicilles. Tous ces points arrêtés entre nous, j’obtins de lady Verinder la permission d’en former un second testament, afin d’éviter quelques confusions et répétitions qui défiguraient le premier document et ne s’accordaient pas avec mon sentiment professionnel sur la netteté d’un acte public.

Miss Clack a parlé de la signature de ce second testament, auquel elle servit de témoin.

En ce qui concernait les intérêts pécuniaires de Rachel Verinder, ce testament était la reproduction textuelle du premier. Les seuls changements apportés furent dans le choix du tuteur et dans quelques clauses relatives à ce choix, rédigées sous mon inspiration. Après la mort de lady Verinder, le testament fut placé entre les mains de mon procureur pour être prouvé, selon le terme légal usité en pareil cas.

Environ trois semaines après, je reçus un premier avertissement qu’il se passait sous main quelque chose d’insolite. J’entrais par hasard chez mon ami le procureur, et je remarquai qu’il me reçut avec un intérêt plus vif que coutume.

« J’ai du nouveau à vous apprendre, me dit-il. Que pensez-vous que j’aie su ce matin aux Doctor’s-Commons ? On a demandé le testament de lady Verinder, et il a déjà été examiné. »

C’était en effet une singulière nouvelle ! Il n’y avait rien au monde qui pût être contesté dans le testament, et je ne m’imaginais pas qui pouvait avoir un intérêt à l’examiner. (Je ferai remarquer, pour l’édification de ceux qui l’ignoreraient, que la loi permet à quiconque le demande de prendre communication des testaments aux Doctor’s-Commons, moyennant une rétribution d’un shilling.)

« Avez-vous su qui a fait cette demande ? dis-je.

– Oui ; le clerc n’a pas hésité à m’en instruire. C’est M. Smalley, de la maison Skipp et Smalley, qui a fait la demande. Le testament n’a pas encore été copié sur les grands registres, il ne restait donc d’autre alternative que de se départir de l’usage habituel et de lui laisser voir le document original. Il l’a parcouru attentivement, puis a pris des notes sur son agenda. Avez-vous quelque idée de ses intentions ? »

Je fis un signe négatif.

« Je viendrai à bout de le découvrir, répondis-je, avant vingt-quatre heures d’ici. »

Sur ce, je retournai à mes bureaux. Si toute autre maison d’avoué avait été mêlée à cette affaire, j’eusse rencontré des difficultés dans mes recherches. Mais je savais par quel bout tenir Skipp et Smalley, ce qui rendait ma ligne de conduite, plus aisée à suivre. Mon premier clerc, digne et habile homme, était frère de M. Smalley. De là, entre ces messieurs et moi, des rapports indirects dont ils bénéficiaient, Skipp et Smalley ramassaient depuis plusieurs années les miettes qui tombaient de ma table ; en d’autres termes, je leur renvoyais toutes les causes dont, pour des raisons diverses, il ne me convenait pas de me charger.

Ils avaient donc tout intérêt à conserver mon patronage. Je comptais les en faire souvenir dans la présente occasion.

Dès mon retour, je racontai à mon clerc ce qui se passait, et l’envoyai chez son frère, avec « les compliments de M. Bruff, qui serait bien aise de savoir pourquoi MM. Skipp et Smalley ont trouvé nécessaire d’examiner le testament de lady Verinder. »

Ce message amena M. Smalley chez moi ; il convint qu’il avait agi d’après les instructions d’un client, puis il me demanda si ce ne serait pas de sa part une violation du secret professionnel que d’en dire davantage. Nous eûmes une discussion serrée à ce sujet ; au fond, il avait raison et j’étais dans mon tort. Mais la vérité est que j’avais mes soupçons, que je me sentais en colère, et que j’insistai pour en savoir plus long. J’allai plus loin, je refusai même de recevoir de plus amples informations à titre confidentiel, et entendis maintenir mon droit d’en user à ma discrétion ; je fis encore pis, car je profitai de la position où ils étaient vis-à-vis de moi pour exercer sur eux une pression que rien ne peut justifier.

« Choisissez, monsieur, dis-je à M. Smalley, entre le risque de perdre la pratique de votre client, ou bien de ne plus avoir la mienne. »

Je conviens que mes procédés sont indéfendables ; je commettais, ni plus ni moins, un acte de tyrannie ; mais comme tant d’autres tyrans, j’arrivai à mes fins ; M. Smalley fit son choix sans hésiter une seconde. Il sourit et se résigna à me livrer le nom de son client : « M. Godfrey Ablewhite. » C’en était assez pour moi, je n’en demandais pas davantage.

L’intelligence de ce qui va suivre n’étant possible qu’à la condition de connaître certaines clauses du testament de lady Verinder, il convient d’en instruire le lecteur.

Je dirai donc en peu de mots que Rachel Verinder n’était qu’usufruitière de la fortune laissée par sa mère. Le bon sens de cette dernière, joint à mon expérience, en avait décidé ainsi, afin de dégager la jeune fille de toute responsabilité, et pour empêcher qu’elle ne devînt dans l’avenir la victime de quelque coureur de dot. Ni elle ni son futur mari ne pouvaient emprunter un liard sur les propriétés, de quelque nature qu’elles fussent, mobilières et immobilières ; ils auraient de beaux revenus, la jouissance de la maison de Londres et de celle du Yorkshire, mais rien de plus.

Lorsque j’eus appris ce que je voulais savoir, je fus fort embarrassé pour agir.

Depuis huit jours à peine, j’avais été informé des projets d’union de miss Verinder, et cette nouvelle m’avait causé une surprise mêlée de tristesse. Mon amitié et mon estime pour elle m’avaient fait éprouver un chagrin sérieux en la voyant tomber aux mains de M. Godfrey Ablewhite. Eh quoi ! maintenant, cet homme, que j’avais toujours considéré comme un mielleux hypocrite, justifiait la pire opinion que je pusse concevoir de lui et dévoilait le but intéressé de son mariage ! Quand ce serait vrai, me direz-vous, cela ne se voit-il pas tous les jours ? Je vous l’accorde, mon cher lecteur. Mais prendriez-vous la chose aussi légèrement, s’il s’agissait, laissez-moi le supposer, de votre fille ou de votre sœur ?

La première considération à examiner pour moi fut celle de savoir si M. Godfrey Ablewhite tiendrait son engagement, en apprenant ce que son avoué avait découvert pour lui.

Cela dépendait entièrement de sa position pécuniaire, qui m’était inconnue. S’il ne se trouvait pas dans une situation tout à fait désespérée, miss Verinder avec son revenu seul était encore un fort beau parti pour lui. Si, au contraire, il avait absolument besoin de réaliser une somme importante dans un délai donné, alors le testament de lady Verinder atteignait son but et préservait sa fille de devenir la femme d’un gredin pareil.

Cette dernière possibilité admise, il était inutile d’affliger miss Rachel dès les premiers temps de son deuil, en lui apprenant une triste vérité. Mais si ma première prévision venait à se vérifier, je risquais par mon silence de laisser s’accomplir un mariage qui pouvait faire le malheur de toute sa vie.

Dans le doute, je me rendis à l’hôtel où demeuraient Mrs Ablewhite et miss Verinder. Ces dames m’apprirent qu’elles partaient le lendemain pour Brighton et qu’un obstacle imprévu empêchait M. Godfrey de les accompagner ; je résolus aussitôt de prendre sa place. Tant que je n’avais fait que penser à Rachel Verinder, j’avais pu hésiter ; mais quand je me trouvai en sa présence, mon parti fut pris sur-le-champ, et je me décidai, quoi qu’il pût en résulter, à dire la vérité.

L’occasion que je cherchais s’offrit le lendemain de mon arrivée, comme je me promenais avec elle.

« Puis-je m’entretenir avec vous, lui dis-je, de votre projet de mariage ?

– Oui, fit-elle avec indifférence, si vous n’avez rien de plus intéressant à me dire.

– Pardonnerez-vous à l’ancien ami et serviteur de votre famille, miss Rachel, si je vous demande jusqu’à quel point votre cœur est engagé dans la réalisation de ce projet ?

– Je me marie en désespoir de cause, monsieur Bruff. Je ne vois dans le mariage qu’une sorte de bonheur plat qui puisse me réconcilier avec la vie. »

Cette réponse empreinte d’amertume semblait trahir l’existence de quelque roman intime.

Mais je poursuivais mon but et me gardai d’entrer dans aucune digression superflue.

« M. Godfrey Ablewhite ne saurait être de votre avis, dis-je. Son cœur à lui est intéressé dans cette union ?

– Il le dit, et je suppose que je dois le croire. Il ne m’épouserait pas, après tout ce que je lui ai avoué, s’il n’avait de l’affection pour moi. »

Pauvre jeune fille ! la pensée qu’un homme pouvait rechercher sa main dans des vues purement égoïstes et mercenaires ne lui était jamais entrée dans la tête.

Ma tâche était décidément plus difficile à remplir que je ne l’avais prévu.

« Avec mes préjugés d’un autre temps, poursuivis je, je trouve étrange…

– Qu’est-ce qui vous semble étrange ? demanda-t-elle.

– De vous entendre parler de votre futur comme si vous n’étiez pas absolument certaine de son attachement. Croyez-vous avoir quelque raison pour concevoir ce doute ? »

Sa pénétration peu commune saisit un changement dans ma voix ou dans mes manières, lorsque je lui fis cette question, et l’avertit que j’avais une intention en causant avec elle. Elle s’arrêta, retira son bras de dessous le mien, et me sonda du regard.

« Monsieur Bruff, dit-elle, vous avez quelque chose à m’apprendre relativement à Godfrey Ablewhite. Parlez ! »

Je la connaissais trop bien pour ne pas lui obéir, et je lui contai tout.

Elle prit mon bras et se remit à marcher. Je sentis sa main se crisper sur mon bras, et je la vis pâlir de plus en plus pendant que je parlais, mais elle ne me dit rien. Lorsque j’eus fini, elle garda encore le silence, sa tête s’inclina, et elle continua à marcher, sans faire attention à moi, oublieuse de tout, et comme perdue et abîmée dans ses propres pensées. Je me gardai de la troubler, mon expérience à son sujet m’avait appris, dans cette occasion comme dans d’autres, qu’il fallait la laisser prendre son temps. Le premier mouvement des jeunes filles est en général, lorsqu’elles ont appris quelque chose qui les intéresse, de multiplier les questions, puis de courir s’en entretenir avec quelque amie. Rachel, au contraire, dans les mêmes circonstances, commençait par se renfermer en elle-même et par faire ses réflexions à elle toute seule. Cette force de caractère est un rare mérite chez un homme ; chez une femme elle a l’inconvénient grave de la séparer de son sexe et de prêter à des interprétations erronées de la part du grand nombre ; je crois que je partagerais l’opinion générale, sauf à l’égard de Rachel Verinder. Cette indépendance morale constituait à mes yeux une de ses principales qualités ; je jugeais ainsi, en partie sans doute parce que je l’aimais et l’admirais, puis parce que mon opinion au sujet de la situation prise par elle dans l’affaire de la Pierre de Lune, reposait sur la connaissance que j’avais de ce trait distinctif de sa nature. Quelque fortes que fussent les apparences contre elle par rapport au mystère du diamant, quelque choquante que parût être sa connivence présumée avec le voleur inconnu, je me sentais assuré qu’elle n’avait commis aucune action indigne d’elle, sachant qu’elle n’avait dû prendre aucun parti avant de l’avoir sérieusement examiné à elle toute seule.

Nous avions marché depuis assez longtemps, lorsque Rachel secoua le fardeau de ses préoccupations. Elle me regarda soudain avec une vague réminiscence de son sourire d’autrefois, le plus séduisant sourire de femme que j’aie jamais vu.

« Je dois déjà beaucoup à vos soins, me dit-elle, et je me sens plus que jamais votre obligée. Si vous entendez parler de mon mariage lors de votre retour à Londres, je vous prie de le démentir en mon nom.

– Êtes-vous donc résolue à rompre votre engagement ? demandai-je.

– Pouvez-vous en douter, fît elle avec fierté, après ce que vous venez de m’apprendre !

– Ma chère miss Rachel, vous êtes bien jeune, et vous pouvez rencontrer plus de difficultés que vous ne le prévoyez à sortir de la position actuelle. N’avez-vous pas une amie que vous puissiez consulter ?

– Je n’ai personne, » répondit-elle.

Je fus peiné, bien peiné de l’entendre faire cet aveu. Elle était si jeune et si isolée, et elle supportait si courageusement sa situation ! Dans mon désir de lui être utile, et bien que je me sentisse peu apte à me mêler d’une affaire aussi délicate, je lui fis part des pensées qui me vinrent à l’esprit, telles qu’elles se présentèrent. J’ai eu l’occasion de servir de conseil à un nombre infini de personnes, et dans les circonstances les plus difficiles, mais il ne m’était jamais arrivé de devoir aviser avec une jeune personne au moyen de rompre une promesse de mariage. Je lui suggérai ceci : dire à M. Godfrey Ablewhite, dans une entrevue privée, qu’elle avait connaissance des motifs intéressés dont il s’était inspiré en demandant sa main ; que cette union devenait par suite impossible, et qu’elle lui proposait d’entrer dans ses vues en paraissant rompre d’un commun accord avec elle ; sinon, il la forcerait, en lui faisant opposition, de faire connaître au public les motifs qui la déterminaient. S’il tentait de nier ou d’atténuer les faits, elle n’avait qu’à me l’adresser. Miss Verinder m’écouta avec attention. Puis elle me remercia gracieusement, tout en me disant qu’elle ne pouvait suivre mon conseil.

« Puis-je vous demander, répondis-je, ce qui vous en empêche ? »

Elle hésita, et enfin me posa à son tour une question :

« Supposez qu’on vous demande d’exprimer votre opinion sur la conduite de M. Godfrey Ablewhite ?

– Oui.

– Comment la qualifieriez vous ?

– Je dirais que c’est la conduite d’un homme faux et bas.

– Eh bien, monsieur Bruff, j’ai cru en cet homme, et j’ai promis de l’épouser. Comment puis-je après cela lui dire qu’il est bas, qu’il m’a trompée ? Comment puis-je le déshonorer aux yeux du monde ? Je me suis dégradée moi-même en songeant à faire de lui mon époux. Si je lui dis en face ce que vous me conseillez de lui dire, ce sera avouer que j’ai commis une triste erreur, et cela m’est impossible après ce qui s’est passé entre nous. Je ne puis en vérité agir ainsi ! Cette honte ne serait rien pour lui, mais l’humiliation serait insupportable pour moi ! »

Elle me dévoilait là encore une des bizarreries de sa nature ; son horreur de ce qui était bas la rendait sourde à toute autre considération, et elle aimait mieux encourir le risque d’un jugement sévère de la part de ses amis que de se placer en face d’une bassesse dont il lui fallait accepter le contact même momentané ! Jusqu’à ce moment, je n’étais pas entièrement rassuré sur la valeur du conseil que je lui avais donné, mais en la voyant entrer dans cette voie, je ne pus qu’insister fortement auprès d’elle pour la prier de se rendre à mon avis.

Elle secoua la tête et répéta son objection en d’autres termes :

« Il est entré assez avant dans mon intimité pour me demander de devenir sa femme, et je l’ai placé assez haut dans mon estime pour lui donner mon consentement. Je ne puis après cela lui jeter à la figure qu’il est un méprisable personnage !

– Mais, ma chère miss Rachel, objectai-je, vous ne pouvez pas non plus vous dégager sans lui donner quelque raison plausible.

– Je lui répondrai qu’après y avoir mûrement réfléchi, je reste convaincue que, pour chacun de nous, il est préférable d’agir ainsi.

– Rien de plus que cela ?

– Non, rien de plus.

– Avez-vous pesé tout ce qu’il pourra dire de son côté ?

– Il dira ce qu’il lui plaira. »

Je ne pouvais qu’admirer sa fermeté et sa délicatesse, et pourtant je sentais qu’elle se mettait dans son tort ; je la suppliai de considérer sa position ; je lui rappelai qu’elle exposait sa conduite aux plus fâcheuses interprétations.

« Vous ne devez pas, lui dis-je, braver l’opinion publique pour obéir à un sentiment privé.

– Je le ferai, me répondit-elle, et je l’ai déjà prouvé.

– Que voulez-vous dire ?

– Vous avez oublié la Pierre de Lune, monsieur Bruff. N’ai-je pas alors affronté l’opinion publique, pour des raisons qui m’étaient personnelles ? »

Sa réponse me réduisit au silence ; je fus conduit à rechercher, après cet étrange aveu, l’explication de son attitude à l’époque de la perte de son diamant. Plus jeune, j’eusse peut-être réussi à en pénétrer le motif ; je n’y pus parvenir alors.

J’essayai encore d’insister pour la dernière fois, avant la fin de notre promenade : elle resta inébranlable. Mon esprit était étrangement bouleversé lorsque je partis. Elle était obstinée et avait tort ; elle m’intéressait, je lui reconnaissais des qualités admirables, et elle m’inspirait une profonde compassion ! Je lui fis promettre de m’écrire dès qu’elle aurait des nouvelles à donner ; puis je retournai à mes affaires à Londres, le cœur rempli d’inquiétude.

Le soir de mon retour, et avant que je pusse recevoir aucune lettre d’elle, je fus surpris par une visite de M. Ablewhite père, qui venait m’apprendre que son fils avait reçu son congé, et l’avait accepté, ce même jour.

Avec l’opinion personnelle que je m’étais faite sur l’affaire, la seule annonce du résultat de l’entrevue des cousins me suffit pour comprendre le motif de la soumission de M. Godfrey, et cela aussi clairement que s’il me l’eût expliqué lui-même. Il était en quête d’une somme importante et en avait besoin à jour fixe. Les revenus de Rachel, qu’il eût été heureux de trouver en toute autre circonstance, ne pouvaient ici lui venir en aide ; Rachel avait donc pu reprendre sa liberté sans rencontrer de ce côté d’obstacles sérieux. Si on m’accuse de jugement téméraire, je demanderai à mon tour quel autre motif pourrait expliquer la facilité de M. Godfrey à renoncer à un mariage qui l’eût mis dans une position superbe jusqu’à la fin de ses jours.

La suite de mon entrevue avec M. Ablewhite père atténua sensiblement la joie que j’aurais été tenté d’éprouver en voyant l’heureuse issue de l’affaire.

Naturellement il venait me demander si je pourrais lui donner quelque éclaircissement sur la conduite incompréhensible de miss Verinder. Inutile de dire que je me trouvai hors d’état de lui fournir les renseignements qu’il désirait. Ma réponse ne fit qu’accroître la mauvaise humeur dans laquelle l’avait mis sa dernière conversation avec son fils, et sous l’empire de l’irritation M. Ablewhite perdit sa prudence accoutumée. Ses regards et son langage me convainquirent que miss Verinder trouverait en lui un homme exaspéré, lorsqu’il la rejoindrait le jour suivant à Brighton.

Je ne dormis pas de la nuit et passai ce temps à méditer sur ce qu’il convenait de faire. Comment finirent mes réflexions et comment M. Ablewhite se chargea de donner raison à mes craintes, point n’est besoin de vous l’apprendre ; cela, m’a-t-on dit, a déjà été indiqué en son lieu et place par la vertueuse miss Clack. Je dirai donc seulement, afin de compléter ce récit, que miss Verinder trouva enfin, la pauvre enfant, dans ma maison de Hampstead la tranquillité et le repos qui lui étaient si nécessaires. Elle nous fit l’honneur d’un long séjour ; ma femme et mes filles étaient charmées de la posséder au milieu d’elles, et quand les exécuteurs testamentaires eurent désigné un nouveau tuteur, miss Rachel, je suis fier et heureux de le constater, se sépara de ma famille comme on se sépare de vieux amis.

Chapitre II
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Je dois maintenant faire connaître les détails que j’appris relativement à la Pierre de Lune, ou plutôt relativement au complot ourdi par les Indiens pour s’en assurer la possession. Ces incidents ne sont pas sans intérêt, à raison de leurs conséquences ultérieures.

Huit ou dix jours après que miss Verinder nous eut quittés, un de mes clercs entra dans mon bureau particulier et me remit une carte, en me disant qu’un gentleman demandait à me parler.

Je regardai la carte ; elle portait un nom étranger que j’ai oublié : puis, dans le bas, une ligne écrite en anglais, dont je me souviens fort bien : « Recommandé par M. Septimus Luker. » L’audace d’un individu qui, dans la situation de M. Luker, osait me recommander quelqu’un, m’abasourdit à tel point, que je restai un instant muet, me demandant si je ne rêvais pas. Le clerc remarqua ma stupéfaction et voulut bien me faire part de ses réflexions sur l’étranger qui m’attendait en bas :

« C’est un personnage d’une singulière physionomie, monsieur. Il est si brun que nous l’avons tous pris pour un Indien ou quelque chose de pareil. »

En associant l’impression du clerc avec l’impertinente inscription de la carte, je soupçonnai sur l’heure que la Pierre de Lune était au fond de la recommandation de M. Luker et de la visite de cet étranger. Au grand étonnement de mon clerc, je me décidai à accorder un entretien au susdit gentleman.

Pour me justifier d’avoir ainsi sacrifié ma dignité professionnelle à une pure curiosité, permettez-moi de vous rappeler qu’il n’y avait personne – du moins en Angleterre – qui fût plus au courant que moi de l’histoire du diamant indien. J’avais reçu la confidence du plan formé par le colonel Herncastle pour échapper à ses assassins. J’avais reçu les lettres périodiques du colonel ; j’avais dressé son testament par lequel il léguait la Pierre de Lune à miss Verinder ; j’avais persuadé à son exécuteur d’accepter la charge résultant de cette clause, dans la pensée qu’un joyau de cette valeur serait une précieuse acquisition pour la famille. Enfin c’était moi qui avais combattu les scrupules de M. Franklin Blake et qui l’avais décidé à transporter la Pierre de Lune dans la maison de lady Verinder. Si donc quelqu’un avait le droit de s’intéresser à cette mystérieuse affaire, vous avouerez que c’était bien moi !

Dès l’instant que mon client improvisé parut devant moi, je me sentis intimement persuadé que j’étais en présence d’un des trois Indiens, et sans doute de leur chef. Il était mis avec soin ; mais malgré ses vêtements européens, son teint bistré, sa tournure souple et déliée, enfin ses manières graves et polies, suffisaient pour trahir son origine orientale à tous les yeux intelligents.

Je lui montrai un siège et le priai de m’instruire de l’affaire qui l’amenait auprès de moi.

Il commença par m’exprimer, dans l’anglais le plus choisi, ses regrets de la liberté qu’il prenait de me déranger ; ensuite il tira de sa poche un petit paquet recouvert de drap d’or. Enlevant une première, puis une seconde enveloppe en étoffe de soie, il plaça sur ma table une petite cassette, admirablement incrustée de pierres précieuses, sur un fond d’ébène.

« Je suis venu, monsieur, commença-t-il, pour vous demander de me prêter une somme d’argent, et je déposerai ceci comme gage de l’exactitude du remboursement. »

Je lui montrai sa carte.

« C’est à la recommandation de M. Luker que vous vous adressez pour cela à moi ? » répondis-je.

L’Indien s’inclina.

« Pourrais-je vous demander pourquoi M. Luker lui-même ne vous a pas avancé cette somme ?

– M. Luker m’a dit, monsieur, n’avoir en ce moment aucun argent disponible.

– C’est alors qu’il vous a engagé à venir me trouver ? »

L’Indien à son tour montra la carte.

« Il l’a écrit là-dessus, » me dit-il.

Les réponses étaient nettes et allaient au but ! Si la Pierre de Lune avait été en ma possession, je ne fais aucun doute que ce gentleman oriental ne m’eût assassiné sans une seconde d’hésitation. À part ce petit inconvénient, je puis affirmer qu’il était un client modèle ! Il eût pu ne pas respecter ma vie, mais il faisait ce qu’aucun de mes compatriotes n’avait jamais fait dans le cours de ma longue carrière professionnelle : il respectait la valeur de mon temps.

« Je regrette, dis-je, que vous ayez pris la peine de venir jusqu’ici. M. Luker s’est entièrement mépris en vous adressant à moi. On me confie, comme à d’autres membres de ma profession, des sommes à placer à titre de prêts, mais je ne les prête jamais à des étrangers, et je ne puis accepter le genre de garanties que vous m’offrez. »

Loin de chercher, comme tant d’autres importuns, à me faire me départir de ma règle, l’Indien me salua et remit sa cassette dans ses enveloppes sans un mot de protestation. Il se leva, et cet admirable assassin se disposa à me quitter aussitôt que je lui eus répondu.

« Votre condescendance envers un étranger m’excusera-t-elle de vous poser une seule question avant de prendre congé de vous ? » me demanda-t-il.

Je saluai à mon tour. Une seule question en partant ! la moyenne en comportait au moins cinquante dans les souvenirs que je gardais de mes clients.

« À supposer, monsieur, qu’il vous eût été possible de me prêter cet argent, quel est le délai d’usage dans lequel j’aurais dû vous le rembourser ?

– Suivant la coutume de notre pays, répondis-je, vous auriez pu, si ce terme vous convenait, vous libérer une année après l’époque où vous eussiez touché le prêt. »

L’Indien me fit un dernier et très-profond salut ; puis, d’un mouvement prompt et souple, il se glissa sans bruit hors de la chambre.

Cette sortie effectuée en un clin d’œil avec une légèreté féline me causa, je l’avoue, un moment de stupeur. Aussitôt que je pus réfléchir à l’aise, mon raisonnement m’expliqua le but de cette incompréhensible visite.

Durant son entretien avec moi, l’étranger avait été tellement maître de lui que sa physionomie, sa voix et ses manières défiaient tout examen. Mais il m’avait pourtant donné une chance de pénétrer malgré lui sous cette surface impassible. Il n’avait pas paru faire le moindre effort pour fixer dans sa mémoire rien de ce que je lui avais dit, jusqu’à ce que j’en vinsse à désigner l’époque à laquelle un débiteur pouvait commencer à se libérer d’un emprunt contracté par lui. Lorsque je lui donnai ce renseignement, il me regarda droit en face, pour la première fois, pendant que je parlais. La conclusion que j’en tirai fut qu’il avait eu un but particulier eu me faisant cette question et que ma réponse avait été pour lui d’un intérêt considérable. Plus je réfléchis à cette entrevue, plus je soupçonnai qu’en réalité l’exhibition de la cassette et la demande d’emprunt, n’avaient été que des formalités oiseuses, destinées à amener la question qu’on m’avait posée en partant.

Après m’être arrêté à cette conclusion, je m’efforçais de pousser un peu plus avant mes recherches et de découvrir les motifs de l’Indien, lorsqu’on m’apporta une lettre dont le signataire n’était rien moins que M. Septimus Luker lui-même. Il me faisait les plus plates excuses et promettait de me donner tout apaisement au sujet de cette affaire, si je voulais lui faire l’honneur de lui accorder une entrevue.

Poussé par la curiosité, je transigeai encore avec ma dignité professionnelle et donnai rendez-vous à ce monsieur pour le lendemain à mon bureau.

M. Luker était de tout point si inférieur à mon Indien, il se montra tellement lourd, vulgaire, laid, rampant, qu’il ne mérite pas de nous occuper longtemps, et je résumerai ainsi le résultat de mon entrevue avec lui :

La veille du jour où je vis l’Indien, celui-ci avait favorisé M. Luker de sa visite. En dépit de son déguisement européen, M. Luker n’hésita pas à reconnaître le chef des trois Indiens qui, quelque temps auparavant, l’avaient inquiété par leurs allées et venues autour de sa maison, et l’avaient mis dans la nécessité de faire sa déclaration au magistrat. De cette première découverte, il conclut, assez naturellement à vrai dire, qu’il se trouvait en présence d’un des trois coquins qui l’avaient bâillonné, aveuglé, fouillé et dépouillé du reçu de son banquier. Aussi fut-il en proie à un accès de terreur folle, et, paralysé par l’effroi, il crut toucher à sa dernière heure.

De son côté, l’Indien s’était maintenu dans le rôle d’un étranger. Il exhiba sa cassette et fit identiquement la même demande qu’il devait reproduire le lendemain chez moi ; espérant s’en débarrasser promptement, M. Luker répondit n’avoir pas d’argent de disponible ; là-dessus, l’Indien avait demandé quelle autre personne sûre pourrait lui faire cette avance sur gage, et M. Luker lui répondit qu’un avoué bien posé offrait, d’ordinaire, les garanties les plus sérieuses en pareil cas. Prié de désigner une personne qui fût dans cette situation, M. Luker avait alors donné mon adresse uniquement parce qu’au milieu de sa frayeur, mon nom fut le premier qui lui vint à la pensée.

« Une sueur froide m’inondait, monsieur, ajouta ce pauvre misérable ; je ne savais plus ce que je disais, et j’espère, monsieur Bruff, que vous me pardonnerez en considérant que j’avais absolument perdu l’esprit. »

J’acceptai ses excuses avec assez de facilité. D’abord, c’était le moyen le plus prompt de me délivrer de sa présence, mais avant qu’il me quittât, je lui demandai si, au moment de se retirer, l’Indien n’avait pas fait quelque question digne de remarque.

Oui ! l’Indien avait en partant fait exactement la même question à M. Luker qu’à moi, et en avait reçu naturellement la même réponse que celle que je lui fis.

Que signifiait tout cela ? M. Luker ne put m’aider à déchiffrer cette énigme et je n’y réussis pas davantage par mes propres efforts. J’avais pour le soir une invitation à dîner en ville. L’esprit assez mal disposé, je remontai afin de procéder à ma toilette. Qui m’eût dit que ce dîner allait me fournir l’occasion de découvrir ce qui m’intriguait tant ?

Chapitre III
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À ce repas, le personnage important se trouva être M. Murthwaite.

Lorsqu’il revint en Angleterre à la suite de ses lointaines pérégrinations, toute la société s’intéressa à ce voyageur. On voulut recueillir de sa bouche le récit des nombreux dangers auxquels il avait échappé. Il annonçait l’intention de retourner sur le théâtre de ses exploits et de pénétrer dans des régions encore inexplorées. Ce magnifique mépris de la mort qui lui faisait exposer une seconde fois sa vie réchauffait l’enthousiasme de ses admirateurs, car assurément toutes les probabilités humaines étaient contre lui. Nous n’avons pas tous les jours la chance de nous rencontrer à table avec un héros d’aventures, dont, selon toute apparence, nous n’entendrons plus parler désormais que pour apprendre qu’il a péri assassiné.

Lorsque les hommes restèrent seuls dans la salle à manger, je me trouvai assis près de M. Murthwaite. Tous les invités étant Anglais, il est presque inutile de dire qu’aussitôt affranchis de la salutaire contrainte due à la présence des dames, ces messieurs se mirent à causer politique.

Pour ce qui est de cet éternel et national sujet d’entretien, j’avoue être l’Anglais le moins Anglais de la Grande Bretagne. En thèse générale, de toutes les conversations, celles qui roulent sur la politique me paraissent les plus inutiles et les plus monotones. Quand les bouteilles eurent circulé pour la première fois autour de la table, je regardai M. Murthwaite et je remarquai qu’il semblait partager ma manière de voir ; car, sans en avoir l’air et avec des précautions infinies pour ne blesser aucune convenance ; il s’apprêtait à dormir un petit somme. L’idée me vint aussitôt d’essayer si une allusion opportune à l’affaire du diamant aurait le pouvoir de la tenir éveillé ; en ce cas, je m’efforcerais de connaître son opinion sur la tournure nouvelle que prenaient les agissements des Indiens.

« Si je ne me trompe, monsieur Murthwaite, dis-je, vous connaissiez feu lady Verinder et vous vous intéressiez à l’étrange série des événements qui ont fini par la disparition de la Pierre de Lune ? »

L’éminent orientaliste me fit l’honneur de se réveiller et de me demander qui j’étais.

Je le mis au courant de mes relations avec la famille Herncastle, et n’oubliai pas de lui apprendre la singulière position que j’avais occupée autrefois vis-à-vis du colonel et de son diamant.

M. Murthwaite déplaça sa chaise de façon à tourner le dos à toute la compagnie des conservateurs et des libéraux, et concentra son attention sur le simple mortel M. Bruff, de Gray’s Inn Square.

« Avez-vous su dernièrement quelque chose des Indiens ? demanda-t-il.

– J’ai tout lieu de croire, répondis-je, que j’ai eu une entrevue avec l’un d’eux, hier, dans mon cabinet. »

M. Murthwaite n’était pas homme à s’étonner aisément, pourtant ma réponse eut le don de le surprendre. Je lui contai ce qui était arrivé à M. Luker et à moi-même.

« Il est clair, ajoutai-je, que la dernière demande de l’Indien avait un but. Pourquoi tenait-il si fort à savoir l’époque à laquelle un emprunteur peut en général commencer à se libérer de sa dette ?

– Comment ! ne devinez-vous pas son motif, monsieur Bruff ?

– Je rougis de mon défaut de perspicacité, monsieur Murthwaite, mais, vraiment, je ne devine pas. »

Le célèbre voyageur parut prendre grand plaisir à sonder la profondeur de ma stupidité.

« Laissez-moi vous faire une question, dit-il ; où en est maintenant le complot ourdi contre la Pierre de Lune ?

– Je ne saurais le dire, répondis-je, cette conspiration indienne est toujours restée un mystère pour moi.

– Cela tient, monsieur Bruff, à ce que vous n’avez jamais pris la peine de l’examiner à fond. Voulez-vous que nous y jetions un coup d’œil, depuis le moment où vous dressâtes le testament du colonel Herncastle jusqu’à celui où l’Indien s’est présenté chez vous ? Dans notre position, et avec l’intérêt que vous inspire miss Verinder, il est d’une sérieuse importance que vous puissiez vous former une opinion bien nette en cas de besoin. Ceci admis, vous convient-il mieux d’arriver à pénétrer à vous tout seul le motif de l’Indien, ou désirez-vous que je vous épargne la peine de cette enquête ? »

Il serait superflu d’expliquer que je choisis cette dernière alternative, bien persuadé à l’avance que le point de vue pratique serait celui auquel allait se placer M. Murthwaite.

« Très-bien, dit ce dernier ; nous allons aborder en premier lieu la question de l’âge des trois Indiens. Je puis certifier qu’ils paraissent tous trois être du même âge ; et vous pouvez décider vous-même si l’homme que vous avez vu était jeune ou vieux. Vous croyez qu’il n’avait pas quarante ans ? moi aussi je le pense ; disons donc, pas quarante ans, Maintenant, reportons-nous au temps où le colonel Herncastle revint en Angleterre, et où vous fûtes mêlé au plan qu’il adopta pour préserver son existence ; ne comptez pas les années, tout ce que je veux vous faire remarquer est ceci : les indiens d’aujourd’hui ne sont évidemment, vu leur âge, que les successeurs des trois autres Indiens qui suivirent le colonel jusqu’à nos rivages, observez, monsieur Bruff, que tous trois étaient des Brahmines de haute caste lorsqu’ils quittèrent leur pays ! Nos Indiens actuels ont donc remplacé ceux qui les avaient précédés en Angleterre. S’ils n’avaient fait que cela, peu importerait ; mais ils ont fait bien plus ! ils ont succédé à l’organisation établie par leurs devanciers ; ne tressaillez donc pas ainsi ! Cette organisation paraît presque dérisoire, je le sais, pour nos idées anglaises ; moi, je la considère comme une association pouvant lever de l’argent sur ses affiliés et requérir au besoin les services de cette classe d’Anglais interlopes qui frayent à Londres avec une certaine espèce d’étrangers. Enfin les associés ont pour eux les sympathies cachées d’un petit nombre de leurs compatriotes et coreligionnaires employés dans quelques-unes des industries de cette grande ville. Tout cela, vous le voyez, ne paraît pas bien redoutable, et pourtant cette modeste petite organisation indienne est digne d’attention, parce que nous pourrons être forcés de compter avec elle. Le terrain ainsi déblayé, je vais vous poser une question, à laquelle je suis sûr que votre expérience va répondre. Quel est l’événement qui ouvrit aux Indiens leur première chance de ressaisir le diamant ? »

Je compris l’allusion faite à mon expérience.

« Leur première chance se présenta clairement, dis-je, à la mort du colonel. Ils furent instruits de son décès, à ce que je suppose ?

– Tout naturellement, et comme vous le dites, cet événement décida de leur première chance. Jusque-là, le diamant était en sûreté dans la caisse d’une banque. Vous dressâtes le testament par lequel le colonel laissait la Pierre de Lune à sa nièce ; le testament fut légalisé dans les formes habituelles. Vous, homme de loi, vous n’êtes pas en peine de savoir la voie que devaient dès lors suivre les Indiens, après s’être pourvus d’un conseil compétent et anglais ?

– Ils ont dû se procurer une copie de cet acte aux Doctor’s-Commons, répliquai je.

– Justement. Un de ces Anglais interlopes dont j’ai déjà parlé la leur aura fournie. La copie du testament leur apprenait que la Pierre de Lune passait à la fille de lady Verinder, et que M. Blake père, ou un mandataire désigné par lui, devait la remettre entre ses mains. Il ne leur était pas difficile, vous en conviendrez, d’obtenir des renseignements sur des personnes aussi connues que lady Verinder et, M. Blake. La seule question à résoudre pour les Indiens aura été celle-ci : fallait-il essayer de s’emparer de la Pierre de Lune lorsqu’on la retirerait de la banque, ou bien devaient-ils attendre qu’elle fût arrivée chez lady Verinder dans le Yorkshire ? Ce second parti était évidemment le meilleur, et vous trouverez là l’explication de la présence des trois Indiens à Frizinghall, déguisés en jongleurs et guettant l’opportunité. Il va de soi que, pendant ce temps, leurs complices de Londres ne leur laissaient rien ignorer des événements. Deux hommes y auront été employés : l’un pour suivre quiconque irait de chez M. Blake à la banque ; l’autre pour payer de la bière aux domestiques de la maison et savoir par eux ce qui s’y passait. Ces moyens vulgaires leur auront appris promptement que M. Franklin Blake avait été à la banque, et qu’il était la personne qui allait partir pour se rendre chez lady Verinder. Ce qui suivit cette découverte, vous vous le rappelez sans doute aussi bien que moi. »

Je me souvins que Franklin Blake avait en effet remarqué un de ces espions dans la rue, et qu’il avança en conséquence de quelques heures son arrivée dans le Yorkshire ; puis que, grâce au bon conseil du vieux Betteredge, il déposa le diamant à la banque de Frizinghall, avant que les Indiens le crussent même arrivé chez sa tante. Tout cela paraît fort clair jusqu’alors ; mais les Indiens, ignorant qu’on eût pris cette mesure de sûreté, devaient croire la Pierre de Lune dans la maison de lady Verinder pendant tout l’intervalle qui s’était écoulé avant l’anniversaire de la naissance de Rachel, et, en ce cas, comment ne firent-ils aucune tentative pour s’en emparer ? En soumettant cette difficulté à M. Murthwaite, je crus devoir ajouter ce qu’on m’avait conté du jeune garçon, de l’encre mystérieuse, et autres jongleries des Indiens.

« Quelle que soit, continuai-je, l’explication du fait dont je cherche à me rendre compte, je ne puis admettre qu’elle repose sur la théorie de la seconde vue.

– Ni moi non plus, répondit M. Murthwaite ; ces pratiques tiennent à l’un des côtés romanesques du caractère hindou. Quelque invraisemblable que la chose paraisse aux natures du Nord, il y a pour ces gens, au milieu des soucis et des labeurs de leur exil, une sorte de consolation à s’entourer d’un certain prestige merveilleux. Leur jeune compagnon est sans contredit un sujet lucide. Sous l’influence du somnambulisme, il a incontestablement reproduit ce qui était déjà dans l’esprit de la personne qui l’avait magnétisé. J’ai approfondi la théorie de la clairvoyance, et c’est dans cette limite que j’ai toujours vu se renfermer les phénomènes de magnétisme animal. Mais les Indiens pensent différemment ; ils sont persuadés que l’enfant voit des choses invisibles à leurs yeux, et, je le répète, ils trouvent dans cette conviction un encouragement à poursuivre leur tâche. Je suis entré dans ces détails uniquement parce qu’ils montrent le caractère humain sous un aspect curieux et sans doute tout nouveau pour vous. Mais dans notre enquête nous n’avons à nous préoccuper ni du magnétisme, ni de la clairvoyance, ni d’aucune autre chose qu’un esprit sensé ait peine à admettre. Mon but est de suivre pas à pas la conspiration indienne, afin d’en ramener les résultats à des causes naturelles à l’aide d’explications raisonnables. Ai-je réussi à votre satisfaction jusqu’ici ?

– Il n’y a aucun doute, monsieur Murthwaite ; pourtant j’attends encore, et avec quelque anxiété, une explication rationnelle de la difficulté que je viens de vous poser. »

M. Murthwaite sourit.

« Le problème, reprit-il, est on ne peut plus aisé à résoudre. Laissez-moi d’abord vous dire que vous appréciez fort bien la situation. Les Indiens ignoraient certainement ce que M. Franklin Blake avait fait du diamant, car nous les voyons commettre leur première erreur le soir même de l’arrivée de M. Blake chez sa tante.

– Leur première erreur ? répétai-je.

– Sans doute ! l’erreur de se laisser surprendre par Betteredge en rôdant autour de la terrasse. Ils eurent, au surplus, le mérite de reconnaître promptement leur fausse manœuvre, car, bien qu’ils en eussent tout le loisir, ils ne revinrent à la maison que plusieurs semaines après. »

– Mais pourquoi, monsieur Murthwaite ? C’est là ce que je désire savoir.

– Parce que jamais l’Indien, monsieur Bruff, ne s’expose à un risque inutile. Ils ont pu lire dans le testament du colonel, n’est-il pas vrai ? que la Pierre de Lune deviendrait la propriété absolue de miss Verinder à partir du jour anniversaire de sa naissance. Très-bien. Quel était alors le plan le plus simple et le plus sûr à suivre ? Tenter de s’emparer du diamant pendant qu’il restait entre les mains de M Blake, qui s’était déjà montré capable de deviner leurs projets et de les déjouer ? Ne valait-il pas mieux attendre que la Pierre fût remise à une jeune fille qui jouirait naïvement du plaisir d’étaler ce joyau à tous les regards et dans chaque occasion ? Voyez si la conduite des Indiens ne vient pas à l’appui de ce que je dis là. Ils apparaissent après une longue et patiente attente, le soir même du jour de naissance, et la justesse de leur calcul est récompensée par la vue du bijou déployant ses mille feux sur le corsage de miss Verinder ! Lorsque, dans le courant de la soirée, j’entendis l’histoire du colonel et du diamant, j’eus une telle conviction de la gravité du péril auquel M. Blake avait échappé (car soyez sûr que les Indiens l’eussent attaqué si le hasard ne l’avait pas fait revenir de la ville en compagnie de ses cousins) et je pressentis de tels dangers dans l’avenir pour miss Verinder, que je conseillai fortement d’adopter le plan du colonel, et de détruire l’identité de la Pierre de Lune en la faisant tailler en plusieurs pierres séparées. Vous savez comme moi que mon conseil fut rendu inutile par suite de l’inconcevable disparition du diamant pendant cette même nuit ; vous savez encore que cet événement, qui déconcerta le complot hindou, eut pour conséquence l’arrestation momentanée des jongleurs sous prévention de vol et de vagabondage. La première partie de la conspiration se termine ainsi. Avant que nous abordions la seconde, puis-je vous demander si j’ai répondu à votre objection de façon à satisfaire un homme de bon sens ? »

Il n’était pas possible de nier que, grâce à sa connaissance intime du caractère indien, il n’eût résolu parfaitement mes doutes ; il faut bien avouer aussi qu’il n’était pas tenu comme moi de se souvenir des termes de plus de cent testaments rédigés par mes soins depuis celui du colonel Herncastle !

« Donc, résumons-nous, dit M. Murthwaite ; la première chance de ressaisir le diamant échappe aux Indiens le jour où ils sont conduits en prison. Quand rencontrent-ils leur seconde chance ? Je suis en mesure de prouver qu’elle se présenta pendant leur emprisonnement. »

Avant de poursuivre, il ouvrit son portefeuille à une certaine marque :

« Je demeurais à ce moment chez des amis à Frizinghall un jour ou deux avant la mise en liberté des Indiens, le directeur de la prison vint me trouver avec une lettre, qui avait été apportée pour eux par une Mrs Macann, propriétaire du logement où ils avaient demeuré ; cette dame l’avait reçue le matin par la poste. L’administration de la prison remarqua que le timbre était celui de « Lambeth », et l’adresse, bien qu’écrite correctement en anglais, différait pourtant singulièrement de la manière habituelle d’adresser une lettre. En l’ouvrant, on en avait trouvé le contenu écrit dans un idiome étranger, que l’on supposa, avec raison, devoir être de l’hindoustani. On vint me demander de traduire cet écrit ; je copiai l’original sur mon portefeuille, ainsi que la traduction que j’en fis, et les voici tous deux à votre service. »

Il me tendit son portefeuille ouvert. L’adresse de la lettre venait en premier, écrite tout d’un trait, sans ponctuation, comme il suit :

« Aux trois hommes indiens vivant chez la dame appelée Macann, à Frizinghall, dans le Yorkshire. »

Puis venait le texte hindou traduit ainsi en anglais :

« Au nom du Régent de la Nuit, dont le siège est sur l’Antilope, et dont les bras embrassent les quatre coins de la terre : Frères, tournez vos visages vers le sud, et venez me trouver dans la rue si bruyante, qui conduit à la rivière bourbeuse. La raison est celle-ci : je l’ai vu de mes propres yeux. »

La lettre finissait là, sans date ni signature ; je la rendis à M. Murthwaite, en avouant que ce singulier spécimen de la correspondance hindoue me déroutait.

« Je vais vous expliquer la première sentence, dit-il ; et l’attitude des Indiens vous dira le reste. Le Dieu de la Lune est représenté dans la mythologie hindoue comme une divinité à quatre bras, assise sur une antilope, et l’un de ses noms est celui de Régent de la Nuit. Donc, pour commencer, il y a là une allusion bien directe à la Pierre de Lune. Maintenant, voyons ce que firent les Indiens après que le directeur eut autorisé la remise de leur lettre. Le jour même où ils sont mis en liberté, ils vont à la station du chemin de fer et prennent des places pour Londres. Nous pensâmes tous à Frizinghall qu’on avait eu grand tort de ne pas les faire filer par un agent ; mais, lady Verinder ayant renvoyé l’officier de police et arrêté toute enquête relative au diamant, nul ne pouvait se permettre d’agir en cette occasion. Les Indiens étaient donc libres d’aller à Londres, et ils y allèrent. Qu’apprîmes-nous ensuite sur leur compte, monsieur Bruff ?

– Nous sûmes, répondis-je, qu’ils causaient de l’ennui à M. Luker en rôdant tout autour de sa maison à Lambeth.

– Avez-vous lu la déclaration faite par M. Luker au magistrat ?

– Oui.

– Si vous vous en souvenez, il y est question d’un ouvrier étranger employé chez le plaignant et que celui-ci venait de renvoyer, tant parce qu’il le soupçonnait d’une tentative de vol qu’à cause de sa connivence présumée avec ces Indiens si importuns. Ne devinez-vous pas maintenant, monsieur Bruff, quel est l’auteur de la lettre orientale qui vous intriguait tout à l’heure, et aussi quel est celui des trésors de M. Luker dont l’ouvrier cherchait à s’emparer ? »

La corrélation était trop claire pour que je ne me hâtasse pas d’en convenir. Je n’avais jamais mis en doute qu’à l’époque indiquée par M. Murthwaite, la Pierre de Lune n’eût passé entre les mains de M. Luker ; mais comment les Indiens en avaient-ils été instruits ? Voilà ce que je n’avais pas réussi à découvrir. Cette question, la plus obscure de toutes, à mon sens, venait d’être élucidée comme toutes les autres. Quelque retors que m’eût rendu ma profession, je commençai à comprendre que je pouvais me reposer aveuglément sur M. Murthwaite du soin de me conduire à travers les derniers méandres de ce labyrinthe où il m’avait si bien guidé jusqu’ici. Je lui fis l’amabilité de le reconnaître et il en parut flatté.

« Vous allez à votre tour me donner un renseignement avant que nous poursuivions, dit-il ; il faut que quelqu’un ait porté la Pierre de Lune du Yorkshire à Londres ; et il faut que cette personne ait emprunté dessus une somme importante, sans quoi le diamant n’eût jamais été en la possession de M. Luker. A-t-on découvert qui était cet individu ?

– Pas que je sache.

– N’y a-t-il pas eu une histoire sur M. Godfrey Ablewhite ? on m’assure que c’est un éminent philanthrope, et cela, à mon avis, parle bien haut contre lui ! »

Je tombai d’accord de grand cœur avec M. Murthwaite, mais je me crus obligé en même temps de lui dire, sans nommer miss Verinder, que M. Godfrey Ablewhite avait été déclaré innocent de ce fait, par un témoignage que je ne pouvais révoquer en doute.

« Très-bien, dit tranquillement M. Murthwaite ; laissons au temps le soin de tirer cette affaire au clair ; et revenons aux Indiens. Leur voyage à Londres ne fut que l’occasion d’une nouvelle déception ; je crois qu’on peut attribuer en grande partie leur second échec à la finesse et à la prévoyance de M. Luker, qui n’est pas pour rien le premier usurier d’Angleterre. En renvoyant promptement l’ouvrier suspect, il priva les Indiens d’un complice qui les eût aidés à s’introduire chez lui ; en transportant sans délai la Pierre de Lune chez son banquier, il prit les conjurés par surprise avant qu’ils eussent pu concerter un nouveau plan de vol. Les soupçons que conçurent les Indiens, les moyens qu’ils imaginèrent pour se mettre en possession du reçu de la banque, sont des faits trop récents pour qu’il soit besoin d’y insister. Disons seulement qu’ils savent le diamant hors de leur atteinte et déposé dans la caisse d’un banquier sous la désignation de « joyau de grand prix. » Maintenant, monsieur Bruff, quelle est leur troisième chance de ressaisir la Pierre de Lune, et quand se présentera-t-elle ? »

À peine m’avait-il adressé cette question, que je compris enfin l’objet de la visite que l’Indien m’avait faite à mon bureau.

« Je comprends ! m’écriai-je. Les Indiens sont convaincus comme nous que la Pierre de Lune est mise en gage, et ils veulent s’enquérir avec certitude du terme le plus prochain auquel elle peut être dégagée, parce que c’est au moment où le diamant sortira de la banque qu’il leur sera possible de s’en emparer !

– Je vous avais bien dit que vous trouveriez à vous tout seul, monsieur Bruff, si seulement je vous préparais le terrain. Dans un an à partir de l’époque où la Pierre de Lune a été remise à M. Luker, les Indiens guetteront l’occasion que les paroles mêmes de M. Luker, corroborées de votre témoignage, leur ont permis d’espérer. Quand pouvons-nous supposer approximativement que le diamant a été mis en gage ?

– Vers la fin de juin, répondis-je, si je calcule bien.

– Et nous sommes en l’année 48. Fort bien. Si la personne inconnue qui a engagé le diamant peut le retirer dans un an, le joyau rentrera de nouveau en la possession de ladite personne à la fin de juin 49. Je serai sans doute alors à mille lieues de l’Angleterre et des nouvelles ; mais vous ferez peut-être bien d’en prendre note et de vous arranger pour être à Londres pour cette époque.

– Vous croyez donc qu’il se passera quelque chose de sérieux ? dis-je.

– J’aimerais mieux pour ma sûreté, répondit M. Murthwaite, me trouver parmi les fanatiques les plus exaltés de l’Asie centrale que de franchir le seuil de la banque avec la Pierre de Lune dans ma poche. Les Indiens ont été joués à deux reprises, monsieur Bruff, mais j’ai la ferme persuasion qu’ils ne le seront pas une troisième fois. »

Ce furent là ses derniers mots à ce sujet. On apporta le café, chacun se leva, les groupes se dispersèrent et nous allâmes rejoindre les dames au salon.

Je pris note de la date ; la reproduction de cette ligne inscrite sur mon agenda terminera mon récit :

Pour juin 49, Attendez-vous à entendre parler des Indiens, vers la fin de ce mois.

Maintenant, je passe la plume, dont je n’ai plus que faire, à l’écrivain qui doit me succéder.

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