Cinquième narration Le récit repris par Franklin Blake

Peu de mots suffiront pour compléter la narration empruntée au journal d’Ezra Jennings.

En ce qui me concerne, j’ai seulement à dire que je m’éveillai dans la matinée du 26, parfaitement ignorant de tout ce que j’avais fait et dit sous l’influence de l’opium, depuis le premier moment où l’effet de la drogue dut se faire sentir, jusqu’à celui où j’ouvris les yeux dans le salon de Rachel.

Je ne me crois pas tenu à rendre compte en détail de ce qui eut lieu après mon réveil. Je me bornerai à dire en gros que Rachel et moi, nous nous entendîmes à merveille avant qu’un mot d’explication eût été échangé entre nous.

Je ne puis, ni Rachel non plus, assigner aucune cause à la rapidité de notre réconciliation. Monsieur et madame, daignez vous reporter à l’époque où vous vous aimiez passionnément, et vous saurez alors aussi bien que je le sais moi-même ce qui arriva après qu’Ezra Jennings eut fermé la porte du salon.

Il n’y a pourtant pas d’indiscrétion à ajouter que nous eussions certainement été surpris par Mrs Merridew, sans la présence d’esprit de Rachel. Elle entendit le bruit des vêtements de la vieille dame dans le corridor, et courut immédiatement à sa rencontre. J’entendis Mrs Merridew dire :

« Eh bien, qu’y a-t-il ? »

Et Rachel lui répondre :

« L’explosion ! »

Mrs Merridew se laissa aussitôt prendre par le bras et emmener dans le jardin, hors de la portée de l’imminente catastrophe. En revenant à la maison, elle me rencontra dans le hall, et témoigna un vif étonnement des progrès que la science avait faits depuis le temps de sa jeunesse.

« Les explosions, monsieur Blake, sont infiniment plus bénignes que lorsque j’étais jeune fille. Je vous assure que j’ai à peine entendu celle-ci, puis ensuite pas d’odeur qui me frappe en rentrant du jardin ! Je dois une réparation à votre ami le médecin ; il n’est que juste de dire qu’il s’en est admirablement tiré ! »

Ainsi, après avoir vaincu M. Bruff et Betteredge, le bon Jennings triomphait aussi de Mrs Merridew ! Que de sentiments libéraux sont encore en ce monde à l’état latent !

Au déjeuner, M. Bruff ne cacha point les raisons qui lui faisaient désirer de me voir l’accompagner à Londres par le train du matin. La surveillance exercée sur la banque, l’issue que nous en pouvions espérer, firent une telle impression sur l’esprit de Rachel, qu’elle se décida, sauf l’approbation de Mrs Merridew, à revenir avec nous en ville, de façon à être auprès de nous à tout hasard.

Mrs Merridew se montra de l’humeur la plus accommodante et la plus facile après les ménagements infinis que la chimie et la physique avaient eus pour ses nerfs ; nous annonçâmes donc notre départ général à Betteredge. Je croyais qu’il aurait demandé de se joindre à nous ; mais Rachel avait eu la prévoyance de charger notre vieux serviteur d’une occupation pleine d’intérêt pour lui. On lui avait confié le soin de remettre la maison en ordre, et, tout entier au sentiment de sa responsabilité domestique, il n’avait pas le loisir d’éprouver les accès de la fièvre d’enquête qui, sans cela, se fût probablement emparée de lui.

Notre plus grand sujet de regret était la nécessité où nous nous trouvions de quitter si brusquement Ezra Jennings. Il fut impossible de le décider à nous accompagner ; je ne pus que lui promettre de lui écrire, et Rachel insista pour qu’il vint à demeure chez nous, lors de son retour dans le Yorkshire ; selon toute apparence, nous devions nous revoir dans peu de mois, et pourtant je me sentis gagné par la tristesse en laissant ainsi notre meilleur ami sur la plate-forme solitaire, pendant que le train nous éloignait de lui !

À notre arrivée à Londres, M. Bruff fut accosté dans la gare par un jeune garçon, vêtu d’une jaquette de drap noir fort usée, et que la proéminence extraordinaire de ses yeux ne pouvait manquer de faire remarquer. Ces yeux s’avançaient hors de leurs orbites, et semblaient y rouler de façon à faire craindre qu’ils n’en tombassent ! Après avoir écouté le gamin, M. Bruff pria les dames de l’excuser s’il ne les accompagnait pas jusqu’à Portland-Place. À peine avais-je promis à Rachel de revenir lui donner des nouvelles, que M. Bruff me saisit par le bras et me poussa dans un cab. L’enfant qui avait les yeux à fleur de tête prit place sur le siège près du cocher, et on ordonna à ce dernier de nous conduire dans Lombard-Street.

« Sont-ce des nouvelles de la banque ? demandai-je comme la voiture partait.

– Des nouvelles de M. Luker, dit M. Bruff ; on l’a vu, il y a une heure environ, quitter sa maison de Lambeth, en compagnie de deux hommes, que mes agents ont reconnus pour être des agents de police déguisés. Si M. Luker a pris cette précaution à cause des Indiens, la conséquence à tirer de là est bien claire : c’est qu’il va chercher le diamant à la banque.

– Alors nous allons à la banque pour voir ce qui s’y passera ?

– Oui ! ou pour apprendre ce qui s’y est passé, si tout est fini lorsque nous y arriverons. Avez-vous fait attention à mon gamin, là, sur le siège ?

– J’ai bien remarqué ses yeux. »

M. Bruff se mit à rire.

« Mes clercs ont surnommé le pauvre petit diable Groseille à maquereaux, dit-il ; je l’emploie à faire mes commissions, et je souhaiterais seulement que ceux de mes gratte-papiers qui lui ont donné ce sobriquet fussent aussi intelligents que lui ! En dépit de ses yeux, Groseille est un des garçons les plus futés de Londres, monsieur Blake. »

Il était cinq heures moins vingt lorsque le cab s’arrêta devant la banque, dans Lombard-Street. Groseille vint ouvrir portière et jeta à son maître un regard suppliant.

« Désirez-vous entrer aussi ? dit M. Bruff avec bonté ; allons, entrez, et ne quittez pas mes talons jusqu’à nouvel ordre… Il est vif comme un éclair, continua l’avoué à demi-voix, deux mots suffisent à Groseille là où il en faudrait vingt avec un autre garçon. »

Nous entrâmes à la banque. Le bureau extérieur, avec son long comptoir et les caissiers à leur poste, était encombré de monde ; chacun attendait son tour pour être payé, ou pour verser son argent, car la banque fermait à cinq heures.

Deux hommes, se détachant de la foule, s’approchèrent de M. Bruff dès qu’ils l’aperçurent.

« Eh bien, dit ce dernier, l’avez-vous vu ?

– Il a passé près de nous il y a une demi-heure, monsieur ; il est entré dans les bureaux de l’intérieur.

– Il n’est pas encore sorti ?

– Non, monsieur. »

M. Bruff se retourna vers moi.

« Nous n’avons qu’à attendre, » dit-il. Je regardai tout autour de moi pour voir si je n’apercevrais pas les Indiens ; je n’en découvris pas la moindre trace ; la seule personne présente qui pût attirer l’attention était un homme grand, brun de teint, vêtu d’un gros paletot et d’un chapeau rond de marin. L’un deux aurait-il pris ce déguisement ? Impossible ! L’homme était de stature plus haute qu’aucun des Indiens, et son visage, autant qu’une épaisse barbe noire permettait d’en juger, était deux fois plus large que celui de ces Orientaux.

« Ils ont leur espion ici, dit M. Bruff qui considéra à son tour le marin, et peut-être est-ce cet homme-là. »

Avant qu’il eût pu poursuivre, il sentit les pans de sa redingote respectueusement tirés par son petit acolyte ; M. Bruff regarda du côté vers lequel se tournait Groseille.

« Silence, dit-il, voici M. Luker ! »

Le prêteur sur gages sortait de l’intérieur de la banque escorté de ses deux policemen en bourgeois.

« Ne le perdez pas de vue, glissa M Bruff à voix basse, s’il passe le diamant à quelqu’un, il devra le faire ici. »

Sans paraître remarquer aucun de nous, M. Luker gagna lentement la porte, passant tantôt dans le plus épais, tantôt dans la partie la moins encombrée de la foule. Je vis parfaitement le mouvement que fit sa main, lorsqu’il croisa un homme de taille moyenne et forte, convenablement vêtu d’un costume gris ; M. Luker poursuivit son chemin ; aux approches de la porte, ses gardes du corps se placèrent à ses côtés ; les trois personnages étaient suivis par un des agents de M. Bruff, puis ils disparurent tous.

Je regardai l’avoué, et j’attirai son attention sur la figure de l’homme en gris.

« Oui, me dit M. Bruff à l’oreille ; je l’ai vu aussi ! »

Il se retourna, en quête de son second agent ; nous ne pûmes découvrir cet homme ; il chercha également des yeux son petit gnome, mais Groseille avait disparu.

« Que diable tout cela signifie-t-il ? dit M. Bruff avec humeur ; ils nous plantent là tous deux au moment où nous avons le plus besoin d’eux ! »

Le tour vint pour l’homme en gris de passer au comptoir. Il paya un chèque, reçut sa quittance et se disposa à sortir.

« Que faire ? demanda M. Bruff ; nous ne pouvons descendre jusqu’à suivre cet individu.

– Moi, je le puis, répondis-je ; je ne le perdrais pas de vue pour dix mille livres !

– En ce cas, repartit l’avoué, je ne vous perdrais pas de vue pour le double de cette somme ! Jolie occupation, convenons-en ! pour un homme dans ma position ! murmurait-il tout en suivant les pas de l’étranger ; pour l’amour de Dieu, ne racontez jamais cela ; c’en serait fait de ma réputation si on venait à le savoir. »

L’homme en gris monta dans un omnibus qui allait vers l’ouest de la ville. Nous y montâmes à sa suite ; la jeunesse avait encore des réserves cachées chez M. Bruff ! Je le vis, moi, positivement, je le vis rougir lorsqu’il s’assit dans l’omnibus !

L’homme en gris fit arrêter l’omnibus, alla vers Oxford-Street et entra dans la boutique d’un pharmacien. M. Bruff tressaillit d’étonnement.

« Mon apothicaire ! s’écria-t-il ; je crains que nous n’ayons fait quelque méprise. »

Nous entrâmes ; M. Bruff et le maître du lieu s’entretinrent un instant à part, puis l’avoué me rejoignit l’air fort penaud.

« Tout cela est on ne peut plus flatteur pour nous, dit-il en prenant mon bras pour sortir. C’est là notre consolation !

– Qu’y a-t-il de si flatteur pour nous ? demandai-je.

– Monsieur Blake ! vous et moi, nous sommes deux des plus tristes agents amateurs qui aient jamais essayé de ce métier ! Cet homme vêtu de gris est depuis trente ans au service de mon apothicaire ; celui-ci l’a envoyé à la banque payer son compte, et il ne connaît pas plus l’existence de la Pierre de Lune qu’un enfant qui vient de naître. »

Je demandai ce qui nous restait à faire !

« Revenons à mon étude, répondit M. Bruff. Groseille et mon second affidé ont évidemment suivi quelqu’un d’autre ; espérons qu’eux au moins n’auront pas mis leurs yeux dans leur poche ! »

Lorsque nous atteignîmes Gray’s Inn Square, le second agent y était arrivé depuis un quart d’heure et nous attendait.

« Eh bien, dit M. Bruff, quelles nouvelles nous apportez-vous ?

– Je regrette de dire, monsieur, que j’ai commis une erreur ; j’aurais juré d’avoir vu M. Luker passer un objet à un vieux monsieur vêtu d’un paletot clair. Il se trouve que ce gentleman est un des fabricants de fer les plus considérés dans East Cheap.

– Où est Groseille ? » fit M. Bruff avec une résignation forcée.

L’homme eut l’air surpris :

« Je n’en sais vraiment rien, monsieur ; je ne l’ai pas revu depuis que j’ai quitté la banque. »

M. Bruff congédia l’agent.

« De deux choses l’une, me dit-il : ou Groseille a pris la clé des champs, ou bien il donne la chasse pour son compte. Que penseriez-vous de dîner ici, en courant la chance que le gamin rentre dans une heure ou deux ? J’ai de bon vin dans la cave, et on nous enverra le reste du café voisin. »

Nous dînâmes donc à l’étude. Avant que la nappe fût enlevée, on vint annoncer à l’avoué qu’« une personne » désirait lui parler ; la personne était-elle Groseille ? Non, nous vîmes paraître l’homme qui avait suivi M. Luker à sa sortie de la banque.

Son rapport n’offrait aucun intérêt ; M. Luker était rentré chez lui après avoir congédié ses gardiens, et on ne l’avait plus vu ressortir. Vers la tombée de la nuit, les volets avaient été fermés et la porte soigneusement verrouillée. La surveillance de la maison et de ses environs n’avait laissé apercevoir aucune trace des Indiens ; personne ne s’était même approché des alentours. Les faits portés à notre connaissance, l’homme attendit pour savoir si nous n’avions pas d’autres ordres à lui donner. M. Bruff le renvoya pour cette nuit.

« Pensez-vous que M. Luker ait emporté la Pierre de Lune chez lui ? demandai-je.

– Non pas, répondit M. Bruff ; il n’eût jamais congédié ses deux policemen, s’il s’était risqué à garder le diamant dans sa propre maison. »

Nous attendîmes le jeune garçon pendant une demi-heure, et en vain. Il était temps alors pour M. Bruff de rentrer à Hampstead, et pour moi d’aller retrouver Rachel à Portland-Place. Je laissai une de mes cartes au portier de l’étude, avec une ligne écrite dessus, indiquant que je serais chez moi ce soir à dix heures et demie ; la carte devait être remise au gamin, s’il revenait à l’étude.

Quelques personnes ont le talent d’être exactes, et d’autres ont la fâcheuse spécialité de manquer à leurs engagements. Je suis de ces dernières ; ajoutez-y que je passai la soirée à Portland-Place, assis tout près de Rachel dans un salon de quarante pieds de long, avec Mrs Merridew établie à l’autre extrémité. Quelqu’un s’étonnera-t-il, après cela, que je sois rentré à minuit et demi au lieu de dix heures et demie ? Ce quelqu’un, alors, n’aurait jamais eu de cœur, et je souhaite de ne jamais faire sa connaissance.

Mon domestique me tendit un papier, au moment où il m’ouvrit la porte. J’y lus ces mots tracés d’une main d’expéditionnaire :

« Je vous prie de m’excuser, monsieur : je sens le sommeil qui me prend ; je reviendrai demain matin entre neuf et dix heures. »

Grâce à mes questions, j’appris qu’un garçon ayant des yeux fort bizarres était venu montrer ma carte et mon message, avait attendu une heure, s’était endormi, puis réveillé, avait écrit ce mot pour moi, et était reparti après avoir gravement prévenu mon domestique qu’« il n’était bon à rien s’il n’avait pas sa nuit de repos. »

Le lendemain matin, à neuf heures, j’attendais mon petit visiteur ; à neuf heures et demie, j’entendis marcher sur mon palier.

« Entrez, Groseille ! criai-je.

– Merci, monsieur, » répondit une voix grave et mélancolique.

La porte s’ouvrit ; je fis un soubresaut : je me trouvais face à face avec… le sergent Cuff !

« Monsieur Blake dit le sergent, avant d’écrire en Yorkshire, j’ai voulu savoir si par hasard vous n’étiez pas en ville. »

Il était aussi long et morne que jamais ; ses yeux n’avaient pas perdu leur ancien tic, si finement dénoncé dans la narration de Betteredge, de regarder « comme s’ils attendaient plus de vous que vous ne vous en doutiez vous-même. » Toutefois, autant que les vêtements peuvent changer un individu, le célèbre Cuff était un homme nouveau, presque méconnaissable. Il portait un chapeau blanc à larges bords, une jaquette de chasse, des guêtres et un pantalon blanc ; il tenait en plus un gros bâton à la main. Toute son ambition était évidemment de paraître un campagnard invétéré. Lorsque je le complimentai sur sa métamorphose, il n’y voulut pas voir une plaisanterie. Il se plaignit très-sérieusement des bruits et de l’odeur de la ville ; je crois même que son accent était devenu légèrement rustique ! Je l’invitai à déjeuner ; mais l’homme des champs se montra choqué. Il déjeunait, lui, à six heures et demie du matin, et il se couchait avec les coqs et les poules !

« Je ne suis revenu qu’hier soir d’Irlande, dit le sergent, abordant avec son air impénétrable l’objet pratique de sa visite ; avant de me coucher j’ai lu la lettre où vous me racontiez tout ce qui s’est passé au sujet du diamant, depuis notre enquête de l’année dernière. Il ne me reste qu’une chose à dire : c’est que de mon côté j’ai fait complètement fausse route dans l’affaire. Je ne sais pas si un autre homme, placé dans le milieu où j’étais, y eût vu plus clair que moi ; mais cela ne change rien au fait, et je conviens que j’ai agi en aveugle. Ce n’est pas la première erreur, monsieur Blake, que j’aie commise dans le cours de ma carrière. Les officiers de police infaillibles n’existent que dans les livres.

– Vous êtes revenu juste au bon moment pour rattraper votre réputation, dis-je.

– Je vous demande pardon, monsieur Blake, repartit le sergent ; maintenant que je me suis retiré des affaires, je me soucie de ma réputation comme d’un fétu de paille ; j’en ai fini avec ces vanités, Dieu soit loué. Je suis ici, monsieur, parce que je garde un souvenir reconnaissant de la générosité de lady Verinder : cette considération seule me fera reprendre mon ancienne besogne, si vous avez besoin de moi pour le moment ; mais c’est affaire d’honneur, et il sera entendu que je n’accepterai pas un sou d’argent. Maintenant, monsieur Blake, dites-moi où en est la situation depuis que vous m’avez écrit. »

Je lui racontai l’expérience de l’opium et les incidents survenus à la banque de Lombard-Street. Il fut très-frappé de l’épreuve tentée sur moi, épreuve dont l’étrangeté était toute nouvelle pour lui ; ce qui l’intéressa beaucoup aussi, ce fut l’hypothèse d’Ezra Jennings relativement à ce que j’avais dû faire du diamant, après avoir quitté le petit salon le soir du jour de naissance.

« Je ne crois pas, comme M. Jennings, que vous ayez caché la Pierre de Lune, dit le sergent ; mais je pense avec lui que vous avez dû certainement la reporter dans votre propre chambre.

– Eh bien ? demandai-je ; qu’en ai-je fait après ?

– N’avez-vous aucun soupçon de ce qui a pu se passer, monsieur ?

– Aucun, quel qu’il soit.

– M. Bruff n’a-t-il aucune donnée ?

– Pas plus que moi. »

Le sergent se leva, alla vers mon bureau, et en revint avec une enveloppe cachetée. Elle portait mon adresse ainsi que le mot « privé », le nom du sergent était écrit dans le coin.

J’ai suspecté à faux l’année passée, dit-il, et je puis me tromper cette fois encore. Attendez, monsieur Blake, pour ouvrir l’enveloppe, que la vérité soit connue ; alors, comparez le nom de la personne coupable avec celui que je viens d’écrire dans cette lettre sous enveloppe. »

Je mis la lettre dans ma poche, – ensuite je demandai à M. Cuff son opinion sur les mesures prises par nous à la banque.

« Tout cela est très-bien combiné, monsieur, et vous ne pouviez mieux faire ; mais il y avait une autre personne à surveiller, outre M. Luker.

– Celle dont le nom se trouve dans la lettre que vous venez de me remettre ?

– Oui, monsieur Blake, justement celle-là ; mais ce qui est fait est fait ; j’aurai quelque chose à vous proposer ainsi qu’à M. Bruff, quand le moment sera venu ; attendons d’abord, et voyons si le gamin n’aura rien d’intéressant à nous dire. »

Il était près de dix heures, et Groseille ne donnait aucun signe de vie ; le sergent parla d’autre chose ; il s’enquit de son vieil ami Betteredge, et de son vieil adversaire le jardinier : une minute de plus, et il serait évidemment passé à son sujet favori, la culture des roses, si mon domestique ne l’eût interrompu, en me prévenant que le jeune garçon venait d’arriver. Lorsqu’on l’introduisit, Groseille s’arrêta au seuil de la chambre, et regarda avec méfiance l’étranger qui se trouvait chez moi ; je lui dis d’approcher.

« Vous pouvez parler devant ce gentleman, ajoutai-je ; il est ici pour m’aider de ses conseils, et je l’ai mis au courant de toute l’affaire. Sergent Cuff, fis-je, voici le garçon employé par M. Bruff. »

Dans notre société moderne, une célébrité, quelle qu’elle soit, est une puissance ; la réputation du grand Cuff était parvenue jusqu’aux oreilles même du petit Groseille. J’eus à peine prononcé ce nom illustre, que les gros yeux de l’enfant roulèrent dans leurs orbites de façon à me faire craindre qu’ils ne tombassent sur le tapis.

« Venez ici, mon garçon, dit le sergent, que j’entende un peu ce que vous avez à nous conter. »

Groseille parut fasciné en voyant s’abaisser jusqu’à lui le grand homme, le héros de tant d’histoires fantastiques dont avaient retenti toutes les études des gens d’affaires de Londres. Il se plaça en face du sergent, les mains derrière le dos, dans l’attitude habituelle à tout néophyte interrogé au catéchisme.

« Quel est votre nom ? dit le sergent, qui commença par la première question du susdit catéchisme.

– Octavius Guy, répondit l’enfant ; à l’étude, on m’appelle Groseille, à cause de mes yeux.

– Octavius Guy, autrement dit Groseille, poursuivit le sergent avec une gravité imperturbable, vous avez disparu hier de la banque. Qu’avez-vous fait alors ?

– Avec votre permission, monsieur, je me suis mis à suivre un homme.

– Quel était-il ?

– Un homme très-grand, monsieur, avec une forte barbe noire, et vêtu comme un marin.

– Je me rappelle cet individu, dis-je en interrompant. M. Bruff et moi, nous avons cru que c’était un espion employé au compte des Indiens. »

Le sergent parut se soucier médiocrement de ce que M. Bruff et moi avions pu croire ; il continua à interroger Groseille.

« Eh bien, dit-il, pourquoi avez-vous suivi le marin ?

– Avec votre permission, monsieur, M. Bruff désirait savoir si M. Luker passerait quelque chose à une personne en sortant de la banque ; or, je vis distinctement M. Luker passer un objet à l’homme à la grosse barbe.

– Pourquoi n’en avoir pas prévenu M. Bruff ?

– Je n’avais le temps de rien dire à personne ; car le marin sortit en toute hâte.

– Et vous avez couru après lui ? hein ?

– Oui, monsieur. »

Le sergent donna une petite tape d’amitié sur la tête de l’enfant.

« Groseille, lui dit-il, vous avez quelque chose dans votre jeune cerveau, et ce n’est pas du coton ; je suis vraiment très-content de vous jusqu’ici. »

Le garçon rougit de plaisir. M. Cuff poursuivit :

« Enfin, que fit le marin une fois dans la rue ?

– Il prit un cab, monsieur.

– Et vous, que fîtes-vous ?…

– Je m’accrochai à la voiture par derrière, et je la suivis. »

Avant que le sergent eût pu poser une nouvelle question, on annonça le premier clerc de M. Bruff.

Comme je ne voulais pas déranger le sergent au milieu de son interrogatoire, je reçus le clerc dans la pièce voisine. Il m’apportait de mauvaises nouvelles de son patron ; l’agitation des deux derniers jours avait été trop forte pour M. Bruff ; il s’était éveillé avec une attaque de goutte, se trouvait par suite retenu dans sa chambre à Hampstead, et, au point critique où étaient parvenues nos affaires, ce contre-temps lui était insupportable ; il s’inquiétait de me savoir sans conseil ou aide dans ces circonstances ; le clerc principal, homme expérimenté et de confiance, était donc chargé de se mettre à ma disposition, et devait remplacer M. Bruff de son mieux.

Je m’empressai d’écrire au vieux gentleman pour le rassurer : je lui fis part de la visite du sergent et j’ajoutai qu’en ce moment, Groseille subissait un interrogatoire ; enfin je promis à M. Bruff de le tenir au courant de tout ce qui se passerait dans la journée. Après avoir renvoyé le clerc à Hampstead avec ma lettre, je retournai vers le sergent Cuff, et le trouvai près de la cheminée en train de songer.

« Je vous demande pardon, monsieur Blake, dit le sergent, j’allais justement vous faire prier de venir ; il n’y a pas de doute pour moi que ce garçon – garçon fort méritant, ajouta-t-il en caressant de nouveau Groseille. – n’ait, lui, suivi la vraie piste. Malheureusement, monsieur, on a perdu un temps précieux, parce que vous ne vous êtes pas trouvé chez vous hier soir à dix heures et demie. Il ne nous reste, maintenant, qu’à faire demander sur-le-champ un cab. »

Cinq minutes après, le sergent et moi, avec Groseille assis comme guide près du cocher, nous nous dirigions vers le côté Est de la cité.

« Un de ces jours, dit le sergent en désignant la fenêtre de devant du cab, ce garçon fera merveille dans ma profession. C’est le petit gaillard le plus subtil et le plus intelligent que j’aie rencontré depuis longtemps. Vous allez entendre le résumé de ce qu’il m’a conté dans votre chambre ; vous étiez encore là, je crois, lorsqu’il nous a dit qu’il s’était accroché au cab pour le suivre.

– Oui.

– Alors, vous saurez que le cab alla de Lombard-Street au quai de déchargement de la Tour. Le marin à la barbe noire descendit, et s’adressa au munitionnaire du bateau à vapeur pour Rotterdam, qui devait partir le lendemain matin. Il demanda s’il pouvait prendre possession immédiate de sa cabine et y coucher le soir même. L’homme répondit que non. Les cabines, les couchettes devaient toutes être nettoyées ce soir-là, et aucun passager ne pourrait s’installer avant le lendemain. Le marin quitta le bateau et se dirigea vers le quai. Lorsqu’il se trouva dans la rue, le jeune garçon remarqua un homme vêtu comme un ouvrier aisé, qui marchait de l’autre côté du chemin, et ne perdait pas le marin de vue. Ce dernier s’arrêta devant un restaurant du voisinage et y entra ; Groseille, ne comprenant rien encore à toutes ces allures, se mêla à un groupe d’autres garçons de son âge, qui regardaient les bonnes choses exposées à la vitrine du restaurant. Il remarqua que l’artisan attendait aussi, mais toujours de l’autre côté de la rue ; au bout d’une minute, un cab s’approcha lentement et s’arrêta près de cet individu. L’enfant ne put distinguer nettement à l’intérieur du cab qu’une personne qui se pencha à la portière pour parler à l’ouvrier. Sans que je le lui aie fait dire, monsieur Blake, il m’a dépeint ce personnage comme ayant le teint basané d’un Indien. »

Il devenait clair encore une fois que M. Bruff et moi avions commis erreur sur erreur ; le marin à la barbe noire n’était évidemment pas un espion aux gages de la conspiration indienne ; serait-ce là, par impossible, l’homme qui s’était emparé du diamant ?

« Peu après, reprit le sergent, le cab redescendit la rue. L’ouvrier traversa et entra dans le restaurant. Le garçon attendit jusqu’à ce qu’il se sentît fatigué et affamé, puis il entra à son tour. Il avait un shilling dans sa poche, et dîna somptueusement d’un pâté d’anguilles et d’un plum-pudding, le tout arrosé d’une bouteille de ginger-beer. Y a-t-il quelque chose qu’un gamin ne puisse pas digérer ? La solution de ce problème reste encore à trouver.

– Enfin, que vit-il dans le restaurant ? dis-je.

– Eh bien, monsieur Blake, il vit le marin qui lisait un journal à sa table, et l’ouvrier qui en faisait autant à la sienne. La nuit tombait lorsque le marin quitta sa place ; avant de sortir, il jeta un coup d’œil méfiant dans la rue ; l’enfant – n’étant qu’un enfant – n’attira pas son attention ; l’artisan, lui, n’avait pas encore quitté la taverne. Le marin fit quelques pas sans cesser de regarder autour de lui, et comme incertain du chemin qu’il comptait prendre. L’ouvrier apparut alors de nouveau, suivant le côté opposé de la rue ; notre marin continua sa marche jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Shore-Lane, qui conduit à la rue de la Basse-Tamise. Là, il s’arrêta devant un hôtel, à l’enseigne de la Roue de la Fortune, et après avoir examiné l’auberge du dehors, il y entra. Beaucoup de personnes, presque toutes à l’apparence convenable, se pressaient autour du comptoir. La Roue de la Fortune est une maison très-bien tenue, monsieur Blake, et renommée pour ses pâtés de porc et son porter. »

Les digressions du sergent m’agaçaient ; il s’en aperçut et se borna plus strictement au récit de Groseille.

« Le marin, continua-t-il, demanda s’il pouvait avoir une chambre ; le maître de l’établissement répondit : « Non, tout est plein. » La fille de service le reprit, et fit observer que le numéro dix était libre. On sonna un garçon pour qu’il montrât cette chambre au marin. Presque au même moment Groseille avait remarqué l’artisan parmi les gens qui entouraient le comptoir ; mais avant que le garçon des chambres eût répondu à l’appel, l’ouvrier avait disparu. On mena le marin à sa chambre. Ne sachant trop que devenir, Groseille eut le bon sens d’attendre et de voir s’il surviendrait du nouveau ; en effet, il se passa un incident bizarre. On appela le maître du lieu, et des voix irritées se firent entendre sur l’escalier ; puis on vit tout à coup reparaître l’artisan ; il était tenu au collet par le maître de la maison et, à la grande surprise de notre gamin, il présentait tous les signes de l’ivresse. L’aubergiste le jeta à la porte, et le menaça de la police s’il se permettait de revenir. Voici, paraît-il, quelle était la cause de la querelle. On avait trouvé cet homme au numéro dix et il avait insisté pour y rester, en déclarant, avec l’obstination particulière aux ivrognes, qu’il avait loué cette chambre. Était-il vraisemblable qu’un individu, peu d’instants auparavant en pleine possession de sa raison, eût été subitement pris de boisson ? Cela intrigua tellement Groseille, qu’il ne put s’empêcher de courir après lui dans la rue. Aussi longtemps que l’homme fut en vue de l’auberge, il festonna de la façon la plus scandaleuse, mais dès qu’il eut atteint le coin de la rue, il retrouva son équilibre, et redevint aussi calme qu’eût pu le désirer un membre de la Société de tempérance. Groseille rentra à la Roue de la Fortune dans l’état d’esprit le plus perplexe ; il attendit encore, mais rien d’extraordinaire ne se produisit plus et le marin ne donna aucunement de ses nouvelles ; il se décida alors à revenir à l’étude. Juste au moment où il prenait cette résolution, que vit-il de l’autre côté de la rue ? l’ouvrier occupé à considérer une des fenêtres de l’étage supérieur de l’auberge, qui, seule, était éclairée ; la vue de cette lumière parut le satisfaire, car il quitta presque aussitôt la place. Le jeune garçon prit sa course vers Gray’s Inn, trouva votre message écrit, vint chez vous, et vous attendit inutilement. Telle est, monsieur Blake, la situation à l’heure présente.

– Que pensez-vous de cette affaire, sergent ?

– Je la crois très-sérieuse, monsieur ; à en juger par tout ce qu’a vu le gamin, soyez sûr que les Indiens machinent quelque chose.

– Vous avez raison, et le marin est celui qui a reçu le diamant des mains de M. Luker. Il semble étrange que M. Bruff, moi et les hommes employés par lui nous ayons tous été trompés à ce sujet.

– Point du tout, monsieur Blake ; à considérer le risque que courait cet individu, il est fort naturel que M. Luker se soit préalablement entendu avec lui pour vous donner le change.

– Mais comprenez-vous. tous ces incidents qui se passent à l’hôtel ? Le prétendu ouvrier est évidemment un espion des Indiens ; mais je suis aussi embarrassé que Groseille lui-même pour expliquer cette subite comédie de l’ivresse.

– Je crois pouvoir résoudre cette énigme, me dit le sergent : si vous réfléchissez bien, voyez quelles instructions précises a dû recevoir l’agent des Indiens ; ceux-ci eussent été trop facilement signalés pour risquer de se montrer à la banque ou à l’auberge ; il leur a fallu s’en remettre entièrement à un affidé… Fort bien ; leur agent se trouve là quand on nomme le numéro de la seule chambre vacante, laquelle est destinée au marin, et par suite, si nos conjectures ne nous trompent pas, appelée à abriter également le diamant pendant cette nuit. Il devient évident que les Indiens ont dès lors un puissant intérêt à connaître la position topographique de cette chambre, les moyens de s’en approcher, etc. Que devait faire l’homme, muni d’instructions semblables ? Exactement ce qu’il a fait ! Il enjambe l’escalier afin d’avoir le temps de jeter un coup d’œil dans la pièce, avant que le marin s’y établisse. On l’y trouve, – et alors il simule l’ivresse, comme le moyen le plus aisé de sortir d’embarras. C’est ainsi que je déchiffre cette énigme. Après avoir été renvoyé de l’auberge, il est sans doute allé retrouver les Indiens dans un lieu convenu, et leur a fait son rapport ; ceux-ci à leur tour l’auront chargé de s’assurer que le marin restera à l’auberge jusqu’au lendemain matin. Quant à ce qui se sera passé en conséquence à la Roue de la Fortune, sans votre absence nous l’eussions découvert dès hier soir. Il est onze heures du matin maintenant ; nous ne pouvons plus qu’espérer pour le mieux, et user des chances qui nous restent. »

Au bout de quelques minutes, le cab s’arrêtait dans Shore-Lane, et Groseille nous ouvrait la portière.

« Tout va bien ? demanda le sergent.

– Très-bien. » répondit l’enfant.

Dès que nous entrâmes dans l’auberge, son aspect nous frappa par quelque chose d’inusité qui se trahit même à mes regards inexpérimentés. Une servante effarée était seule au comptoir ; deux ou trois habitués attendaient impatiemment qu’on les servit, et frappaient sur le comptoir avec leur monnaie. La fille de salle sortit de la chambre du fond, agitée et préoccupée. Quand le sergent Cuff demanda le patron, elle lui répondit aigrement que son maître était en haut, et n’était visible pour personne.

« Venez avec moi, monsieur, » dit tranquillement le sergent Cuff.

Là-dessus, il se mit en demeure de monter l’escalier et fit signe au gamin de nous suivre. La servante appela son maître, l’avertissant que des étrangers s’introduisaient dans la maison. Nous le rencontrâmes au premier ; il descendait précipitamment, dans un violent état d’irritation, afin de savoir ce que nous voulions.

« Qui diable êtes-vous ? et qu’est-ce qui vous amène ? demanda-t-il.

– Du calme, répondit le sergent ; pour commencer, je vais vous dire mon nom, je suis le sergent Cuff. »

Cet illustre nom produisit son effet accoutumé ; la colère du propriétaire tomba, il ouvrit un petit salon et fit ses excuses au sergent.

« Je suis agacé et contrarié, monsieur, – voilà la vérité, dit-il. Une affaire déplaisante a eu lieu chez moi ce matin, et un homme dans mon métier a bien de quoi lui troubler l’humeur, sergent !

– Il n’y a pas de doute à cela, répondit ce dernier ; j’en arrive tout de suite, si vous le permettez, à ce qui m’amène ici. Ce gentleman et moi désirons vous faire quelques questions sur un sujet qui nous intéresse tous deux.

– De quoi s’agit-il, monsieur ? demanda l’aubergiste.

– Il s’agît d’un homme à barbe noire, vêtu comme un marin, qui est venu coucher ici hier soir.

– Bon dieu ! mais c’est l’homme qui bouleverse ma maison en ce moment ! s’écria notre interlocuteur. Est-ce que vous ou ce gentleman savez quelque chose sur lui ? J’en serais bien satisfait.

– Nous ne pourrons répondre qu’après l’avoir vu.

– L’avoir vu ? fit à son tour l’aubergiste. Mais depuis sept heures du matin, personne de nous n’a pu le voir. Hier soir, il avait demandé qu’on l’éveillât à cette heure-là. On est allé l’appeler en effet, et on n’a obtenu aucune réponse ; il n’a pas même ouvert sa porte pour savoir ce qu’on lui voulait. On y est monté de nouveau à huit heures, puis à neuf heures, et toujours en vain ! La porte restait fermée à clé, et pas un bruit ne se faisait entendre dans sa chambre ! J’étais sorti pendant la matinée, et je ne suis rentré que depuis un quart d’heure. J’ai cogné moi-même à la porte en pure perte ; enfin, un des garçons est allé chercher un serrurier. Si vous pouvez attendre un instant, messieurs, nous forcerons la porte et nous verrons de quoi il retourne !

– Cet individu était-il gris la nuit dernière ? demanda le sergent.

– Nullement, monsieur ; je ne lui aurais pas donné une chambre dans ma maison.

– A-t-il payé son logement d’avance ?

– Non.

– Pouvait-il quitter sa chambre sans passer par la porte ?

– La pièce est dans les combles, dit l’aubergiste. Mais dans le plafond est pratiquée une trappe qui conduit sur le toit ; puis un peu plus loin dans la rue, il y a une maison vide en réparation. Pensez-vous, sergent, que le drôle ait pu sortir par là afin d’éviter de me payer ?

– Un marin, répondit le sergent, peut aisément avoir fait cette ascension, le matin de bonne heure, pendant que la rue était encore déserte ; ces hommes-là sont habitués à grimper et ils n’ont pas le vertige sur un toit de maison. »

Tandis qu’il parlait, on annonça le serrurier. Nous montâmes tous à l’étage supérieur. J’observai que le sergent restait plus grave et plus silencieux encore que de coutume ; je trouvai étrange aussi qu’après avoir engagé Groseille tout d’abord à nous suivre, il lui enjoignit d’aller attendre en bas jusqu’à notre retour.

Le serrurier força la porte au bout de quelques minutes ; mais un meuble, placé à l’intérieur, formait une barricade, que nous dûmes renverser en poussant la porte. L’aubergiste entra le premier, le sergent et moi le suivîmes avec les autres assistants.

Nous regardâmes tous vers le lit, et tressaillîmes d’effroi. L’homme n’avait pas quitté la pièce. Il était tout habillé sur son lit, sa figure enfoncée sous un oreiller blanc restait ainsi cachée à nos yeux.

« Que signifie cela ? » dit, en montrant l’oreiller, le maître de la maison.

Le sergent Cuff se dirigea vers le lit sans répondre et enleva l’oreiller.

Le visage basané de l’homme apparut tranquille et placide ; à peine avait-il la barbe et les cheveux un peu en désordre ; mais les yeux, tout grands ouverts, étaient tournés avec un regard vitreux vers le plafond. Leur expression morne et fixe me glaça d’horreur.

Je me détournai, et j’allai vers la fenêtre ouverte ; les autres personnes ainsi que le sergent restèrent près du lit. « Il a eu une attaque ! entendis-je dire à l’hôte.

– Il est mort, répondit le sergent ; envoyez chercher le docteur le plus voisin, et faites venir la police. »

Le garçon de salle partit pour remplir ces deux missions. Le sergent semblait retenu près du lit par une sorte de fascination étrange. Les autres personnes demeurèrent là curieuses de savoir ce que le sergent Cuff allait faire.

Je me remis à la fenêtre ; l’instant d’après je me sentis tirer doucement par les basques de mon habit, et une petite voix murmura :

« Regardez donc, monsieur. »

Groseille avait pénétré dans la chambre. Ses yeux tremblaient dans leurs orbites, non de frayeur, mais de joie. Il avait fait une découverte pour son compte particulier.

« Regardez donc, monsieur, » répéta-t-il.

Et il me conduisait vers une table dans le coin de la chambre.

Sur cette table était posée, tout ouverte, une petite boîte en bois, vide, et à côté d’elle se voyait de la ouate comme il y en a dans les écrins. De l’autre côté se trouvait une feuille de papier blanc déchirée, avec un cachet brisé en partie, et une inscription encore parfaitement lisible. L’inscription disait ce qui suit :

« Déposé chez MM. Bushe, Lysaught et Bushe, par M. Septimus Luker, de Middlesex-Place, Lambeth, une petite boite en bois, cachetée, et renfermée dans cette enveloppe ; celle-ci contenant un objet de grand prix. La boite, lorsqu’on la réclamera, ne devra être remise par MM. Bushe et Cie que sur la demande personnelle de M. Luker. »

Cette inscription levait tous les doutes, sur un point au moins. C’était le marin qui, la veille, en quittant la banque, avait emporté la Pierre de Lune.

Mon habit fut tiré derechef. Groseille réclamait encore mon attention.

« Vol ! » murmura le gamin, et il montra avec enthousiasme la boîte vide.

« On vous avait donné l’ordre d’attendre en bas, dis-je. Allez-vous-en.

– Et assassinat ! ajouta Groseille, indiquant du doigt, avec une satisfaction plus vive encore, l’homme étendu sur le lit.

La joie témoignée par cet enfant en présence d’un pareil spectacle offrait quelque chose de si choquant, que je le pris par les épaules et le mis à la porte.

Comme je franchissais le seuil de la porte, j’entendis M. Cuff demander où j’étais. Il vint à ma rencontre et me força à le suivre jusqu’au pied du lit.

« Monsieur Blake, dit-il, regardez la figure de cet homme ; son visage est déguisé, et en voici la preuve. »

Il désignait du doigt une mince ligne d’un blanc livide, qu’on apercevait vers le front du mort, et qui séparait sa peau à l’aspect bronzé de ses cheveux légèrement en désordre.

« Voyons un peu ce qu’il y a là-dessous ! » ajouta le sergent.

Et il saisit brusquement les cheveux d’une main bien assurée.

Mes nerfs reçurent une telle secousse que je m’éloignai de nouveau du lit.

Le premier objet qui frappa ma vue, à l’autre bout de la chambre, fut l’incorrigible Groseille, perché sur une chaise ; il suivait des yeux, par-dessus la tête des assistants, chacun des gestes du sergent.

« Il lui ôte sa perruque ! » dit Groseille plein de compassion pour ma position qui me privait de cet intéressant spectacle.

Il y eut un silence, puis un cri d’étonnement parmi tous ceux qui entouraient le lit.

« Il vient de lui arracher sa barbe ! » cria Groseille.

Nouveau silence : – le sergent demandait quelque chose. L’hôte alla à la buanderie et revint avec une jatte pleine d’eau et une serviette.

Groseille, en proie à une vive agitation, dansait sur sa chaise.

« Montez donc ici près de moi, monsieur ! voici qu’on débarbouille sa figure ! »

Tout à coup le sergent fendit la foule des assistants, et s’avança droit vers moi, l’horreur peinte sur le visage.

« Revenez près du lit, monsieur ! » commença-t-il à me dire.

Puis, me regardant de plus près, il s’arrêta.

« Non ! reprit-il ; ouvrez d’abord la lettre cachetée que je vous ai remise ce matin. »

Je déchirai l’enveloppe.

« Lisez le nom, monsieur Blake, écrit dans l’intérieur. »

Je lus le nom. C’était celui de… Godfrey Ablewhite !

« Maintenant, dit le sergent, venez avec moi, et regardez l’homme étendu sur ce lit ! »

Je m’avançai, et au premier coup d’œil je reconnus… Godfrey Ablewhite !

SIXIÈME NARRATION

due au sergent Cuff.
#id___RefHeading__113_480299813 I
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À Franklin Blake, Esquire.

Dorking, Surrey, 30 juillet 1849.

Monsieur, je vous prie d’agréer mes excuses pour avoir tardé à remettre entre vos mains le rapport que je vous avais promis de rédiger.

J’ai voulu que ce document fût aussi complet que possible, et j’ai rencontré un certain nombre d’obstacles que la patience et le temps pouvaient seuls écarter.

J’espère avoir atteint maintenant le but que je me proposais. Vous trouverez dans ce travail des réponses sinon à toutes les questions, du moins à la plupart des questions qui vous vinrent à l’esprit à propos de feu M. Godfrey Ablewhite, la dernière fois que j’eus l’honneur de vous voir.

Je me propose de vous dire, en premier lieu, ce qu’on sait de la manière dont votre cousin trouva la mort, en ajoutant à ce fait quelles conclusions et inductions que les événements nous permettent d’en tirer.

Je m’efforcerai, en second lieu, de vous faire part de mes découvertes concernant la vie que menait M. Godfrey avant, pendant et après l’époque où vous et lui séjourniez auprès de feu lady Verinder.

Nous commencerons par la mort même de votre cousin.

II
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Il me paraît prouvé sans l’ombre d’un doute, d’abord, qu’on a tué M. Ablewhite pendant son sommeil ou dès son réveil, en pressant, avec force un oreiller contre sa face ; puis que les personnes coupables de ce crime sont les trois indiens, et que le but poursuivi et atteint était de rentrer en possession du diamant nommé la Pierre de Lune.

Les faits qui viennent à l’appui de cette conclusion ont été relevés les uns à la suite de l’examen de la chambre de l’auberge, les autres par l’enquête du coroner.

Lorsqu’on força la porte de la chambre, le gentleman décédé fut trouvé mort, avec l’oreiller de son lit sur le visage. Le docteur qui vint l’examiner, instruit de cette circonstance, décida que le procès-verbal pouvait constater la mort par étouffement, c’est-à-dire : meurtre commis par une ou plusieurs personnes pressant un oreiller sur les voies respiratoires du défunt, jusqu’à ce que mort s’ensuivît par la congestion des poumons.

Maintenant, arrivons au mobile du crime.

Une petite boîte vide fut trouvée ouverte sur la table de la chambre, en même temps qu’un papier cacheté, portant une inscription ; M. Luker a reconnu lui-même la boîte, le cachet et l’inscription. Il déclare que la boite contenait le diamant désigné sous le nom de la Pierre de Lune, et il avoue avoir remis cette boite, ainsi cachetée, à M. Godfrey Ablewhite (revêtu alors d’un déguisement), dans l’après-dînée du 26 juin dernier. La conséquence de tout ce qui précède est que le vol du diamant a été le mobile du meurtre.

J’aborde à présent la façon dont le crime a dû être commis.

En examinant la chambre, haute de sept pieds seulement, on a trouvé ouverte une trappe pratiquée dans le plafond et qui donnait accès sur le toit de la maison. L’échelle courte, placée habituellement sous le lit, et dont on se servait pour arriver à la trappe, fut trouvée appuyée contre l’ouverture, de manière à permettre à une ou plusieurs personnes de sortir de la chambre par cette issue. Dans la porte de la trappe elle-même, on découvrit une large entaille faite apparemment par un instrument très-tranchant, et juste à côté du verrou destiné à fermer la porte de l’intérieur de la chambre. De cette façon, une personne du dehors avait pu tirer le verrou sans bruit, et s’introduire dans la chambre, seule ou aidée par un complice qui l’avait fait glisser par l’ouverture de cette trappe, le peu de hauteur de la pièce facilitant cette descente ; tout concourt donc à établir qu’un ou plusieurs assassins sont entrés subrepticement par cette voie. Quant à la manière dont ces individus ont pu parvenir au toit de la taverne, il faut noter qu’il y avait un peu plus loin dans la rue une maison vide et en réparation. Une longue échelle qui allait du pavé jusqu’au toit de la maison avait été laissée là par les ouvriers. Quand ceux-ci revinrent à leur ouvrage le 27 au matin, la planche destinée à fixer l’échelle contre le mur et à empêcher qu’on ne s’en servît, était enlevée ; ils la trouvèrent à quelques pas de là. Quant à la possibilité d’effectuer ce trajet aérien sans risquer d’être aperçu de la rue, on a sur ce point le témoignage du policeman chargé de la surveillance nocturne dans Shore-Lane : il déclare ne passer que deux fois par heure dans cette rue. Les habitants de ce quartier témoignent aussi que c’est un des lieux les plus calmes et les plus solitaires de la ville de Londres. Il est donc permis d’en inférer qu’avec un peu de prudence et de présence d’esprit, un homme pouvait accomplir ces diverses ascensions sans crainte d’être découvert. On a acquis la preuve qu’une fois arrivé sur le toit de la maison, il était facile à un individu, en se couchant à plat ventre, de forcer l’ouverture de la trappe et que, dans cette position, le parapet du toit le dissimulait aux regards des passants.

Passons à la personne, ou aux personnes qui ont commis le crime.

On sait :

1° Que les Indiens avaient un puissant intérêt à s’emparer du diamant.

2° Il est plus que probable que l’individu signalé par Octavius Guy comme ayant l’air d’un Hindou et que cet enfant vit causer à la portière du cab avec l’homme vêtu en ouvrier, était un des trois conjurés indiens.

3° Il est avéré que ce même ouvrier n’a pas perdu M. Ablewhite de vue, pendant toute la soirée du 26, et qu’on le trouva (avant que M. Godfrey Ablewhite l’eût occupée) dans la chambre de ce dernier, ce qui, à raison des circonstances, fait présumer qu’il se livrait à une investigation de la pièce.

4° On a ramassé dans la chambre un brin de fil d’or, que des personnes expertes ont déclaré être de fabrication indienne, et n’avoir pu provenir d’aucune manufacture anglaise.

5° Pendant la matinée du 27, trois hommes, répondant au signalement des trois Indiens, ont été remarqués dans sa rue de la Basse-Tamise ; on les a suivis jusqu’au port de la Tour, et on les a vus s’embarquer sur le steamer qui fait le service de Rotterdam.

Il y a donc une certitude morale, sinon légale, que le meurtre a été commis par les Indiens. Quant à savoir si le prétendu ouvrier a été complice ou non du crime, il est impossible de le dire, et il est peu probable en tout cas qu’il l’ait commis à lui tout seul. Réduit à lui-même, il lui était difficile, sinon impossible, d’étouffer M. Ablewhite, de beaucoup le plus grand et le plus robuste des deux, et cela sans qu’une lutte ou des cris eussent été entendus. Une servante, qui couchait dans la pièce voisine, n’a rien entendu. Le maître de l’auberge, qui a son appartement à l’étage au-dessous, n’a rien entendu. Tout s’accorde donc pour faire croire que ce n’est pas un homme seul qui a commis le crime, mais que c’est bien là l’œuvre des Indiens réunis.

J’ajouterai seulement que le procès-verbal du coroner porte :

« Meurtre volontaire commis par une ou plusieurs personnes inconnues. »

La famille de M. Ablewhite a offert une prime et rien n’a été négligé pour découvrir les assassins. Mais l’homme vêtu en ouvrier a déjoué toutes les recherches. On a retrouvé les traces des Indiens. Quant à l’espoir de ressaisir bientôt ceux-ci, je vous dirai un mot à cet égard, lorsque j’arriverai à la fin du présent rapport.

Ayant ainsi consigné tout ce qui était utile à dire sur la mort de M. Ablewhite, je puis raconter quelle était sa manière de vivre avant, pendant et après le temps que vous avez passé tous deux dans la maison de feu lady Verinder.

III
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Je commencerai par vous apprendre que la vie de M. Godfrey Ablewhite offrait deux faces.

Pour le public, M. Ablewhite était un gentleman qui avait acquis une grande réputation d’orateur dans les réunions philanthropiques, et qui possédait des talents administratifs dont il faisait profiter diverses associations de bienfaisance, spécialement les œuvres fondées par des dames charitables. L’envers de cette existence, qu’on dissimulait avec soin, nous montrait le même gentleman sous un aspect tout différent, l’aspect d’un homme de plaisir. Il avait dans la banlieue une villa qui n’était pas achetée à son nom, et où vivait une dame qui ne portait pas non plus le nom de M. Ablewhite.

En faisant des investigations dans la villa, j’y découvris plusieurs tableaux de maîtres, des statues, un ameublement du meilleur goût, une serre remplie de fleurs rares et qui n’avait peut-être pas sa pareille dans tout Londres. Mes recherches relativement à la dame m’apprirent qu’elle possédait des bijoux dignes des fleurs de la serre ; elle avait aussi des voitures et des chevaux qui ont obtenu un succès mérité au Parc parmi les connaisseurs les plus à même d’apprécier l’élégance d’un carrosse et la beauté d’un attelage.

Rien d’extraordinaire jusqu’ici. La villa et la dame sont passées dans les mœurs à Londres, et je devrais m’excuser de vous les faire même remarquer. Mais ce qui, à ma connaissance, n’est pas tout à fait aussi habituel, c’est que non-seulement toutes ces belles choses existaient, mais encore qu’elles étaient payées ! Les tableaux, les statues, les fleurs, les diamants, les chevaux et les voitures n’entraînaient pas, à mon infinie surprise, un centime de dettes avec eux. Quant à la villa, elle avait été achetée et payée au nom de la belle dame.

J’aurais pu chercher longtemps la solution de cette énigme, et ne pas la trouver, sans la mort de M. Godfrey Ablewhite, qui provoqua une enquête relative à l’état de ses affaires.

L’enquête révéla les faits suivants :

M. Godfrey, comme subrogé tuteur d’un jeune gentleman, avait l’administration d’une somme de vingt mille livres appartenant à son pupille, mineur encore en 1848. Cette tutelle devait cesser le jour de la majorité du jeune homme, C’est-à-dire en février 1850.

D’ici là, ses deux tuteurs avaient à lui servir une rente de six cents livres par an, en deux termes égaux, à Noël et à la Saint-Jean. Cette pension était acquittée très-régulièrement par le curateur principal, M. Ablewhite ; mais tout le capital des vingt mille livres dont les revenus étaient censés fournir la pension de 600 livres, avait été vendu en différentes fois, et à la fin de l’année 1847 il n’en restait pas un sou. L’autorisation de vente donnée aux banquiers, et les divers ordres écrits, portant les sommes à réaliser chaque fois, étaient signés par les deux tuteurs. La signature du second tuteur, officier retiré du service et qui vivait à la campagne, avait été contrefaite par le premier curateur, autrement dit M. Godfrey Ablewhite.

Ces faits expliquent l’honorabilité avec laquelle M. Godfrey payait les dépenses de la dame et de la villa ; ils nous expliquent encore autre chose, comme vous le verrez tout à l’heure.

Nous pouvons arriver maintenant à la date du jour de naissance de miss Verinder : 24 juin 1848. Je tiens de M. Ablewhite père, lui-même, que la veille de ce jour, M. Godfrey arriva chez lui, et lui demanda un prêt de trois cents livres. Remarquez bien la somme, et veuillez vous souvenir que c’est le 24 du présent mois que tombait l’échéance de la pension semestrielle du jeune pupille. N’oubliez pas non plus que la totalité de la fortune de ce jeune gentleman avait été dépensée par son tuteur et qu’il n’en restait plus rien depuis la fin de l’année 1847.

« M. Ablewhite refusa d’avancer un centime à son fils. Vous savez que le lendemain M. Godfrey se rendit en votre compagnie chez lady Verinder. Quelques heures après, comme vous me l’avez dit vous-même, il faisait une proposition de mariage à sa cousine. Si celle-ci acceptait, il était sauvé de tous ses embarras d’argent tant présents que futurs. Mais qu’arriva-t-il au lieu de cela ? que miss Verinder le refusa.

Le soir du jour de naissance, voici donc quelle était la situation pécuniaire de M. Godfrey Ablewhite. Il lui fallait à tout prix trois cents livres pour le 24 du présent mois, et il devait rembourser vingt mille livres en février 1850. Faute de trouver ces deux sommes, il était un homme déshonoré.

Dans cet état de choses, que se passe-t-il ?

Vous poussez à bout M. Candy, le docteur, par vos plaisanteries sur la médecine ; ce à quoi il riposte par un tour de son métier : il fait du laudanum l’instrument de sa vengeance. Après en avoir préparé une dose dans une petite fiole, il confie le soin de vous l’administrer à M. Godfrey Ablewhite, qui a avoué la part prise par lui dans l’affaire, comme vous le verrez raconté ci-dessous. M. Godfrey se prête d’autant plus volontiers à cette mystification, qu’il a souffert lui-même de vos reparties piquantes pendant le cours de la soirée. Il se joint à Betteredge pour vous engager à boire un peu d’eau-de-vie mêlée d’eau avant de vous coucher ; il y glisse secrètement la dose de laudanum, et vous buvez le mélange comme si c’était un grog ordinaire.

Transportons-nous maintenant, s’il vous plaît, dans la maison de M. Luker, à Lambeth. Permettez-moi d’ajouter, en guise de remarque, que M. Bruff et moi avons trouvé le moyen d’arracher à l’usurier l’aveu complet de la vérité. Nous avons contrôlé soigneusement le récit qu’il nous a adressé, et le voici tout à votre service.

IV
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Le 23 juin 1848, fort tard dans la soirée, M. Luker fut surpris par la visite de M. Godfrey Ablewhite. Il éprouva une surprise encore plus grande lorsque ce gentleman exhiba la Pierre de Lune. À la connaissance de M. Luker, aucun particulier en Europe ne possédait un diamant semblable.

M. Godfrey Ablewhite avait deux modestes propositions à faire par rapport à ce magnifique joyau. Premièrement, M. Luker serait-il assez obligeant pour l’acheter ? Deuxièmement, si M. Luker n’était pas en mesure d’en faire l’acquisition, voudrait-il se charger de le vendre comme commission, et en attendant consentirait-il à verser une somme considérable à titre d’avance ?

M. Luker pesa le diamant, s’assura de son aloi et procéda à son estimation avant de répondre un seul mot. La pierre, en faisant la part du défaut qui diminuait sa valeur, fut estimée par lui à trente mille livres.

Ce résultat obtenu, M. Luker entr’ouvrit les lèvres, et posa une question :

« Comment vous êtes-vous donc procuré cela ? »

Sept mots seulement, mais sept mots qui en disaient plus que de gros volumes.

M. Godfrey commença une histoire ; M. Luker rouvrit la bouche, et cette fois ne laissa échapper que quatre paroles :

« Cela ne prendra pas ! »

M. Godfrey entama une autre histoire, M. Luker ne perdit plus son temps à en contester l’exactitude. Il se leva, sonna, et dit au domestique de reconduire le gentleman.

Sur le point d’être congédié, M. Godfrey fit un nouvel effort et donna de l’affaire une version revue et corrigée comme il suit.

Après avoir ajouté subrepticement l’opium à votre breuvage, il vous souhaita le bonsoir, et se retira dans sa chambre. Celle-ci était contiguë à la vôtre et les deux pièces avaient une porte de communication entre elles. En entrant dans sa chambre, M. Godfrey crut avoir fermé cette porte ; ses soucis d’argent le tinrent éveillé ; il resta, en robe de chambre et en pantoufles, à songer pendant plus d’une heure. Au moment où il se disposait à se coucher, il vous entendit, parlant tout haut dans votre chambre ; il alla alors vers la porte, et vit qu’elle n’était pas fermée.

Il regarda dans votre chambre pour voir ce qui s’y passait, et vous aperçut, une bougie à la main, prêt à quitter la pièce. Il vous entendit vous disant à vous-même d’une voix toute différente de votre voix habituelle :

« Qu’en puis-je savoir ? les Indiens peuvent être cachés dans la maison ! »

Jusqu’à ce moment-là, M. Godfrey avait sincèrement cru, en vous administrant le laudanum, n’être que l’instrument d’une plaisanterie sans conséquence. Il comprit alors que la drogue avait produit sur vous un effet dont ni le docteur ni lui-même ne s’étaient doutés. Dans la crainte d’un accident, il vous suivit sans bruit pour voir ce que vous feriez.

Il vous accompagna jusqu’au petit salon de miss Verinder, et vous y vit entrer ; vous laissâtes la porte ouverte ; il regarda par la fente existant ainsi entre la porte et le mur, avant d’entrer lui-même dans la pièce.

Dans cette position, il vous vit non-seulement prendre le diamant dans le tiroir, – mais il aperçut aussi miss Verinder qui vous suivait silencieusement des yeux, sur le seuil de sa porte entr’ouverte. Il fut donc assuré qu’elle aussi vous avait vu prendre le diamant. Avant de quitter le salon, vous eûtes un moment d’hésitation. M. Godfrey prit avantage de cette incertitude pour regagner promptement sa chambre avant que vous pussiez, le découvrir. Il y était à peine arrivé que vous le rejoigniez, et il supposa que vous l’aviez vu passer par la porte de communication. En tout cas, vous l’appelâtes d’une voix étrange et somnolente.

Il revint vers vous, vous levâtes sur lui des yeux appesantis par le sommeil. Vous mîtes le diamant dans sa main en lui disant :

« Reportez le, Godfrey, à la banque de votre père : là, il sera en sûreté ; ici, il est trop exposé. »

Vous vous retournâtes ensuite d’un air de souffrance et, après avoir passé votre robe de chambre, vous vous assîtes dans un des fauteuils de votre chambre, en murmurant :

« Je ne puis le porter moi-même à la banque, ma tête semble être de plomb, mes jambes fléchissent sous moi. »

Votre tête tomba sur le dos du fauteuil, – vous poussâtes un profond soupir, et au bout d’une minute vous étiez endormi.

M. Godfrey Ablewhite rentra dans sa chambre avec le diamant. Il prétend n’avoir pris aucun parti à ce moment et s’être borné à attendre, afin de voir ce qui surviendrait dans la matinée.

Le matin venu, votre attitude et votre langage furent ceux d’un homme absolument ignorant de ce que vous aviez fait ou dit dans la nuit. Miss Verinder témoigna en même temps qu’elle ne vous accuserait pas, par convenance et par pitié. Donc, si M. Godfrey voulait s’approprier la Pierre, il était assuré de l’impunité. Le diamant lui offrait le salut à la place d’une ruine inévitable : son choix fut fait ; il mit le diamant dans sa poche.

V
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Telle est l’histoire que, poussé par la nécessité, votre cousin raconta à M. Luker.

M. Luker la tint pour vraie et d’autant plus facilement que, selon lui, M. Godfrey était trop sot pour l’avoir inventée. M. Bruff et moi tombâmes d’accord que cette raison avait son prix.

Il s’agissait maintenant de savoir ce que M. Luker allait décider par rapport au diamant. Il proposa les conditions suivantes comme les seules moyennant lesquelles il consentirait à se mêler de ce qui, même dans son milieu d’affaires véreuses, lui paraissait une entreprise pleine de risques et de périls.

M. Luker prêterait à M. Ablewhite la somme de deux mille livres, à la condition que la Pierre de Lune lui serait remise en gage. Si dans un délai d’un an, M. Ablewhite payait à M. Luker la somme de trois mille livres, il rentrerait en possession de la Pierre. Si, au contraire, M. Godfrey était hors d’état de dégager le joyau à l’époque indiquée, le diamant serait regardé comme appartenant à M. Luker, et celui-ci en ce cas ferait généreusement abandon à M. Godfrey de certains billets échus qui portaient sa signature, et se trouvaient actuellement entre les mains de l’honnête usurier.

Inutile de dire que M. Godfrey repoussa avec indignation ces exorbitantes propositions : là-dessus, M. Luker lui tendit le diamant en lui souhaitant le bonsoir.

Votre cousin alla jusqu’à la porte, puis il revint. Quelle assurance emporterait-il que cette conversation resterait absolument secrète entre lui et son honorable ami ?

M. Luker ne pouvait rien affirmer. Si M. Godfrey avait accepté ses conditions, M. Luker devenait pour lui un complice dont la discrétion lui était acquise ; puisque les choses se passaient autrement, M. Luker ne pouvait plus être guidé que par ses propres intérêts. Si quelque déplaisante enquête avait jamais lieu, comment pouvait-on espérer que M. Luker irait se compromettre en faveur d’un homme qui refusait de traiter avec lui ? En recevant cette réponse, M. Godfrey agit comme le font tous les animaux, humains ou non, lorsqu’ils sont pris au piège. Il considéra l’ensemble de sa position avec désespoir, la date du mois gravée sur un calendrier bien apparent frappa ses yeux ; on était au 23 de juin, le 24 il devait, comme tuteur, payer à son pupille trois cents livres, et il ne connaissait aucun moyen de se procurer cette somme, sauf celui que lui offrait M. Luker. S’il n’avait pas été dans une situation si embarrassée, il eût porté le diamant à Amsterdam, et l’eût transformé en un article de vente facile, en le faisant tailler en plusieurs pierres séparées. Au point où en étaient les choses, il ne lui restait qu’à accepter les conditions de M. Luker. Après tout, il aurait une année à sa disposition pour trouver les trois cents livres, – et une année vous donne bien du temps.

M. Luker rédigea sur-le-champ le petit acte nécessaire, et lorsqu’il fut signé remit deux chèques à M. Ablewhite. L’un, portant la date du 23 juin, était de trois cents livres, l’autre devait être touché une semaine plus tard pour le solde restant de dix-sept cents livres.

Vous savez déjà comment le diamant fut confié aux banquiers de M. Luker, et le traitement que subirent ce dernier et M. Godfrey de la part des Indiens.

L’événement qui survint ensuite dans l’existence de votre cousin concerne miss Verinder. Il lui fit une seconde proposition de mariage, puis après avoir été agréé, il consentit sans peine à la rupture de l’union projetée. M. Bruff a pénétré un des motifs de son facile acquiescement : miss Verinder n’était qu’usufruitière de la fortune de sa mère, et il devenait impossible d’emprunter vingt mille livres sur des revenus seulement.

Mais, me direz-vous, il eût pu trouver sur cette fortune, au moins le moyen de dégager le diamant de chez M. Luker. Oui, c’était faisable, et encore en admettant que sa femme et les tuteurs de celle-ci consentissent à le laisser disposer, dans un but inconnu, de plus de la moitié de ses revenus dès la première année de son mariage. Cette difficulté écartée, restait celle de la dame de la villa, qui avait appris ses projets matrimoniaux.

Une superbe femme, monsieur, et de celles qui n’entendent pas la plaisanterie, – une femme au nez aquilin et au teint clair. Pleine du plus profond mépris pour M. Godfrey Ablewhite, elle garderait ce sentiment pour elle si son sort était convenablement assuré : dans le cas contraire, gare à sa langue ! Il ne fallait pas plus compter sur l’usufruit de miss Verinder pour y trouver de quoi acheter le silence de la dame, que pour emprunter vingt mille livres. Votre cousin ne pouvait donc réellement songer à se marier dans une semblable position. Vous n’ignorez pas qu’il tenta la chance auprès d’une autre héritière et que la question d’argent fit encore manquer son mariage. Vous avez su également le legs de cinq mille livres que lui fit, peu après, une des nombreuses créatures du sexe faible dont cet homme séduisant avait su s’attirer l’admiration et les bonnes grâces. Les événements nous ont prouvé que ce legs causa sa mort tragique :

J’ai su que, lorsqu’il hérita des cinq mille livres, il se rendit à Amsterdam. Là il conclut tous les arrangements, pour la taille de la Pierre de Lune. Il revint déguisé, et, sous ce costume, alla dès le lendemain dégager le diamant. Les deux associés convinrent, par prudence, de laisser passer quelques jours avant de retirer le joyau de la banque. S’il avait pu ensuite se rendre avec son butin à Amsterdam, il lui restait le temps nécessaire pour faire tailler le diamant et en disposer avant le mois de février 1850, époque de la majorité de son pupille. Vous jugerez, par là, des motifs puissants qu’il avait pour courir de pareils risques ! Si jamais homme dut jouer son va-tout, c’était bien lui.

Je veux vous rappeler, avant de finir mon rapport, qu’il reste encore une chance de mettre la main sur les Indiens, et par conséquent de rentrer en possession du diamant. Nous avons tout lieu de croire que ces conjurés sont actuellement à bord d’un vaisseau de la Compagnie des Indes, frété pour Bombay. Ce bâtiment, sauf accident, ne doit toucher dans aucun port sur sa route ; et les autorités de Bombay, déjà prévenues par des dépêches, se tiennent prêtes à visiter le navire dès sa première apparition dans leur port.

J’ai l’honneur, cher monsieur, de me dire votre très-obéissant serviteur,

RICHARD CUFF,

ancien sergent de la police active,

Scotland Yard, Londres.

SEPTIÈME NARRATION

Lettre écrite par M. Candy.
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Frizinghall, mercredi 26 septembre 1849.

Cher monsieur Franklin, vous ne devinerez que trop la triste nouvelle que j’ai à vous transmettre en trouvant ci-incluse votre lettre adressée à Ezra Jennings, et que je vous renvoie sans qu’elle ait été ouverte. Il est mort dans mes bras mercredi dernier, au lever du soleil. Ne m’accusez pas de vous avoir laissé ignorer que sa fin approchait : il m’avait défendu expressément de vous en prévenir.

« Je dois à M. Franklin Blake, me disait-il, quelques jours vraiment heureux ; ne l’affligeons pas, monsieur Candy ; – ne troublons pas son bonheur. »

Ses souffrances, jusqu’aux six dernières heures de sa vie, furent terribles à voir. Dans les intervalles de rémission, lorsque son esprit conservait sa netteté, je le conjurai de me nommer quelqu’un de ses parents auquel je pusse écrire. Il me demanda pardon de s’y refuser même vis-à-vis de moi ; et il ajouta, sans amertume, qu’il désirait mourir oublié, comme il avait vécu. Il maintint sa résolution jusqu’au bout : il ne reste donc aucun espoir de découvrir quelque chose de plus sur cette vie absolument inconnue.

La veille de sa mort, il m’indiqua où se trouvaient ses papiers, et je les lui apportai. Il mit de côté une petite liasse de vieilles lettres. Son livre inachevé, son journal en plusieurs volumes s’y trouvaient joints ; il ouvrit le volume de la présente année, et en déchira les pages relatives aux rapports que vous eûtes ensemble. « Donnez ceci, dit il, à M. Franklin Blake ; un jour peut-être il prendra quelque intérêt à la lecture de ce qui est écrit ici. » Puis il joignit les mains, et pria Dieu avec ferveur de vous bénir ainsi que tous ceux qui vous sont chers. Il me dit qu’il eût bien désiré vous revoir, mais presque aussitôt il changea d’avis.

« Non, répondit-il, lorsque je lui offrais d’écrire ; je ne veux pas être une cause de chagrin pour lui ! »

Sur sa demande, je rassemblai tous ses papiers et je les réunis dans une même enveloppe, scellée de mon cachet.

« Promettez-moi, fit-il, que vous mettrez ceci de vos propres mains dans mon cercueil, et que vous veillerez à ce que personne d’autre n’y touche après. »

Je lui fis cette promesse, et elle a été religieusement tenue. Il m’adressa ensuite une autre prière à laquelle il me fut bien dur de me rendre.

« Que ma tombe soit oubliée, me dit-il, donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne permettrez pas qu’aucun monument, que même le moindre signe commémoratif, s’élève sur ma fosse. Laissez-moi dormir ignoré et sans nom : que le lieu de mon repos reste inconnu. »

Lorsque je m’efforçai de faire fléchir sa résolution, il éprouva pour la première fois une agitation extraordinaire. Je ne pus supporter ce spectacle, et je dus céder. Un petit tertre de gazon marque seul la place de sa tombe ; dans un court espace de temps, les pierres tumulaires s’élèveront tout autour, et les gens qui viendront après nous regarderont et seront surpris en voyant cette tombe sans nom.

Ainsi que je vous l’ai dit, ses souffrances cessèrent six heures avant sa mort. Il s’assoupit ; je crois qu’il rêvait : une fois ou deux, un sourire passa sur ses lèvres, et un nom de femme – celui d’Ella, à ce qu’il me sembla – s’en échappa à plusieurs reprises. Quelques instants avant sa fin, il me demanda de le soulever sur son oreiller, afin de voir, à travers la croisée, le soleil se lever. Il était bien faible ; sa tête retomba sur mon épaule, et il murmura :

« Elle vient, elle vient ! »

Puis s’adressant à moi :

« Embrassez-moi ! »

Je baisai son front. Tout à coup il leva la tête ; le soleil levant frappait sa figure ; une expression de repos vraiment angélique l’éclaira. Il s’écria à trois reprises :

« Paix ! paix ! paix ! »

Sa tête s’affaissa de nouveau sur mon épaule, et cette pauvre vie si troublée s’éteignit. Il nous avait quittés. Cette nature était celle d’un homme de génie, bien que le monde ne l’ait point connu. Il supporta courageusement une dure existence, et avec le caractère le plus doux et le plus tendre que j’aie jamais rencontré. Sa perte me laisse bien solitaire ; je ne me suis jamais senti tout à fait remis depuis ma maladie ; et souvent je pense à abandonner ma profession ; peut-être qu’une absence pour suivre un traitement d’eaux m’aidera à retrouver la santé perdue.

Le bruit court que votre mariage avec miss Verinder est fixé au mois prochain : veuillez agréer ici mes sincères félicitations. Les feuilles du journal de notre pauvre ami vous attendent chez moi, cachetées, et votre nom écrit sur l’enveloppe ; j’aurais craint de les confier à la poste.

J’adresse ici tous mes vœux et l’expression de mon respect à miss Verinder. Je demeure, mon cher monsieur Blake, votre tout dévoué,

THOMAS CANDY.

HUITIÈME NARRATION

fournie par Gabriel Betteredge.
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Vous vous souvenez sans doute que je fus désigné pour être celui dont le récit ouvre ces pages, et je suis encore chargé de les clore ici.

Que personne n’imagine que j’aie un mot à ajouter au sujet du diamant indien. J’ai le seul nom de ce maudit joyau en horreur, – par conséquent, veuillez vous adresser à tout autre que moi pour avoir telles nouvelles de la Pierre de Lune que vous pouvez désirer connaître. Mon but, en commençant ces lignes, est de parler d’un événement de famille que tout le monde a laissé de côté, et que je ne puis supporter de voir aussi peu respectueusement passé sous silence. C’est au mariage de miss Rachel et de M. Franklin Blake que je fais allusion.

Cet intéressant événement eut lieu dans notre maison du Yorkshire, le mardi 9 octobre 1849. Je me fis entièrement habiller de neuf pour l’occasion, et l’heureux couple alla passer la lune de miel en Écosse.

Les fêtes de famille étant devenues rares chez nous depuis la mort de ma pauvre maîtresse, j’avouerai qu’en l’honneur de ce mariage, je pris vers la fin de la journée une petite goutte de trop.

Si jamais vous avez eu la même faiblesse, vous me comprendrez. Dans le cas contraire, il est présumable que vous vous écrierez :

« Quel vieillard inconvenant ! pourquoi venir nous raconter cela ? »

Vous allez en savoir la raison.

Dieu vous garde ! vous avez, aussi votre vice favori, seulement, le vôtre n’est pas le mien et le mien n’est pas le vôtre, voilà tout ! Ayant donc pris cette malheureuse goutte de trop, j’eus recours aussitôt à mon remède infaillible, qui est, vous le savez, Robinson Crusoé. Je ne saurais préciser à quel endroit j’ouvris ce livre sans pareil, mais en revanche, je sais parfaitement à quel passage je m’arrêtai ; c’était à la page trois cent dix-huit, à une place où il était question du mariage de Robinson Crusoé, ainsi qu’il suit :

« C’est avec ces pensées que j’envisageai mon nouvel engagement, et que je songeai que j’ai une femme (remarquez que c’est ce qu’a M. Franklin) ; qu’un enfant m’est né (remarquez encore que ce pourra être le cas de M. Franklin !), et qu’alors ma femme… »

Ce que la femme de Robinson fit ou ne fit pas me fut bien indifférent, je ne m’en souciais pas ! Je marquai au crayon le passage relatif à la femme et à l’enfant, et j’y mis un signet en papier.

« Reste en paix, me dis-je, jusqu’à ce que le mariage de M. Franklin et de miss Rachel soit plus vieux de quelques mois et alors nous verrons bien ! »

Il se passa plus de mois que je ne l’avais prévu, avant qu’une occasion se présentât de déranger la marque du livre. Ce ne fut qu’au mois de novembre actuel 1850, que M. Franklin entra dans ma chambre de la meilleure humeur du monde et me dit :

« Betteredge ! j’ai une nouvelle à vous apprendre ! d’ici à peu de mois, il y aura un événement intéressant dans la maison.

– Un événement de famille, monsieur ? demandai-je.

– Sans nul doute, répondit M. Franklin.

– Notre bonne maîtresse a-t-elle quelque chose à faire avec cette nouvelle, je vous prie, monsieur ?

– Elle a beaucoup à y faire, dit M. Franklin, qui commençait à paraître un peu étonné.

– Vous n’avez pas besoin de dire un mot de plus, monsieur, fis-je ; Dieu vous bénisse tous les deux ! je suis enchanté d’apprendre cela ! »

M. Franklin me dévisagea, muet de surprise.

« Puis-je me permettre de vous demander d’où vous tenez cette nouvelle ? me demanda-t-il. Je n’en ai été informé, et cela sous le sceau du secret, qu’il y a cinq minutes. »

Quelle plus belle occasion pouvait-il y avoir de produire Robinson Crusoé, et de lui lire le passage relatif à l’enfant, ce passage sur lequel je tombai le soir du mariage de M. Franklin ! Je lus donc à haute voix ces mots providentiels en les accentuant comme ils méritaient d’être accentués. Puis je regardai M. Franklin sévèrement et bien en face.

« Maintenant, monsieur, croyez-vous en Robinson Crusoé ? demandai-je avec une solennité digne du sujet.

– Betteredge ! dit M. Franklin non moins solennellement, je suis enfin convaincu. »

Il me prit les mains, et je sentis que je l’avais converti.

Je termine ici ma narration sur l’impression de cette mémorable circonstance. Que personne ne rie de l’unique anecdote que contient mon récit. Vos plaisanteries sur tout autre point sont les bienvenues ; mais lorsque je parle de Robinson Crusoé, par le Seigneur ! je le fais sérieusement, et je vous demande de le prendre de même !

Cela dit, tout est dit. Mesdames et messieurs, je vous salue bien, mon histoire est finie.


Le diamant retrouvé#id___RefHeading__129_480299813
Rapport de l’agent employé par le sergent Cuff #id___RefHeading__131_480299813 (1849).

Le 27 juin dernier, je reçus du sergent Cuff l’ordre de suivre trois hommes, soupçonnés de meurtre, et paraissant être des Indiens. Le matin même, on les avait vus sur le quai de la Tour au moment où ils s’embarquaient à bord du paquebot en partance pour Rotterdam.

Je quittai Londres par un bateau à vapeur d’une autre compagnie, qui partait le matin du jeudi 28. Arrivé à Rotterdam, je parvins à joindre le commandant du paquebot de la veille. Il m’apprit qu’en effet les Indiens avaient été ses passagers, mais seulement jusqu’à Gravesend. Une fois là, l’un d’eux avait demandé à quelle heure on serait à Calais ; sur la réponse qui lui fut faite que le bateau était à la destination de Rotterdam, l’orateur de la bande manifesta sa surprise et sa contrariété de l’erreur que lui et ses compagnons avaient commise. Ils étaient prêts à faire le sacrifice du prix entier de leurs places, si seulement le capitaine consentait à les débarquer tout de suite. Prenant compassion de leur qualité d’étrangers, et n’ayant aucune raison pour les détenir, le capitaine demanda une chaloupe et les trois Indiens quittèrent le bord.

Cette manœuvre avait été évidemment préméditée, dans le but de faire perdre leur trace : aussi revins-je sur-le-champ en Angleterre. Je quittai le paquebot à Gravesend et j’y découvris que les Indiens étaient retournés à Londres ; là je suivis leur piste jusqu’à Plymouth, où l’on m’informa qu’ils avaient fait voile, deux jours auparavant, sur le Bewley Castle, vaisseau de la Compagnie des Indes qui allait droit à Bombay.

En recevant cette nouvelle, le sergent Cuff s’arrangea de façon à en instruire sur l’heure les autorités de Bombay, afin que le vaisseau pût être, dès son entrée dans le port, visité par la police. Cette précaution prise, ma participation à l’affaire était terminée, et je n’ai rien appris depuis.


Rapport fait par le capitaine #id___RefHeading__133_480299813 (1849)

Le sergent Cuff m’a demandé de consigner par écrit divers faits concernant trois hommes, soupçonnés d’être des Hindous, et qui prirent passage, l’été dernier, sur le navire le Bewley Castle, frété à destination directe de Bombay et placé sous mon commandement. Ces Hindous nous rejoignirent à Plymouth ; tant que dura la traversée, je n’entendis faire aucune plainte sur leur compte. Ils avaient la cabine de l’avant du bateau, et j’eus moi-même peu d’occasions de les remarquer.

Pendant la dernière partie de notre voyage, nous eûmes la mauvaise chance de rencontrer une accalmie pendant trois jours et trois nuits, dans les parages de la côte indienne. Je n’ai pas le journal du bord sous les yeux, et je ne pourrais préciser le degré de latitude et celui de longitude où nous nous trouvions. Quant à notre position, je sais que les courants nous poussaient plutôt vers la terre, et que lorsque le vent s’éleva, nous gagnâmes en vingt-quatre heures le port de Bombay.

Toute personne ayant navigué sait que la discipline d’un vaisseau se relâche toujours un peu pendant un calme plat. Quelques gentlemen parmi nos passagers firent descendre les chaloupes et s’amusèrent soit à ramer, soit à nager, lorsque la fraîcheur des soirées leur permit ce délassement. Les bateaux eussent dû ensuite être amarrés solidement à leurs places accoutumées ; au lieu de cela, on se borna à les suspendre le long des flancs du navire. Énervés par la chaleur et par l’ennui de se voir ainsi arrêtés, les officiers et les hommes d’équipage prenaient leur besogne peu à cœur.

Pendant la troisième nuit les hommes de veille ne virent ni n’entendirent rien d’insolite ; mais lorsque le jour parut, on constata l’absence de la plus petite des chaloupes, puis on découvrit aussi l’absence des trois Hindous.

Ces hommes avaient, selon toute apparence, volé le bateau pendant l’obscurité de la nuit ; nous étions si près de terre qu’il devenait parfaitement inutile d’envoyer à leur poursuite ; car j’étais certain que, même en faisant la part de la fatigue et de l’inexpérience des rameurs, ils avaient dû aborder dès le point du jour.

Arrivé à Bombay, j’y appris pour la première fois la cause de l’empressement de mes passagers à saisir la première occasion de quitter le vaisseau. Je ne pus que présenter aux autorités le même exposé des faits que je donne ici. Les magistrats me blâmèrent d’avoir permis ce relâchement dans la discipline du navire, et je leur en offris mes excuses ainsi qu’aux possesseurs du bâtiment. Depuis lors, je n’ai eu aucune nouvelle des trois Hindous, et il ne me reste rien à ajouter ici.


Extrait d’une lettre de M. Murthwaite adressée à M. Bruff #id___RefHeading__135_480299813 (1850)

Avez-vous conservé quelque souvenir, mon cher monsieur, d’une sorte de sauvage, avec qui vous eûtes occasion de dîner en ville, à Londres, pendant l’automne de 1848 ? Permettez-moi en ce cas de vous rappeler que cet individu se nommait Murthwaite, et que vous et lui eûtes une longue conversation ensemble après le dîner. Il s’agissait dans cet entretien d’un diamant indien, nommé la Pierre de Lune, et nous parlâmes d’une conspiration ourdie en vue de s’emparer du joyau.

Depuis ce temps, j’ai erré à travers l’Asie centrale, puis je suis revenu sur le théâtre de mainte de mes aventures passées, dans le nord et dans le nord-ouest de l’Inde. Je me trouvais, il y a environ quinze jours, dans une certaine province bien peu connue en Europe et qu’on appelle le Kattiawar.

Il m’arriva là une aventure, à laquelle, tout incroyable que cela peut paraître, vous êtes personnellement mêlé ou intéressé.

Dans les régions sauvages du Kattiawar, et vous saurez jusqu’à quel point elles méritent ce nom, lorsque je vous aurai dit, que les laboureurs eux-mêmes ne vont aux champs qu’armés jusqu’aux dents, la population est fanatiquement dévouée à la religion hindoue, à l’ancien culte de Brahma et de Vichnou. Les rares familles mahométanes, disséminées dans les villages de l’intérieur, redoutent de manger aucune espèce de viande, car un mahométan soupçonné seulement d’avoir tué une vache, animal sacré, serait mis en pièces sans merci, par ses pieux voisins les Hindous. Ce qui contribue à augmenter le fanatisme religieux de cette contrée, c’est que la province du Kattiawar possède deux des lieux de pèlerinage les plus vénérés de l’Inde. L’un d’eux est Dwarka, où naquit le dieu Krishna ; l’autre est la cité sacrée de Somnauth, qui fut saccagée et détruite au onzième siècle par Mahmoud de Ghizni, le conquérant mahométan.

Me trouvant pour la seconde fois dans ces régions romanesques, je résolus de ne pas les quitter sans jeter encore un coup d’œil sur les magnifiques ruines de Somnauth. Quand je formai ce projet, j’étais à environ trois jours de marche à pied de la cité sainte.

Je n’étais pas depuis longtemps sur la route de Somnauth lorsque je remarquai que d’autres personnes par groupes de deux ou de trois individus semblaient prendre la même direction que moi.

Je me fis passer pour un Hindou bouddhiste d’une province éloignée, qui allait en pèlerinage ; il est inutile de dire que mon costume répondait au rôle que je me donnais, Ajoutez-y que je parle la langue du pays aussi bien que la mienne, que je suis assez maigre et assez basané pour tromper sur mon origine européenne, et vous comprendrez que je me joignis aisément à mes compagnons de route, non comme un des leurs, mais comme venant d’une autre partie de l’Inde.

Le second jour de route, le nombre des Hindous avait augmenté par centaines, et le troisième des milliers de voyageurs s’acheminaient tous vers la cité de Somnauth.

Un léger service que je fus à même de rendre à un des pèlerins me mit en rapport avec des brahmines de haute caste. J’appris d’eux que cette multitude se rendait à une grande cérémonie religieuse qui devait avoir lieu sur une montagne à peu de distance de Somnauth. La solennité était en l’honneur du Dieu de la Lune, et serait célébrée de nuit.

La foule rendait notre marche plus difficile à mesure que nous approchions du lieu de la cérémonie, et la lune était levée depuis longtemps lorsque nous arrivâmes à la montagne. Mes amis hindous possédaient quelques privilèges spéciaux qui leur permettaient d’approcher de la châsse ; ils m’offrirent gracieusement de les accompagner. Arrivés au lieu où elle était placée, un rideau, suspendu à deux arbres admirables, nous dérobait sa vue ; en avant de ces arbres s’étendait une sorte de plate-forme naturelle sur laquelle nous attendîmes, mes amis hindous et moi.

Au bas de la montagne se déroulait le plus magnifique panorama dont la nature et l’homme aient jamais fait les frais. Les plans inclinés des collines se perdaient dans une prairie verdoyante ou trois rivières venaient se rejoindre. D’un côté, les gracieux méandres de ces cours d’eau s’étendaient aussi loin que la vue pouvait atteindre, tantôt visibles, tantôt cachés aux regards par un rideau d’arbres. De l’autre côté, l’Océan dormait immobile dans le calme de la nuit.

Peuplez ce paysage de milliers de créatures humaines, toutes vêtues de blanc, qui gravissent les flancs de la montagne, débordent dans la plaine, et suivent les rives sinueuses des cours d’eau. Enfin éclairez cette halte de pèlerins par les flammes rougeâtres des torches et des lanternes, inondant de leur lumière ces masses innombrables ; ajoutez-y encore dans un ciel sans nuages le pur éclat d’une lune de l’Orient, et vous aurez une faible idée du spectacle sur lequel mes regards s’attachaient du haut de la montagne.

Une musique plaintive, exécutée par des flûtes et des instruments à corde, ramena mon attention vers la châsse voilée. Je me retournai, et je vis trois hommes sur le rocher en forme d’estrade.

Je reconnus aussitôt, parmi eux, l’individu à qui j’avais parlé un soir en Angleterre, lorsqu’il s’introduisit sur la terrasse de la maison de campagne de lady Verinder. Les deux autres Indiens qui se tenaient à ses côtés devaient, sans contredit, avoir été ses compagnons dans l’occasion où je vis celui dont je parle ici.

Un des Hindous, placé près de moi, me fit tressaillir ; il se pencha vers moi, et m’expliqua l’apparition de ces trois figures sur la plate-forme.

Il me dit que ces personnages étaient des brahmines, qui avaient consenti à déchoir de leur caste pour le service du dieu. Le dieu avait ordonné que leur purification s’opérât par un pèlerinage. Cette nuit-là même, ces trois hommes devaient se séparer, et se diriger par trois voies différentes vers les lieux de pèlerinage les plus renommés dans l’Inde. Ils ne se reverraient jamais ; jamais ils ne prendraient de repos pendant la durée de leurs pérégrinations, depuis le jour qui allait marquer leur séparation jusqu’à celui de leur mort.

Tandis qu’il murmurait ces paroles à mon oreille, la musique cessa. Les trois hommes se prosternèrent à terre, devant le rideau qui cachait le sanctuaire. Ils se levèrent, se regardèrent longuement, et s’embrassèrent ; puis ils descendirent séparément dans la foule, qui leur ouvrit passage au milieu du plus profond silence. Je vis la multitude se diviser simultanément, en trois groupes bien distincts, et presque aussitôt cette masse imposante se referma. Les trois pèlerins étaient perdus dans la foule, nous ne devions plus les revoir.

La musique éclata de nouveau, cette fois joyeuse et bruyante. La foule tressaillit et se pressa dans la direction de la châsse.

Le voile se sépara lentement et le sanctuaire apparut aux regards de ses adorateurs.

Élevé sur un trône assis sur l’antilope symbolique, ses quadruples bras s’étendant vers les quatre points du globe, planait au-dessus de nous, le dieu de la Lune, rendu plus imposant et plus terrible par la lumière mystérieuse qui descendait des cieux. Là, brillait, au milieu du front de la divinité, le célèbre diamant jaune, dont j’avais vu pour la première fois les feux étinceler en Angleterre, alors qu’il ornait le corsage d’une femme !

Oui, après huit siècles d’intervalle, la Pierre de Lune brillait encore une fois dans l’enceinte des murailles sacrées où son histoire avait commencé.

Comment ce joyau est-il revenu dans cette contrée sauvage ? Par quel accident, ou par quel crime, les Indiens sont-ils rentrés en possession de leur Pierre mystique ? Vous avez pu l’apprendre ; moi je l’ignore. Elle vous a été enlevée en Angleterre, et, si je connais bien ce peuple-ci, vous l’avez perdue à jamais…

Ainsi les années passent et se répètent ! ainsi le cycle des temps ramène les mêmes événements. Quelles seront les aventures de la Pierre de Lune dans l’avenir ? Qui le sait ? Qui pourra le dire ?

FIN.

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