Quatrième narration Extraite du journal d’Ezra Jennings

1849. 15 JUIN. – À travers quelques interruptions dues à des clients et aux accès de mes souffrances, j’ai pu néanmoins finir ma lettre à miss Verinder pour le courrier de ce soir. Je ne suis pas parvenu à la rendre aussi courte que je l’eusse désirée, mais je crois qu’elle a au moins le mérite de la clarté. Je laisse miss Verinder entièrement maîtresse de ses décisions ; si elle consent à se prêter à notre tentative, ce sera de son plein gré et point à titre de faveur envers M. Blake ou envers moi.

16 JUIN. – Je me suis levé tard, après une nuit affreuse, résultat de l’opium dont j’ai abusé hier, et qui se venge par une série de rêves effroyables. Pendant un certain temps, je me voyais précipité dans l’espace, mêlé aux fantômes de mes amis et de mes ennemis réunis. Dans un autre moment, le visage bien-aimé que je ne contemplerai plus jamais apparaissait à mon chevet, brillant d’un éclat phosphorescent à travers l’obscurité, mais défiguré par une expression fixe et grimaçante.

Ce matin, à l’heure habituelle, j’ai ressenti une légère atteinte de mes anciennes souffrances. Je me suis presque réjoui de leur retour, parce qu’il a mis fin à ces hallucinations.

Par suite de ma mauvaise nuit, je ne me suis rendu chez M. Franklin Blake qu’assez tard dans la matinée. Je l’ai trouvé étendu sur un canapé ; il trempait un biscuit dans du soda-water mêlé d’eau-de-vie.

« Je débute aussi bien que vous pouvez le désirer, m’a-t-il dit ; une nuit agitée, détestable, avec absence complète d’appétit ce matin ; c’est exactement ce qui m’arriva l’année dernière lorsque je cessai de fumer. Au surplus, le plus tôt mes nerfs seront disposés à l’effet du laudanum, le mieux ce sera.

– Vous le prendrez au premier jour, lui ai-je répondu ; mais d’ici là, le soin de votre santé doit être notre principale préoccupation, car si nous vous affaiblissions trop, nous manquerions notre but. Il faut que vous ayez faim pour dîner ; par conséquent, montez à cheval ou promenez-vous ce matin pour respirer l’air frais.

– Je monterai à cheval, si je puis trouver une monture ici. J’ai écrit hier à M. Bruff ; avez-vous écrit à miss Verinder ?

– Oui, la lettre est partie.

– Très-bien ; nous aurons sans doute demain quelque nouvelle intéressante à nous communiquer ; ne vous en allez pas, j’ai encore un mot à vous dire. Vous paraissiez croire hier que notre expérience ne serait pas favorablement accueillie par mes amis ; vous étiez dans le vrai ; Gabriel Betteredge, que je considère comme un ami, vous eût amusé si vous aviez entendu ses protestations : « Vous avez fait bien des folies dans votre vie, monsieur Franklin, mais celle-ci les dépasse toutes ! « Voilà l’opinion de Betteredge ! Faites la part de ses préjugés, si vous venez à le rencontrer. »

Après avoir quitté M. Blake, pour entreprendre ma tournée de malades, je me suis senti meilleur et moins malheureux depuis notre entrevue.

Quel est donc le secret attrait qui me porte vers lui ? Est-ce seulement qu’habitué à rencontrer partout la méfiance et le dédain, je lui sais gré de ses manières franches et affectueuses, de sa cordialité qui contraste si étrangement avec la dureté des autres ? Ou bien y a-t-il réellement en lui ce quelque chose qui répond au besoin infini que j’avais d’un peu de sympathie, à ce désir d’épanchement, d’abandon du cœur qui a survécu à la solitude, aux persécutions de tant d’années, et qui semble augmenter d’intensité, à mesure que le temps approche où je ne souffrirai ni ne regretterai plus ? Quelles inutiles questions je m’adresse là ! M. Blake a mis un intérêt dans ma vie, jouissons-en sans scruter l’origine de cette sympathie.

17 JUIN. – Ce matin, au déjeuner, M. Candy m’a prévenu qu’il s’absentait, pour aller passer quinze jours chez un ami dans un des comtés du sud. Le pauvre homme m’a accablé d’autant de recommandations pour ses malades que si sa clientèle était encore aussi étendue qu’avant sa maladie. Elle est pourtant bien réduite actuellement ; d’autres docteurs ont pendant ce temps remplacé M. Candy, et ceux là seuls qui ne peuvent faire autrement m’emploient, moi !

Son absence tombe fort à propos ; il eût été vexé que je ne le tinsse pas au courant de l’expérience que je vais tenter sur M. Blake, et si je l’avais mis dans ma confidence, je ne sais quels inconvénients ne s’en fussent pas suivis. Tout est donc pour le mieux ainsi sans aucun doute.

La poste m’apporte la réponse de miss Verinder. Sa lettre est charmante et me donne une haute opinion d’elle. Elle n’essaye pas de déguiser l’intérêt qu’elle prend à notre tentative. Elle me dit de la façon la plus aimable que ma lettre justifie entièrement M. Blake à ses yeux, et que pour elle sa conviction est faite sans qu’il soit besoin de mettre mon affirmation à l’épreuve. Elle se reproche même, bien à tort, la pauvre enfant ! de n’avoir pas su deviner plus tôt le nœud de l’énigme. Il ressortit clairement de sa lettre que son ardeur à rendre justice à un innocent procède d’un intérêt plus vif que celui qu’on attache à faire amende honorable d’un tort involontaire ! Évidemment elle n’a jamais cessé de l’aimer, nonobstant la rupture survenue entre eux. Dans plus d’un passage de sa lettre, la joie de le savoir digne de son amour éclate innocemment, malgré les conventions du langage et la retenue d’une correspondance adressée à un étranger. N’est-il pas singulier, me disais-je en lisant cette délicieuse lettre, que le sort m’ait choisi de préférence à tout autre pour servir de lien entre ces deux jeunes cœurs ? Mon bonheur personnel a été foulé aux pieds, l’amour de toute ma vie m’a été arraché ! Vivrai-je assez pour voir quelqu’un en possession d’un bonheur qu’il me devra ? pour assister à la réconciliation de deux amants que j’aurai rapprochés ? Ô mort miséricordieuse ! laisse-moi jouir de ce spectacle avant que tes bras m’étreignent, avant que la voix murmure à mon oreille le mot de l’éternel repos !

Miss Verinder me demande deux choses. Elle me prie d’abord de ne point montrer sa lettre à M. Franklin Blake. Je suis autorisé à lui dire que miss Verinder met très-volontiers sa maison à notre disposition, mais je ne dois rien ajouter de plus.

Jusque-là, il est aisé de déférer à son désir, mais la seconde requête m’embarrasse sérieusement. Non contente d’écrire à Betteredge pour lui ordonner de m’obéir en tout point, miss Verinder me demande la permission de venir arranger elle-même son appartement particulier. Elle n’attend qu’un mot de moi pour se rendre dans le Yorkshire et assister comme témoin à la seconde épreuve de l’opium.

Cette demande dissimule un motif secret, mais que je crois facile à pénétrer.

Ce qu’elle m’a défendu de communiquer à M. Franklin Blake, elle désire sans doute le lui dire elle-même de vive voix avant qu’il subisse l’épreuve destinée à le réhabiliter devant le public. Je comprends et j’admire la généreuse ardeur qui porte miss Verinder à absoudre son cousin, sans attendre que l’innocence de celui-ci soit prouvée. Elle entend réparer ainsi l’injure que ses soupçons lui ont faite. Mais ce projet est inexécutable. L’émotion d’une pareille entrevue, venant raviver d’anciens sentiments et éveiller de nouvelles espérances, jetterait dans l’âme de M. Blake le trouble le plus nuisible au succès de notre expérience. Il est déjà assez malaisé de réunir après un an d’intervalle les conditions d’existence qui l’entouraient à l’époque du vol ; et, s’il entrait dans un nouvel ordre de sensations morales, l’échec serait complet. Je me rends bien compte de la gravité de tous ces inconvénients et pourtant il m’en coûte de la désappointer ! Je vais faire de mon mieux avant l’heure de la poste pour trouver un moyen qui me permette de lui dire oui sans contrarier en rien le succès de l’épreuve que j’ai proposée moi-même M. Blake.

Deux heures. – Je rentre de ma tournée médicale, après avoir fait ma visite à l’hôtel.

La nuit de M. Blake a été semblable à la précédente ; il n’a pu prendre que quelques heures de sommeil interrompu, rien de plus ; mais il en souffre moins aujourd’hui, ayant dormi après son dîner d’hier ; ce repos est la conséquence sa promenade ; je crains donc d’être forcé de diminuer l’exercice au grand air ; il ne doit pas se porter trop bien et il ne faut pas non plus l’affaiblir outre mesure ; c’est une affaire où, comme disent nos marins, il s’agit de louvoyer. M. Blake n’a rien reçu de M. Bruff ; il attendait avec une anxiété visible des nouvelles de miss Verinder.

Je lui ai dit exactement ce qu’on m’a autorisé à lui transmettre, je n’ai pas eu à chercher d’excuses pour ne point lui montrer la lettre ; le pauvre garçon m’a répondu avec assez d’amertume qu’il comprenait la délicatesse qui me dictait ma réserve.

« Elle consent, naturellement, mais comme une personne qui agit par un sentiment de justice et de convenance ; néanmoins, a-t-il ajouté, elle garde son opinion sur moi et ne se rendra qu’à l’évidence des faits. »

J’ai été grandement tenté de lui dire qu’il se trompait à son tour sur elle, comme elle s’était trompée sur lui. Réflexion faite, je n’ai rien voulu enlever à miss Verinder de la joie qu’elle aurait à le surprendre et à se réconcilier avec lui.

J’ai dû abréger beaucoup ma visite. Pour m’épargner les affreuses visions de la nuit dernière, j’avais renoncé à ma dose d’opium.

L’inévitable conséquence a été un retour terrible du mal qui me dévore ; j’ai senti l’approche de l’accès, et j’ai quitté brusquement M. Blake, afin de ne pas lui donner le pénible spectacle de mes souffrances. L’attaque n’a duré qu’un quart d’heure, et mes forces m’ont permis de reprendre mes occupations.

Cinq heures. – J’ai répondu à miss Verinder. La combinaison que je lui propose concilie tout, si elle y consent. Après lui avoir exposé le danger d’une rencontre entre elle et M. Blake, je lui conseille d’arriver secrètement à sa maison de campagne, en s’arrangeant de façon à nous rejoindre le soir même de notre expérience. Elle peut prendre le train de l’après-midi à Londres et être ici pour neuf heures. Je ferai en sorte que M. Blake ne quitte plus sa chambre à coucher à partir de ce moment, et rien ne s’opposera alors à ce que miss Verinder occupe ses appartements particuliers jusqu’à l’heure de l’absorption du laudanum ; elle pourra suivre les phases de l’expérience avec nous ; le lendemain matin, si elle le désire, elle montrera à M. Blake la lettre qu’elle m’a écrite, et lui donnera ainsi la joie de savoir qu’il était absous dans son cœur avant de subir l’épreuve publique de son innocence.

Je viens de lui écrire dans ce sens ; c’est tout ce que je puis faire aujourd’hui ; demain il me faudra m’entendre avec M. Betteredge au sujet des arrangements à faire dans la maison.

18 JUIN. – Aujourd’hui encore, je n’ai pu aller chez M. Blake que fort tard. Dès l’aurore, mes atroces douleurs m’ont repris pour me laisser ensuite dans un état d’épuisement complet. Je serai obligé, je le prévois, de recourir pour la centième fois aux soulagements si chèrement payés que me procure l’opium. Si je n’avais à songer qu’à moi, je préférerais encore la souffrance à ces rêves effrayants. Mais la souffrance physique m’anéantit ; si je me laisse envahir par elle, je deviendrai inutile à M. Blake au moment même où je puis lui être le plus nécessaire.

Il était près d’une heure lorsque je suis arrivé à l’hôtel ; tout malade que j’étais, cette visite n’a pas laissé que de m’amuser beaucoup, grâce à la présence de Gabriel Betteredge.

Il était dans la pièce lorsque j’y suis entré ; pendant que je faisais quelques questions à M. Blake, il s’est retiré près de la fenêtre. M. Blake avait mal dormi et se sentait plus éprouvé que précédemment par suite du manque de sommeil. Je lui ai demandé s’il avait reçu des nouvelles de M. Bruff ; une lettre lui était parvenue le matin même ; M. Bruff blâmait dans les termes les plus énergiques la marche adoptée à mon instigation par son ami et client. L’entreprise était illisible, puisqu’elle éveillait des espérances irréalisables. Son esprit se refusait absolument à y voir autre chose qu’un tour digne des prestidigitateurs habiles, des somnambules et autres charlatans de ce genre. Cela ne servirait qu’à bouleverser la maison de miss Verinder d’abord, et elle-même ensuite… Il avait soumis toute l’affaire, sans nommer personne, à l’appréciation d’un médecin distingué ; l’éminent docteur avait souri, secoué la tête et s’était prononcé en silence. M. Bruff croyait donc avoir lieu de protester, et il s’en tiendrait là.

Restait la question du diamant. L’avoué donnait-il une preuve quelconque que le joyau fût à Londres ?

Non ; M. Bruff avait refusé d’accepter la discussion à ce sujet.

Il se déclarait sûr pour son compte que la Pierre de Lune avait été mise en gage chez M. Luker ; son éminent ami M. Murthwaite, à qui personne ne pouvait contester une profonde connaissance du caractère hindou, en était sûr également. Pour ces motifs et vu le nombre de ses occupations, il s’excusait de ne point discuter une question oiseuse. Le temps montrerait qui avait raison, et M. Bruff s’en remettait au temps.

Au fond de toutes ces objections, une chose était claire à mes yeux : M. Bruff se défiait de moi. Il m’était d’autant plus facile de m’en convaincre que M. Blake avait eu la précaution de me résumer la lettre au lieu de me la lire. J’avais prévu ce résultat ; aussi n’en ai je été ni mortifié ni surpris. J’ai demandé à M. Blake si l’opposition de son ami ne l’avait pas ébranlé. Il m’a répondu que jamais il ne s’était senti plus décidé à poursuivre. Dès lors, je n’avais plus à m’occuper de M. Bruff et ne m’en suis plus occupé.

La conversation s’était arrêtée entre nous. Gabriel Betteredge a quitté alors l’embrasure de la fenêtre.

« Pourriez-vous m’accorder quelques moments d’attention, monsieur ? m’a-t-il dit.

– Tout à votre service, » ai-je répondu.

Betteredge a pris une chaise et s’est assis à la table ; il nous a produit un vaste portefeuille en cuir de forme antique avec un crayon assorti. Ayant mis ses lunettes, il a ouvert son agenda à une page blanche et s’est adressé de nouveau à moi.

« J’ai vécu, a dit Betteredge en me regardant sévèrement, près de cinquante ans au service de feu milady. Avant cela, j’étais chez le vieux lord, son père. Je suis âgé de plus de soixante-dix ans, peu importe le chiffre exact ! et je passe pour avoir au moins autant d’expérience et de jugement que beaucoup d’autres. Eh bien ! comment toute cette affaire va-t-elle finir ? Elle finit, monsieur Ezra Jennings, par une opération de sorcellerie tentée sur la personne de M. Franklin Blake par un docteur en second armé d’une bouteille de laudanum ! Et, sur ma foi ! on me destine dans ma vieillesse à être le compère d’un sorcier ! »

M. Blake est parti d’un éclat de rire. J’ai essayé de placer un mot, mais Betteredge a élevé la main, faisant signe qu’il n’avait pas fini de parler.

« Pas un mot, monsieur Jennings ! a-t-il dit. Je ne veux pas entendre un seul mot de votre part, monsieur ; j’ai des principes, grâce à Dieu ! Si on m’envoie un ordre comme je pourrais en recevoir de Bedlam, je ne m’en inquiète pas ; tant qu’il émanera du maître ou de la maîtresse que je sers, j’y obéirai. Mais je puis conserver mon opinion, qui est aussi, souvenez-vous-en, celle de M. Bruff, du fameux M. Bruff ! a insisté Betteredge, accentuant le nom avec solennité et m’adressant un regard plein de reproches ; enfin je laisse de côté mon opinion, quoiqu’elle soit corroborée par une telle autorité ; puisque ma jeune maîtresse dit : « Faites cela, » je le fais ; et me voici avec mon agenda et un crayon tout à votre disposition ; le crayon par exemple est mal taillé, mais lorsque les chrétiens perdent tout sens commun, on ne peut reprocher à un crayon d’être plus ou moins aiguisé ! Donnez-moi vos ordres, monsieur Jennings, je suis prêt à les inscrire, mais je ne veux pas avoir la responsabilité de l’épaisseur d’un cheveu en plus ou moins. Je suis un automate, monsieur… un automate, rien de plus ! a répété Betteredge, qui trouvait grand plaisir à se définir ainsi lui-même.

– Je regrette beaucoup, ai-je répondu, que mes vues ne soient point agréées de vous…

– Ne me mêlez pas à ces jongleries ! a interrompu Betteredge ; ce n’est pas une affaire d’agrément pour moi, mais uniquement d’obéissance. J’attends vos ordres, monsieur, j’attends vos ordres ! »

M. Blake m’a fait signe de le prendre au mot. J’ai donc redonné « mes ordres » aussi sérieusement et aussi simplement que je l’ai pu.

« Je désire, ai-je dit, que certaines parties de la maison soient rouvertes et remeublées exactement comme elles l’étaient il y a un an. »

Là-dessus Betteredge a donné à son crayon un petit coup de langue en guise de préparation. Puis, majestueusement :

« Nommez les parties de la maison que vous entendez remeubler, monsieur Jennings.

– Premièrement, le hall conduisant à l’escalier principal. »

« Premièrement, le hall, » a écrit Betteredge.

« Impossible, monsieur, pour commencer, de remettre cette partie de la maison dans le même état où elle était l’année dernière.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il s’y trouvait une tenture rembourrée ; lorsque la maison a été fermée, on ôta la tenture, et celle-ci, qui était déjà mûre, craqua.

– Nous excepterons alors la tenture. »

Betteredge note l’exception :

« Remeubler le hall ; en excepter une tenture usée. »

« Veuillez continuer, monsieur Jennings.

– Remettre le tapis sur l’escalier comme précédemment.

– Je regrette de vous désappointer de nouveau, monsieur ; mais cela ne se peut.

– Pourquoi ?

– Parce que l’homme qui a posé ce tapis est mort et qu’il n’existe pas en Angleterre un autre ouvrier capable comme lui de joindre un raccord de tapis.

– Très-bien ; nous essayerons alors d’un autre tapissier approchant le plus possible du talent du défunt. »

Ici autre note de Betteredge, autres instructions de ma part :

« Le boudoir de miss Verinder à réarranger absolument comme il était disposé l’année dernière ; de même le corridor, conduisant de ce petit salon au premier palier ; également le second corridor, allant du second palier aux chambres à coucher ; idem la chambre à coucher occupée par M. Blake l’année dernière. »

Le crayon de Betteredge suivait consciencieusement.

« Allez, monsieur, disait-il avec une gravité sardonique ; il reste encore de quoi écrire beaucoup de choses avec cette pointe émoussée. »

Je lui ai répondu que je n’avais plus rien à indiquer.

« En ce cas, monsieur, m’a dit Betteredge, j’ai pour mon compte une ou deux observations à vous soumettre. »

Il a ouvert son carnet à une autre feuille et a donné un nouveau coup de langue à l’inépuisable crayon :

« Je désire savoir si je puis ou non me laver les mains…

– Sans nul doute, a interrompu M. Blake, je vais sonner le domestique.

–… de certaines responsabilités, a continué imperturbablement Betteredge, décidé à ignorer la présence de toute autre personne que lui et moi ; je commence par le boudoir ; lorsque nous enlevâmes le tapis, monsieur Jennings, j’y trouvai une foule incroyable d’épingles ; dois-je répondre de la mise en place des épingles ?

– Certainement non. »

Betteredge a pris note sur l’heure même de la concession.

« Quant au premier corridor, lorsque nous enlevâmes les ornements qui le décoraient, nous ôtâmes la statuette d’un enfant nu, portée à l’inventaire sous l’appellation profane de « Cupidon, dieu de l’Amour. » Il avait alors ses deux ailes intactes ; pendant un instant où je le perdis de vue, il en disparut une ; dois-je répondre de l’aile qui manque au Cupidon ? »

Nouvelle concession de ma part, nouvelle note de Betteredge.

« J’aborde le second corridor, a-t-il continué : il n’avait, l’année passée, aucune autre décoration que celle des portes de chaque chambre s’ouvrant sur ce passage, et pour celles-ci, je puis affirmer sous serment qu’elles y sont toutes ; ma conscience est donc en repos, je l’admets, quant à cette partie de la maison. Mais si la chambre de M. Franklin doit être remise dans l’état de l’année passée, je demande qui sera chargé de lui rendre l’aspect de désordre extraordinaire qu’elle présentait, bien qu’on la rangeât dix fois par jour ! Les pantalons étaient jetés d’un côté, les serviettes d’un autre, et des romans français traînaient partout. Je le répète : qui aura la responsabilité de rendre à cette chambre l’apparence de désordre qui lui était habituelle, M. Franklin ou moi ? »

M. Blake a déclaré qu’il en acceptait volontiers l’entière responsabilité ; Betteredge a refusé obstinément la solution ainsi proposée avant d’avoir obtenu préalablement mon assentiment ; j’ai adhéré promptement à la proposition, et Betteredge a fait une nouvelle petite note sur son carnet.

« À partir de demain vous pouvez venir quand il vous plaira, monsieur Jennings, a-t-il dit en se consolidant sur ses jambes. Vous me trouverez à l’ouvrage avec le monde que je vais prendre pour m’aider. Je vous prie d’agréer mes remerciements respectueux pour les concessions que vous m’avez faites au sujet de la tenture et de l’aile cassée du Cupidon, puis aussi pour m’avoir dégagé de toute responsabilité relativement aux épingles de tapis et au désordre de la chambre de M. Franklin. En tant que serviteur, je vous suis infiniment obligé. En tant qu’homme, je vous considère comme ayant la tête bourrée d’illusions, et je tiens votre expérience pour une déception et une plaisanterie. Mais, n’en craignez pas que mon devoir comme serviteur souffre de mes sentiments privés. Quelques lubies qui vous passent par l’esprit, vous serez obéi, monsieur ; je vous obéirai ponctuellement. Si le tout se termine par l’incendie de la maison, Dieu me damne ! par exemple, si j’envoie chercher les pompiers, à moins que vous ne sonniez vous même le tocsin ou ne m’en donniez l’ordre formel ! »

Sur cette assurance donnée en guise d’adieu, il m’a salué et a quitté la chambre.

« Croyez-vous que nous puissions compter sur lui ? ai-je demandé.

– Complètement, a répondu M. Blake ; quand nous entrerons dans la maison, vous verrez que toutes vos instructions auront été suivies de point en point. »

19 JUIN. – Autre forme de protestation contre notre projet ! cette fois de la part d’une dame.

La poste du matin m’a apporté deux lettres : l’une de miss Verinder, qui consent de la façon la plus gracieuse à l’arrangement que j’ai soumis à son approbation ; l’autre, d’une Mrs Merridew, la dame chez qui elle habite. Mrs Merridew me présente ses compliments ; elle n’a pas la prétention de comprendre la portée scientifique du sujet que j’ai traité dans ma correspondance avec miss Verinder ; au point de vue des convenances sociales pourtant, elle se croit en droit de donner son opinion, « J’ignore sans doute, continue Mrs Merridew, que miss Verinder a à peine dix-neuf ans. Or, permettre à une si jeune fille d’assister sans la protection d’un chaperon à une expérience médicale dans une maison toute remplie d’hommes, est un oubli des convenances que Mrs Merridew ne saurait vraiment autoriser. Si cette affaire doit se poursuivre, elle juge qu’il est de son devoir, quoi qu’il en coûte à ses habitudes et à ses goûts, d’accompagner miss Verinder en Yorkshire. Dans ces circonstances, elle prend sur elle de m’engager à réfléchir de nouveau sur cette difficulté, puisque miss Verinder refuse de se soumettre à aucune opinion autre que la mienne. Sa présence ne saurait vraiment être très-nécessaire, et un mot de moi qui lui serait adressé me dégagerait, ainsi que Mrs Merridew, d’une fâcheuse responsabilité. Traduites en bon anglais, toutes ces phrases polies signifient pour moi que Mrs Merridew vit dans une frayeur mortelle de l’opinion du monde. Elle s’adresse malheureusement à la dernière personne qui ait quelque raison de se préoccuper du respect humain : je n’irai donc pas à rl’encontre des désirs de miss Verinder, et je ne retarderai pas l’heure de la réconciliation entre deux jeunes gens qui s’aiment et n’ont vécu séparés que trop longtemps. Traduction en langage poliment banal : M. Jennings présente ses compliments à Mrs Merridew et regrette de ne pouvoir intervenir davantage dans l’affaire.

Les nouvelles de la santé de M. Blake restent. les mêmes. Nous sommes convenus de ne pas déranger Betteredge aujourd’hui, et de ne faire que demain notre première visite d’inspection au logis.

20 JUIN. – M. Blake commence à souffrir de son incessante insomnie ; le plus tôt les chambres seront remeublées, le mieux ce sera.

Pendant que nous nous rendions ce matin auprès de Betteredge, M. Blake m’a consulté avec une impatience nerveuse à propos d’une lettre du sergent Cuff qu’on lui a renvoyée de Londres et à laquelle il ne sait que répondre. Le sergent lui écrit d’Irlande. Il accuse réception de la carte et du message laissés par M. Blake à sa résidence près de Dorking, et qui lui ont été transmis par sa femme de charge ; il annonce son retour comme devant avoir lieu dans une semaine au plus lard. Il désire fort savoir avant ce moment quelles raisons M. Blake avait de vouloir lui parler relativement à la Pierre de Lune. Si M. Blake peut lui démontrer qu’il a commis quelque grave erreur dans le cours de l’instruction faite au sujet du vol mystérieux de l’année dernière, il regarde comme un devoir (et surtout après la générosité dont il a été l’objet de la part de lady Verinder) de se mettre à la disposition de M. Blake. Mais s’il en est autrement, il lui demande la permission de ne pas quitter sa retraite, où il vit au milieu des joies paisibles de l’horticulture et des agréments de la campagne. Après la lecture de cette lettre, j’ai, sans hésitation, conseillé à M. Blake de communiquer au sergent tout ce qui s’est passé depuis son enquête, et de le laisser tirer ses propres conclusions de l’exposé des faits.

En y songeant de nouveau, j’ai aussi proposé à M. Blake d’inviter le sergent à assister à notre expérience, dans le cas où il arriverait à temps en Angleterre pour se réunir à nous. Il serait un témoin important pour notre cause, et s’il était prouvé que j’avais tort de croire le diamant caché dans la chambre de M. Blake, son avis pourrait encore être fort utile, lorsqu’il s’agirait de prendre de nouvelles mesures qui ne seraient plus de mon ressort. Cette dernière considération a paru influencer M. Blake, et il m’a promis de suivre mon conseil. Au moment où nous entrions dans le sentier qui conduit à la maison, le bruit des coups de marteau nous apprit que le travail des tapissiers était en bonne voie.

Betteredge est venu nous trouver dans la première antichambre, accoutré pour l’occasion d’un bonnet de pêcheur en laine rouge et d’un tablier de serge verte. Aussitôt qu’il m’a aperçu, il a sorti carnet et crayon, et s’est obstiné à prendre note de mes moindres observations. Au reste, de quelque côté que nous tournassions les yeux, nous constations, conformément aux prévisions de M. Blake, que la besogne marchait, exécutée avec autant de célérité que d’intelligence. Mais il restait encore beaucoup à faire, tant dans le hall intérieur que dans la chambre de miss Verinder ; il ne paraissait guère probable que la maison pût être prête avant la fin de la semaine.

Après avoir félicité Betteredge de son activité (il persistait toujours à recueillir chaque parole de moi sur son carnet et à refuser toute attention à M. Blake), après avoir, dis-je, fait compliment à Betteredge, et lui avoir promis de revenir dans un jour ou deux, nous nous disposions à sortir par l’autre côté de la maison. Nous n’étions pas encore au bas de l’escalier, quand Betteredge m’a arrêté devant la porte qui conduit à son logement particulier.

« Pourrais-je vous dire deux mots en tête-à-tête ? » m’a-t-il demandé à voix basse.

J’ai consenti, naturellement. M. Blake est allé m’attendre dans le jardin, et je suis entré chez Betteredge, présumant qu’il allait me demander de nouvelles concessions, comme je lui en avais fait déjà au sujet de la tenture usée et de l’aile de Cupidon.

À ma grande surprise, au lieu de cela, Betteredge, avec l’air d’un homme qui se prépare à une conversation confidentielle, a mis la main sur mon bras et m’a posé cette incompréhensible question :

« Monsieur Jennings, connaissez-vous Robinson Crusoé ? »

J’ai répondu que je m’en souvenais comme d’une de mes lectures d’enfance.

« Vous ne l’avez jamais relu depuis ? a demandé Betteredge.

– Non, jamais. »

Il a reculé de quelques pas, et m’a considéré avec un mélange de compassion, de curiosité et de stupeur.

« Il n’a jamais relu Robinson Crusoé depuis son enfance ! répétait Betteredge en lui-même, sans s’adresser à moi. Voyons un peu quel effet lui produira maintenant cet admirable livre ! »

Il a alors ouvert un placard et en a tiré un livre usé à tous les coins, et exhalant une forte odeur de vieux tabac. Après avoir trouvé le passage qu’il cherchait, il m’a fait signe d’approcher, et toujours d’un ton mystérieux :

« J’en reviens à ces manigances entre vous, le laudanum et M. Franklin, monsieur, s’est-il mis à dire ; pendant que les ouvriers sont dans la maison, mon devoir de serviteur a le pas sur mes convictions d’homme privé ; lorsque les ouvriers ont quitté leurs travaux, l’individualité reprend ses droits ; tout ceci est très-bien. La nuit dernière, monsieur Jennings, je songeais que votre entreprise médicale ne pourrait que très-mal finir ; si j’avais obéi à mon inspiration intérieure, j’eusse enlevé tous les meubles de mes propres mains, et renvoyé les ouvriers dès le lendemain matin.

– Je suis heureux d’avoir vu par moi-même, lui ai-je répondu, que vous avez su résister à cette voix intérieure.

– Résister n’est pas le mot, a-t-il repris, il faut dire lutter à bras-le-corps ! Je luttai, monsieur, entre l’ordre de ma conscience qui m’entraînait d’un côté, et les ordres inscrits sur mon carnet qui me poussaient en sens contraire ; ce combat intérieur dura jusqu’à ce que, sauf votre respect, je me sentisse inondé d’une sueur froide. Dans cette terrible perturbation de corps et d’esprit, à quel remède eus-je recours ? À celui, monsieur, qui ne m’a jamais fait défaut pendant trente années et plus ! à ce livre ! »

À ces mots, il a frappé violemment sur le volume d’où s’est exhalé un parfum de vieux tabac plus accentué que jamais.

« Que trouvai-je ici, a continué Betteredge, dès que je l’ouvris ? Ce passage bien frappant, monsieur, page cent soixante-dix-huit, ainsi qu’il suit : « D’après ces réflexions, je me fis une règle de conduite : chaque fois que se présenteraient à mon esprit de ces avertissements ou pressentiments qui me solliciteraient de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, je me promis de ne jamais résister à cette voix impérative. » Aussi vrai que je vis, monsieur Jennings, voilà quelles furent les premières lignes qui frappèrent mes yeux, juste au même moment où je bravais l’avertissement de ma conscience ! Vous ne voyez rien là d’extraordinaire, monsieur ?

– J’y vois une coïncidence, rien de plus…

– Vous n’éprouvez aucune hésitation, monsieur Jennings à poursuivre votre entreprise médicale ?

– Pas la moindre. »

Betteredge m’a regardé fixement en silence. Il a refermé son livre, l’a serré d’un air calme, puis, se retournant, il m’a dévisagé de nouveau pour arriver à me dire du ton le plus solennel :

« Monsieur, il faut beaucoup pardonner à un homme qui n’a jamais relu Robinson Crusoé depuis son enfance. J’ai bien l’honneur de vous saluer. »

Il m’a ouvert la porte avec une profonde révérence, et m’a laissé libre de ma personne. J’allais au jardin retrouver M. Franklin Blake, quand, celui-ci revenant à la maison, nous nous sommes rencontrés.

« Vous n’avez pas besoin de me raconter ce qui s’est passé, m’a-t-il dit ; Betteredge a joué son va-tout ; il a fait une nouvelle découverte prophétique dans son livre favori ; avez-vous au moins flatté sa manie la plus chère ? non ? vous lui avez laissé voir que vous n’aviez pas foi en Robinson Crusoé ? Monsieur Jennings, vous êtes tombé au plus bas dans l’opinion de Betteredge. Dites ce que vous voudrez, agissez comme vous l’entendrez, à l’avenir ; vous verrez qu’il ne perdra plus une parole pour vous !

21 JUIN. – Pour aujourd’hui, je dois me borner à une courte note sur mon journal. M. Blake a passé la nuit la plus mauvaise qu’il ait encore eue. À mon grand regret, j’ai été forcé de lui faire une ordonnance. Ces tempéraments impressionnables sont, par bonheur, les plus accessibles à l’influence des remèdes ; sinon, je craindrais qu’au jour donné il fût hors d’état de supporter l’épreuve projetée.

Quant à moi, après deux jours de répit, j’ai souffert ce matin d’une attaque si rude que j’ai dû prendre la plus haute dose d’opium, c’est-à-dire cinq cents gouttes.

22 JUIN. – Les choses prennent une meilleure tournure aujourd’hui. M. Blake a été moins éprouvé par ses souffrances nerveuses et a pu dormir un peu cette nuit. Moi, ma drogue m’a produit l’effet d’un coup d’assommoir ; je ne dirai pas que je me suis réveillé ce matin, j’ai repris connaissance.

Nous avons été en voiture jusqu’à la maison ; tout sera prêt demain samedi. Comme M. Blake m’en avait prévenu, Betteredge n’a plus soulevé la moindre objection ; silencieusement poli, il se renferme dans un mutisme gros de pensées. Mon entreprise médicale, selon l’expression de Betteredge, est fixée à lundi ; car les ouvriers n’auront achevé leur travail que demain soir, et, avec l’observation tyrannique du repos dominical qui est un des bienfaits de ce libre pays, les heures de trains sont établies de telle sorte que personne ne pourrait nous arriver de Londres dimanche.

Il ne reste donc, jusqu’à lundi, qu’à bien soigner M. Blake, et à le maintenir, s’il est possible, dans l’état où il est aujourd’hui.

Je l’ai décidé à écrire à M. Bruff en faisant à celui-ci un devoir de nous assister comme témoin. Je tiens d’autant plus à la présence de l’avoué, qu’il s’est déclaré notre antagoniste ; si nous parvenons à le convaincre, notre succès sera hors de toute discussion.

M. Blake a écrit également au sergent Cuff, et j’ai envoyé un mot à miss Verinder. Avec la réunion de ces trois personnes et la présence de Betteredge qui fait autorité dans la famille, nous aurons assez de témoins pour les besoins de notre cause, sans compter Mrs Merridew, si elle persiste à s’offrir en sacrifice à l’opinion publique.

23 JUIN. – L’opium m’a fait subir ses conséquences ; mais, coûte que coûte, il me faut continuer ainsi maintenant jusqu’au lendemain de l’épreuve. M. Blake est moins bien ce matin ; il m’avoue avoir ouvert son tiroir qui renferme ses cigares et ne l’avoir refermé qu’au prix d’un violent effort ; de crainte de succomber à une nouvelle tentation, il a jeté la clé par la fenêtre. Le garçon de l’hôtel la lui a rapportée le matin ; il venait de la trouver dans un réservoir vide ! Puisque la fatalité s’en mêle, je m’empare de la clé et je vais la garder jusqu’à mardi prochain.

24 JUIN. – M. Blake et moi avons ressenti tous deux l’influence bienfaisante d’une longue promenade en voiture découverte. J’ai dîné à l’hôtel avec lui. Comme je l’avais trouvé fort surexcité le matin, ç’a été une grande satisfaction pour moi de le voir après son repas dormir d’un profond sommeil pendant deux heures sur le sofa. S’il passe une dernière mauvaise nuit, je n’en redoute plus les conséquences.

LUNDI 25 JUIN. – Nous voici au jour décisif. Il est cinq heures du soir. Nous arrivons à la maison. Le point essentiel est celui de la santé de M. Blake.

Autant que j’en puis juger, il est physiquement tout aussi accessible à l’effet de l’opium aujourd’hui qu’il l’était l’année dernière. Il éprouve cette après-midi l’agacement nerveux qui est voisin d’une attaque de nerfs. Il change de couleur à tout instant, sa main tremble ; il tressaille au moindre bruit ou à rentrée soudaine de quelqu’un. Tous ces résultats sont la suite du manque de sommeil, lequel, à son tour, a pour cause l’action produite sur les nerfs par la cessation brusque de l’habitude de fumer, alors que cette habitude était devenue un impérieux besoin. Nous voyons donc à l’œuvre les mêmes causes qui ont agi l’année dernière ; espérons que les mêmes conséquences s’ensuivront. Le parallèle se maintiendra-t-il jusqu’au bout, et jusqu’au moment décisif ? Les événements de cette nuit en décideront.

Pendant que j’écris ces lignes, M. Blake s’amuse à essayer divers coups d’adresse sur le billard, comme il le faisait autrefois, lorsqu’il était l’hôte de sa tante. J’ai apporté avec moi mon journal, dans le but d’abord d’occuper les heures d’oisiveté que j’ai en perspective d’ici à demain matin, et en partie aussi dans l’espoir qu’il surgira d’ici là quelque chose de digne d’y être noté.

N’ai-je rien omis jusqu’à ce moment ? Un coup d’œil jeté sur mes notes me fait souvenir d’une lettre que j’ai reçue de miss Verinder ; revenons-y avant de clore ces lignes pour un temps.

Miss Verinder m’a donc adressé hier un mot, afin de me prévenir de son arrivée par un train du soir ; elle sera accompagnée de Mrs Merridew, qui y a tenu absolument. Elle me laisse entendre que l’humeur parfaite en général de cette vieille dame est légèrement altérée ; elle demande donc toute mon indulgence en considération de son âge et de ses habitudes. Je ferai de mon mieux, dans mes rapports avec Mrs Merridew, pour imiter la modération dont Betteredge fait preuve vis-à-vis de moi. Il nous a reçus aujourd’hui majestueusement vêtu de noir, avec cravate blanche des mieux empesées.

Chaque fois qu’il me regarde, il paraît se souvenir que j’ai négligé la lecture de Robinson Crusoé, et il m’honore de sa respectueuse pitié.

Hier aussi, M. Blake a reçu la réponse de l’avoué ; M. Bruff accepte l’invitation, mais il maintient sa protestation. Il est de première nécessité, nous dit-il, qu’un gentleman doué d’une dose de sens commun ordinaire accompagne miss Verinder sur la scène de ce qu’il demande la permission d’appeler l’exhibition en question. À défaut d’une meilleure escorte, M. Bruff sera ce gentleman. – Ainsi voilà la pauvre Miss Verinder flanquée de deux chaperons ! On a au moins la satisfaction de penser que de cette façon l’opinion du monde devra être satisfaite !

Pas de nouvelles du sergent Cuff ; il est sans doute encore en Irlande, et nous ne pouvons espérer le voir ce soir.

Betteredge vient de me prévenir que M. Blake me demande ; je dépose donc la plume.

Sept heures. – Nous avons fini de parcourir toutes les chambres et les escaliers qui viennent d’être regarnis, puis nous avons fait une charmante promenade dans ce petit bois où M. Blake aimait à diriger ses pas lors de son dernier séjour. J’espère, par tous ces moyens réunis, faire revivre autant que possible les anciennes impressions dans son esprit.

Nous allons dîner précisément à la même heure que le soir du jour de naissance. Mon intention ici est purement médicale ; il faut que le laudanum trouve autant que possible le travail de la digestion parvenu au même point que celui où le rencontrait la dose d’opium prise l’année dernière.

Quelque temps après le dîner, je compte ramener la conversation, le moins maladroitement que je le pourrai, sur le sujet du diamant et de la conjuration indienne. Lorsque l’imagination de M. Blake sera entrée dans cet ordre d’idées, je n’aurai rien négligé de ce qu’il est en mon pouvoir de faire avant de lui administrer le laudanum.

Huit heures et demie. – Voici le premier moment où j’ai le loisir de m’occuper d’un des points les plus importants, celui de chercher dans la pharmacie de la maison la bouteille de laudanum dont M. Candy a dû se servir.

J’ai pu mettre la main sur Betteredge et lui faire ma demande. Sans un mot d’objection, sans même recourir à son agenda, il m’a conduit dans la pièce où est enfermée la pharmacie ; il persistait pendant tout ce temps à me regarder comme quelqu’un qui a droit à une grande indulgence.

Je n’ai pas eu de peine à trouver la fiole qui était hermétiquement fermée au moyen d’un bouchon de verre entouré de cuir ; ainsi que je m’y attendais, elle contenait de la teinture simple de laudanum ; comme la fiole était encore presque pleine, j’ai résolu de m’en servir de préférence à celles dont je m’étais muni en cas de besoin. La question de la quantité à administrer est embarrassante, j’y ai bien réfléchi et je me décide à augmenter la dose.

Mes notes portent que M. Candy n’en avait donné que vingt-cinq gouttes. Cette dose est faible pour avoir produit de semblables résultats, même avec un tempérament aussi impressionnable que celui de M. Blake.

Je crois très-probable que M. Candy en a versé plus qu’il ne le supposait, surtout lorsque je me souviens du plaisir qu’il éprouve à savourer un bon dîner, et que ceci se passait le soir d’une réunion de fête ! En tous cas, j’irai jusqu’à quarante gouttes, d’autant plus que dans cette occasion-ci M. Blake sait qu’il va être soumis à ce traitement, ce qui physiologiquement le prédispose à être malgré lui rebelle jusqu’à un certain point à l’action du laudanum. À mon avis, une quantité plus forte est donc absolument nécessaire cette fois, si l’on veut obtenir les effets dus l’an passé à une dose moindre.

Dix heures. – Les témoins sont arrivés depuis environ une heure.

Un peu avant neuf heures, j’ai engagé M. Blake à se retirer dans sa chambre à coucher, sous prétexte qu’il ferait bien d’y jeter un coup d’œil d’inspection, afin de s’assurer qu’aucun détail d’ameublement n’avait été omis. J’étais convenu avec Betteredge que la chambre destinée à M. Bruff serait voisine de celle de M. Blake, et qu’un coup frappé à la porte m’instruirait de l’arrivée de l’avoué. La pendule du hall venait de sonner neuf heures, lorsque j’entendis frapper, et, sortant aussitôt, je rencontrai M. Bruff dans le corridor. Comme toujours, mon extérieur m’a desservi auprès de M. Bruff. À ma vue, ses yeux ont exprimé de la méfiance ; mais habitué à rencontrer cette impression chez les étrangers, je n’ai pas hésité un instant à m’acquitter de ma mission avant que l’avoué gagnât la chambre de M. Blake.

« Vous avez dû voyager jusqu’ici avec Mrs Merridew et miss Verinder ? lui ai-je dit.

– Oui, monsieur, a fait M. Bruff de son ton le plus sec.

– Miss Verinder vous aura sans doute appris que je désirais laisser ignorer à M. Blake la présence de ces deux dames jusqu’à ce qu’il eût subi l’épreuve de ce soir ?

« Je sais, monsieur, que je dois me taire ! a répondu aigrement M. Bruff. Habitué comme je le suis à garder le silence sur les folies humaines en général, j’y suis d’autant plus disposé dans l’occasion actuelle. Êtes-vous satisfait ainsi ? » Je l’ai salué, et l’ai laissé aux soins de Betteredge. Ce dernier m’a jeté en partant un coup d’œil qui signifiait clairement :

« Vous tombez sur un fagot d’épines, monsieur Jennings ! et son nom est : Bruff. »

Il fallait maintenant affronter l’entrevue avec ces dames ; j’ai descendu l’escalier (non sans quelque agitation, j’en conviens) pour me rendre au petit salon de miss Verinder.

La femme du jardinier, chargée du service particulier des chambres, m’a rencontré dans le corridor ; cette bonne femme me traite toujours avec une telle politesse, qu’on y voit la conséquence d’une terreur profonde. Elle me regarde fixement, tremble, et me fait la révérence toutes les fois que je lui parle. Quand j’ai demandé à voir miss Verinder, elle s’est donc mise à me regarder fixement, à trembler, à saluer et elle m’eût resalué encore si miss Verinder n’avait coupé court à la cérémonie en ouvrant tout à coup la porte de son salon.

« Vous êtes M. Jennings ? » m’a-t-elle demandé.

Avant que je pusse répondre, elle est entrée vivement dans le corridor, et nous nous sommes rencontrés sous la lumière du quinquet. À ma vue, miss Verinder s’est arrêtée comme hésitante, mais elle s’est remise aussitôt, a rougi un instant, puis avec une franchise charmante m’a offert la main.

« Je ne pourrais vous traiter en étranger, monsieur Jennings, m’a-t-elle dit. Oh ! si vous saviez le bonheur que m’ont apporté vos lettres ! »

Elle a levé les yeux vers ma vilaine vieille figure avec une aimable reconnaissance, dont l’expression était si nouvelle pour moi, que je n’ai su vraiment comment lui répondre.

Je n’étais pas préparé à me trouver en présence de tant de beauté et de grâce ; Dieu merci ! de longues années de misère n’ont pu endurcir mon cœur, et je me suis senti devant elle aussi gauche et aussi timide qu’un enfant.

« Où est-il maintenant ? a-t-elle demandé sans essayer de cacher l’intérêt qu’elle portait à M. Blake. Que fait-il ? A-t-il parlé de moi ? Son énergie se soutient-elle ? Comment supporte-t-il la vue de cette maison avec les souvenirs qu’elle lui rappelle ? Quand lui ferez-vous prendre l’opium ? Pourrai-je vous aider à le verser ? J’y suis intéressée, et j’éprouve une telle agitation ! J’aurais mille choses à vous dire, mais elles se confondent toutes dans ma tête, si bien que je ne sais par où commencer ! Êtes-vous surpris de l’émotion que je ressens ?

– Non, lui ai-je dit, j’ose même croire que je la comprends parfaitement. »

Bien supérieure à une mesquine pruderie, elle m’a répondu sans affecter le moindre embarras, et comme elle eût parlé à un père ou à un frère :

« Vous m’avez retirée d’un abîme de désolation, vous m’avez rendu la vie ; comment pourrais-je être assez ingrate pour manquer de confiance vis-à-vis de vous ? Je l’aime, a-t-elle dit simplement, et je l’ai aimé depuis le commencement jusqu’à la fin, alors même que je le jugeais indigne de mon affection et que je le traitais le plus durement. Ai-je quelque excuse pour ma conduite ? Je l’espère… et je crains de n’en avoir qu’une ! Quand cette nuit sera passée et qu’il saura que je suis dans la maison, croyez-vous… »

Elle s’est arrêtée de nouveau et m’a regardé avec anxiété.

« Lorsque demain viendra, ai-je repris, je crois que vous n’aurez qu’à lui dire ce que je viens d’entendre. »

Sa figure est devenue rayonnante ; elle s’est rapprochée de moi et s’est mise à tourmenter d’un mouvement fébrile une fleur que je venais de cueillir au jardin. Puis elle a repris.

« Vous l’avez beaucoup vu dernièrement ; croyez-vous réellement ce que vous venez de me dire ?

– Très-réellement ! ai-je répondu. Je suis on ne peut plus sûr de ce qui aura lieu demain, je voudrais être aussi certain de ce qui se passera cette nuit. »

À ce moment de notre conversation, nous avons été interrompus par l’entrée de Betteredge, qui apportait le plateau à thé. Il m’a adressé un de ses regards significatifs en passant près de nous pour se rendre dans le petit salon :

« Ah ! ah ! profitez des beaux jours, pendant que le soleil brille, le fagot d’épines est dans sa chambre, monsieur Jennings ! il n’est pas loin ! »

Nous le suivons ; dans un coin de la pièce, j’aperçois une petite dame âgée, mise avec soin, et tout absorbée par une broderie élégante ; à la vue de mon teint de bohémien et de mes cheveux panachés, elle laisse tomber son ouvrage sur ses genoux et pousse un léger cri.

« Mistress Merridew, fait miss Verinder, je vous présente M. Jennings.

– Je demande pardon à monsieur Jennings, répond Mrs Merridew, qui tout en me parlant regarde miss Verinder. Les voyages en chemin de fer m’agitent toujours beaucoup ; je cherche à calmer mes nerfs en m’occupant, comme c’est mon habitude. J’ignore si la broderie est déplacée dans une pareille occasion ; si elle doit contrarier les projets médicaux de monsieur Jennings, je suis toute disposée à m’en séparer. »

Je me hâte de permettre la présence de la broderie, exactement comme j’ai autorisé l’absence de la tenture et de l’aile du Cupidon. Mrs Merridew fait un effort méritoire pour lever les yeux sur mes cheveux ; non ! elle n’y peut parvenir. Elle regarde de nouveau miss Verinder.

« Si monsieur Jennings veut bien le permettre, poursuit la vieille dame, je lui demanderai une faveur. Monsieur Jennings va tenter une expérience scientifique ; j’ai souvent assisté à de pareilles expériences quand j’étais jeune fille dans mon pensionnat ; toutes se terminaient par une explosion ; si monsieur Jennings était assez aimable pour me prévenir du moment de l’explosion, je désirerais que cet incident ait eu lieu avant que j’aille me mettre au lit. »

J’essaye de rassurer Mrs Merridew en lui affirmant qu’aucune explosion ne fait partie de notre programme.

« Vraiment ! reprend la vieille dame ; je suis très-reconnaissante à monsieur Jennings, je sais pourtant bien qu’il me trompe dans mon intérêt. Je préférerais entendre la vérité ; car je suis on ne peut plus résignée à l’explosion, mais je désirerais néanmoins qu’elle s’opérât avant que je fusse couchée. »

Ici la porte s’ouvre et Mrs Merridew pousse un autre petit cri. Est-ce l’explosion qui est proche ? Non, ce n’est que Betteredge.

« Je vous demande pardon, monsieur Jennings, commence ce dernier de son air le plus grave et le plus confidentiel. M. Franklin veut savoir où vous êtes ; comme vous avez ordonné de lui cacher l’arrivée de ces dames dans la maison, j’ai répondu que je l’ignorais ; ceci, veuillez bien l’observer, est un mensonge. J’ai déjà un pied dans la tombe, monsieur ; par conséquent, moins de mensonges vous exigerez de moi, plus je vous en resterai reconnaissant, lorsque sera venue l’heure suprême où ma conscience m’assiégera d’inquiétudes. »

Il n’y avait pas un moment à donner aux délicatesses toutes spéculatives de la conscience de Betteredge ; M. Blake pouvait d’un instant à l’autre nous surprendre en se mettant à ma recherche, si je ne me hâtais d’aller le retrouver dans sa chambre. Je sors donc et miss Verinder me suit jusqu’au corridor.

« Il semble y avoir une persécution organisée pour vous tourmenter, dit-elle ; qu’est-ce que cela veut dire ?

– C’est seulement dans un cadre très-restreint, l’opposition éternelle du monde, miss Verinder, à tout ce qui est nouveau.

– Que ferons-nous de Mrs Merridew ?

– Dites-lui que l’explosion n’aura lieu que demain matin à neuf heures.

– De façon à l’envoyer se coucher ?

– Oui, justement ! »

Miss Verinder retourne au petit salon, et moi, je monte chez M. Blake.

Je suis surpris de le trouver seul, en train d’arpenter machinalement sa chambre, et assez mécontent d’avoir été ainsi laissé à lui-même.

« Où est M. Bruff » demandé-je.

Il me montre la porte qui fait communiquer entre elles les deux chambres. M. Bruff était venu le voir pendant un instant, avait tenté de renouveler ses remontrances sur l’absurdité de notre tentative, et, voyant qu’il perdait son temps auprès de M. Blake, il s’était réfugié derrière un sac de cuir noir, rempli de papiers d’affaires. Il admettait bien que les occupations sérieuses de la vie étaient ici singulièrement hors de leur place ; mais les affaires n’en étaient pas moins les affaires et devaient se poursuivre malgré tout. M. Blake aurait l’obligeance de faire la part des anciennes habitudes d’un homme âgé. Le temps est de l’argent, et quant à M. Jennings, il pouvait compter que M. Bruff serait tout à sa disposition lorsque le moment serait venu. »

L’avoué, après ces excuses, était rentré dans sa chambre, où depuis lors, il demeurait plongé dans ses paperasses.

Je pense à Mrs Merridew avec sa broderie, à Betteredge avec sa conscience, à M. Bruff muni de sa sacoche, et je trouve que les côtés épais du caractère anglais ont tous de singulières analogies, comme aussi l’expression massive des visages anglais établit une similitude frappante entre toutes les figures britanniques.

« Quand allez-vous m’administrer ce laudanum ? me demande impatiemment M. Blake.

– Il faut que vous attendiez encore un peu, dis-je ; je vais rester et vous tenir compagnie jusqu’à ce que le moment soit venu. »

Il n’était alors pas dix heures. Les informations qui m’avaient été fournies à diverses reprises par M. Blake et par Betteredge, me faisaient croire que M. Candy n’avait pu donner le laudanum avant onze heures. Je suis donc résolu à m’en tenir à la même heure pour verser la drogue. Nous causons un peu, mais tous deux nous sommes préoccupés de l’épreuve qui approche ; la conversation languit, puis tombe. M. Blake feuillette d’un air distrait des livres, dont j’ai eu l’a précaution de parcourir les titres, lorsque nous sommes entrés dans la chambre. C’est le Gardien, le Babillard, Pamila de Richardson, l’Homme de sentiment de Mackenzie, Laurent de Médicis de Roscoe et Charles Quint de Robertson, tous ouvrages classiques, infiniment supérieurs, bien entendu, à toutes les productions modernes, et (s’il m’est permis d’exprimer mon opinion personnelle) possédant tous l’avantage de ne monter la tête à personne. Je laisse donc M. Blake subir l’influence calmante d’une littérature d’élite, et je m’occupe à consigner dans mon journal ces quelques lignes.

Ma montre marque près de onze heures ; je m’arrête ici…

Deux heures du matin. – L’expérience a eu lieu. Je vais dire quels en ont été les résultats.

À onze heures, j’ai sonné Betteredge, et j’ai dit à M. Blake qu’il pouvait enfin se préparer à se coucher.

J’ai regardé par la fenêtre quel temps il faisait ; la nuit était douce et pluvieuse, semblable en cela à celle du jour de naissance, le 21 juin de l’année dernière. Sans avoir une foi absolue dans les présages, il était au moins encourageant de penser que notre entreprise ne serait contrariée par aucune de ces perturbations électriques ou atmosphériques qui agissent sur les nerfs. Betteredge est venu me trouver à la fenêtre, et m’a glissé mystérieusement un bout de papier dans la main. Il ne contenait que quelques lignes :

« Mrs Merridew est allée se coucher, après avoir reçu l’assurance formelle que l’explosion n’aurait lieu que demain matin à neuf heures, et que je ne bougerais pas de ce quartier-ci de la maison, jusqu’à ce qu’elle me rende ma liberté. Elle ne soupçonne nullement que mon petit salon est destiné à être le théâtre principal de l’expérience ; autrement elle y serait restée toute la nuit ! Je suis seule et très-inquiète ; laissez-moi vous voir mesurer le laudanum ; je désire tant être là, ne fût-ce que comme simple spectatrice ! R. V. »

Je suis sorti avec Betteredge et je l’ai prié de porter la pharmacie dans le salon de miss Verinder.

Cet ordre a paru le surprendre ; il m’a regardé d’un air défiant, comme s’il eût craint que je ne voulusse tenter quelque expérience occulte sur la personne de miss Verinder.

« Puis-je me permettre de vous demander, m’a-t-il dit, ce que ma jeune maîtresse et la pharmacie ont à faire l’une avec l’autre ?

– Restez au salon et vous le verrez. »

Betteredge n’osait sans doute se fier à lui-même du soin de me surveiller dans une occasion où la pharmacie se trouvait entrer en jeu.

« Monsieur, m’a-t-il demandé, voyez-vous quelque inconvénient à la présence de M. Bruff ?

– Tout au contraire ! Je vais de ce pas prier M. Bruff de l’accompagner au salon. »

Sur ce, Betteredge est allé chercher la pharmacie sans un mot de plus. Je suis rentré dans la chambre de M. Blake et j’ai frappé à la porte de communication. M. Bruff l’a ouverte, ses papiers à la main, absorbé par la loi et cuirassé contre la médecine.

« Je regrette de vous déranger, lui ai-je dit, mais je vais réparer la dose de laudanum pour M. Blake, et je viens vous prier de m’assister de votre présence comme témoin.

– Fort bien ! » a répondu M. Bruff.

Les neuf dixièmes de son attention étaient captivés par ses papiers, et il m’accordait de mauvaise grâce le dixième restant.

« Y a-t-il autre chose ? demanda-t-il.

– Je vous causerai l’ennui de revenir ici et de me voir administrer la dose.

– Et puis ?

– Et puis je vous prierai de prendre la peine de rester dans la chambre de M. Blake, et d’assister à ce qui pourra s’y passer.

– Oh ! très-bien ! Que ce soit ma chambre, ou bien celle de M. Blake, peu m’importe ; je puis continuer partout mon travail. À moins que vous ne voyiez des inconvénients, monsieur Jennings, à ce que j’introduise cette dose de sens commun dans toute votre affaire ! »

Avant que j’eusse pu répondre, M. Blake s’est adressé lui-même de son lit à M. Bruff.

« Est-ce que vraiment vous prétendez ne porter aucun intérêt à ce que nous allons faire ? En ce cas, monsieur Bruff, vous n’avez pas plus d’imagination qu’un bœuf.

– Un bœuf est un animal fort utile, monsieur Blake, » a répliqué l’avoué.

Là-dessus, il m’a suivi hors de la pièce, tenant toujours ses paperasses à la main.

Nous avons trouvé miss Verinder pâle et agitée ; elle parcourait son salon en tous sens ; Betteredge, debout près de la table, montait la garde autour du coffre à pharmacie. M. Bruff s’est assis sur la première chaise venue, et, désireux de rivaliser d’utilité avec le bœuf, s’est replongé aussitôt dans l’examen de ses papiers.

Miss Verinder m’a tiré à part pour aborder immédiatement le sujet qui absorbait tout son intérêt, c’est-à-dire pour me parler de M. Blake.

« Comment va-t-il ? est-il très-nerveux ou de mauvaise humeur ? Croyez-vous réussir ? Êtes-vous sûr de ne pas lui faire de mal ?

– Très-sûr. Venez me voir mesurer la drogue.

– Un instant : il est plus de onze heures maintenant ; combien de temps s’écoulera-t-il avant que l’effet se produise.

– Il n’est pas facile de le dire ; une heure peut-être.

– Je suppose que la chambre devra être obscure, comme elle l’était l’année dernière ?

– Certainement.

– J’attendrai dans ma chambre exactement comme je le fis alors, et je laisserai aussi ma porte entrebâillée. Puis, j’aurai l’œil sur celle du salon, et, dès que j’apercevrai un mouvement, je soufflerai ma lumière. C’est ainsi que cela a eu lieu il y a un an ; et il faut, n’est-il pas vrai, qu’il en soit de même cette fois-ci ?

– Êtes-vous sûre de rester maîtresse de vous-même, miss Verinder ?

– Pour lui, il n’est rien dont je ne sois capable ! » a-t-elle répondu avec force.

Un regard jeté sur elle m’a assuré que je pouvais compter sur sa parole ; je me suis adressé de nouveau à M. Bruff.

« Je vous demanderai de bien vouloir mettre vos papiers de côté pour un temps, lui ai-je dit.

– Oh, certainement ! »

Il s’est levé en sursaut, comme si je l’avais dérangé dans un moment des plus intéressants, et m’a suivi vers la boite à pharmacie. Là, son esprit n’étant plus captivé par ses travaux professionnels, il s’est mis à bâiller démesurément et à regarder Betteredge d’un air d’ennui profond.

Miss Verinder nous a apporté une carafe d’eau froide qu’elle venait de prendre sur la table.

« Laissez-moi verser l’eau, a-t-elle murmuré, il faut que je mette la main à vos préparatifs. »

J’ai mesuré les quarante gouttes de laudanum et je les ai versées dans un verre.

« Remplissez-le jusqu’aux trois quarts. »ai-je dit en tendant le verre à miss Verinder.

J’ai engagé alors Betteredge à serrer la boîte à pharmacie, en lui disant qu’elle ne m’était plus utile. Une expression de soulagement s’est répandue sur la physionomie du vieux serviteur ; il était clair que, durant tout ce temps, il m’avait soupçonné de tenter quelque entreprise scientifique sur sa jeune maîtresse.

Après avoir ajouté l’eau comme je le lui avais recommandé, miss Verinder a profité d’un moment où M. Bruff feuilletait ses papiers, et où Betteredge fermait le coffret, pour poser ses lèvres à la dérobée sur le bord du verre.

« Quand vous le lui porterez, m’a dit cette aimable fille, offrez-le-lui de ce côté. »

J’ai pris dans ma poche le morceau de cristal qui devait jouer le rôle de la Pierre de Lune et je le lui ai remis.

« Il faut que vous ayez aussi votre part dans ceci, ai-je dit ; veuillez le mettre là où était la Pierre de Lune l’année dernière. »

Elle m’a conduit vers le cabinet indien et a déposé le faux diamant dans le tiroir occupé précédemment par le véritable. M. Bruff assistait à l’opération, tout en protestant comme de coutume ; mais Betteredge, à la vue de la tournure dramatique que prenait l’expérience, n’a pu rester impassible. Sa main tremblait en tenant la bougie, et il disait tout bas avec inquiétude :

« Êtes-vous sûre, miss, que ce soit bien là le tiroir ? »

Je me dirige vers la porte, le laudanum et l’eau dans la main ; je m’arrête pour dire un dernier mot à miss Verinder :

« Ne tardez pas à éteindre les lumières.

– Je vais les souffler tout de suite, répond-elle ; j’attendrai dans ma chambre avec une seule bougie allumée. »

Elle ferme la porte du salon derrière nous, et, suivi de M. Bruff et de Betteredge, je retourne près de M. Blake.

Nous le trouvons en train de s’agiter dans son lit et de se demander avec impatience si on lui donnerait le laudanum cette nuit. En présence des deux témoins, je lui administre l’opium, j’arrange ses oreillers et je le prie de se recoucher tranquillement.

Son lit, entouré de rideaux de perse légère, était placé la tête contre le mur, conservant un assez grand espace vide autour de lui. D’un côté du lit, je tire entièrement les rideaux, et je prie M. Bruff et Betteredge de se tenir dans la partie de la chambre ainsi masquée à sa vue. De l’autre côté, je laisse les rideaux entr’ouverts, et je place ma chaise assez près de son lit pour qu’il puisse à volonté me voir ou ne pas me voir, et me parler selon que les circonstances l’exigeront. Sachant qu’il gardait toujours une veilleuse dans sa chambre, je pose l’une des bougies sur une petite table à la tête de son lit, mais de façon qu’elle ne blesse pas ses yeux ; l’autre, que je donne à M. Bruff, est cachée à la vue de M. Franklin par les rideaux. Pour aérer la pièce, nous avons entrouvert la fenêtre. On entend tomber une pluie légère au milieu du silence de la nuit ; il est alors onze heures vingt minutes, et je m’établis sur ma chaise au pied du lit.

M. Bruff reprend ses papiers et affecte de leur consacrer encore toute son attention, mais je découvre plusieurs indices qui m’annoncent que la loi commence à perdre quelque peu de son intérêt pour lui ! Malgré son peu d’imagination, il se laisse gagner, lui aussi, à la curiosité. Quant à Betteredge, adieu la fermeté de ses principes et la dignité de son attitude ! Il oublie que je ne suis qu’un faiseur de tours, il oublie que j’ai bouleversé toute la maison, il oublie que je n’ai jamais relu Robinson depuis mon enfance, et, se penchant vers moi, il me glisse mystérieusement :

« Pour l’amour de Dieu, monsieur, dites-nous donc vers quelle heure l’effet commencera à se faire sentir !

– Pas avant minuit, dis-je à demi-voix ; ne parlez plus et tenez-vous tranquille. »

Betteredge descend au dernier degré de la familiarité avec moi, sans même faire un effort pour sauver sa dignité ! Il me répond par un clignement d’yeux.

Je regarde ensuite M. Blake, et je le vois toujours aussi agité ; il est de mauvaise humeur parce que le laudanum tarde à agir ; lui dire que plus il s’impatiente ainsi, plus il éloigne le résultat désiré, serait peine perdue. Le plus sage est donc de le distraire de l’idée de l’opium en détournant son attention sur un autre objet.

Dans ce but, je l’encourage à causer avec moi ; j’essaye d’amener de mon côté la conversation sur le point dont nous nous étions entretenus dans la soirée, c’est-à-dire sur le diamant. J’insiste de préférence sur certains détails de l’histoire de la Pierre de Lune, comme son transport de Londres dans le Yorkshire, le risque que M. Blake avait couru en la retirant de la banque de Frizinghall, et l’apparition inattendue des Indiens le soir du jour de naissance. Je fais semblant d’avoir mal compris ce que M. Blake lui-même l’a raconté à ce sujet quelques heures auparavant. Je le provoque ainsi à parler de tout ce dont il importe absolument que son esprit reste empreint, mais je ne lui laisse pas soupçonner que je suis un plan préconçu. Peu à peu, la conversation l’intéresse tellement qu’il oublie de s’agiter dans son lit ; sa pensée perd de vue l’opium, au moment même où l’effet du narcotique commence à se manifester dans ses yeux.

Je regarde à ma montre ; il est minuit moins cinq, lorsque les symptômes précurseurs de l’action du laudanum se révèlent pour la première fois.

À cet instant, des yeux inexpérimentés n’apercevraient aucun changement en lui. Mais à mesure que les minutes s’écoulent, le progrès subtil de l’influence enivrante se manifeste plus clairement ; l’ivresse de l’opium brille dans ses yeux et sa figure ruisselle de sueur. Cinq minutes après, sa conversation devient incohérente ; il n’abandonne pas le sujet du diamant, mais ses phrases cessent d’être complètes. Un peu plus tard, ce ne sont plus que des mots entrecoupés, puis il y a un intervalle de silence ; enfin, il s’assied dans son lit. Alors, l’esprit plein de la même pensée, il recommence à parler, non à moi, mais avec lui-même. Ce changement m’indique que l’expérience est entrée dans sa première phase et que l’action stimulante de l’opium va se produire.

Il est alors minuit vingt-trois minutes ; dans une demi-heure au plus tard sera décidée la question de savoir s’il quittera ou non son lit et s’il sortira de sa chambre.

Tandis que toute mon attention était portée sur M. Blake tandis que je m’abandonnais à la joie de voir le succès se dessiner de la façon que j’avais prévue et presque au moment annoncé par moi, j’avais complètement oublié mes compagnons de veillée ; quand je tourne mes regards vers eux, je vois la Loi, autrement dit les papiers de M. Bruff, jetée par terre sans aucun égard ; M. Bruff lui-même, à travers une ouverture laissée entre les rideaux, observe avidement ce qui se passe ; et Betteredge, foulant aux pieds tout respect des distances sociales, regarde par-dessus l’épaule de l’avoué.

Tous deux, en rencontrant mes yeux, tressaillent comme des écoliers pris en faute ; je leur fais signe d’ôter leurs chaussures en silence, ainsi que je le faisais de mon côté. Si M. Blake nous donne l’occasion de le suivre, il est indispensable que nous le suivions sans bruit.

Dix minutes s’écoulent : rien. Puis, rejetant soudain ses couvertures, il met une de ses jambes hors du lit, et attend.

« Plût à Dieu que je ne l’eusse jamais retiré de la banque, se dit-il à lui-même. Au moins là, il était en sûreté. »

Mon cœur bat à se rompre ; et le mouvement des artères de mes tempes s’accélère furieusement.

L’inquiétude à propos du diamant renaît dans le cerveau de M. Franklin, et c’est là dessus que repose tout le succès de l’épreuve que nous tentons. Dans l’état d’ébranlement où se trouvent mes nerfs, il y a là une source d’anxiétés trop fortes pour moi ; il faut que je détourne les yeux ; autrement je perdrais mon sang froid.

Nouveau silence.

Lorsque je me sens assez maître de moi pour regarder du côté de M. Blake, je le vois hors de son lit, et tout debout ; les pupilles de ses yeux sont contractées, et leur globe brille à la lumière de la bougie, tandis qu’il balance lentement la tête, comme quelqu’un qui réfléchit et ne peut prendre une résolution. Enfin, il se remet à parler.

« Que sais-je ? dit-il. Les Indiens sont peut-être cachés dans la maison ? »

Il se tait, va à pas lents jusqu’au bout de la chambre, se retourne, attend et revient vers son lit.

« Il n’est même pas enfermé à clé, continue-t-il ; elle l’a mis dans un tiroir du meuble, et ce tiroir ne ferme pas. »

Il s’assied sur le bord du lit.

« Tout le monde peut s’en emparer, » dit-il.

Il se lève derechef, en proie à une vive agitation, et répète sa première phrase :

« Que sais-je ? Les Indiens sont peut-être cachés dans la maison ? »

Il attend encore. Je me retire derrière les rideaux du lit ; lui promène ses yeux tout autour de la chambre, avec un regard absent, quoique brillant de l’éclat de la fièvre. Il y a un moment d’attente plein d’angoisse, car il se fait un temps d’arrêt ; mais est-ce l’action de l’opium qui subit une intermittence ou le travail du cerveau ? Qui le dira ? Tout dépend maintenant de ce qu’il va faire.

Il se recouche sur son lit.

Un doute poignant traverse mon esprit. Est-il possible que l’effet narcotique de l’opium se fasse déjà sentir ? Mon expérience de cette drogue rend la supposition peu probable ; mais qu’est-ce que l’expérience, lorsqu’il s’agit de l’opium ? Il n’existe assurément pas deux hommes chez lesquels cette substance produise exactement les mêmes effets. Le tempérament particulier de M. Blake ne le prédisposerait-il pas à ressentir plus tôt l’influence assoupissante ? Sommes-nous destinés à échouer au port ?

Non ! il se relève brusquement.

« Comment diable parviendrai-je à dormir, dit-il, avec une pareille préoccupation ? »

Il regarde la lumière placée à la tête de son lit ; un instant après, il prend en main le bougeoir.

J’éteins la seconde bougie, qui brûlait derrière les rideaux fermés ; et je me retire tout au fond de la chambre avec M. Bruff et Betteredge, leur enjoignant le silence, comme si notre existence en eût dépendu.

Nous attendons sans rien voir ni rien entendre, cachés à sa vue par les rideaux. Tout à coup la lumière, qu’il tenait à la main se met en mouvement ; aussitôt il passe près de nous, rapidement et sans bruit, le bougeoir à la main.

Il ouvre la porte qui donne sur le corridor, et sort ; nous le suivons sur l’escalier, puis le long du second corridor ; il ne se retourne ni n’hésite une seule fois ; il pousse vivement la porte du petit salon et y entre, la laissant ouverte derrière lui.

La porte, semblable à toutes celles de la maison reposait sur de larges gonds, à l’ancienne mode. Il restait donc assez de jour entre le mur et le battant lorsqu’il était ouvert ; je fais signe à mes deux compagnons de se placer de façon à regarder par cet espace sans risquer d’être vus ; et je me mets aussi en observation de l’autre côté de la porte. À ma main gauche, un renfoncement dans la muraille me permettait de me dissimuler sur-le-champ, si M. Blake faisait mine de se rapprocher du corridor.

Il s’avance jusqu’au milieu de la pièce, toujours son flambeau à la main, et regarde tout autour de lui, mais jamais du côté de l’entrée.

Je vois que la porte de la chambre de miss Verinder est restée entr’ouverte ; elle éteint sa lumière et se contient admirablement. L’ombre de son vêtement d’été décèle seule sa présence ; il faut en avoir été prévenu pour se douter qu’il y a là une créature vivante ; pas un mot, pas un geste ne lui échappe dans l’obscurité.

Ma montre marque une heure dix minutes ; j’entends au milieu du silence profond le bruit monotone de la pluie d’été et le murmure de la brise qui souffle à travers les arbres. Après s’être arrêté irrésolu en plein salon l’espace de quelques instants, M. Blake se dirige droit vers le coin où se trouve le cabinet des Indes.

Il pose son flambeau sur le haut du meuble, dont il ouvre et referme successivement tous les tiroirs jusqu’à ce qu’il arrive à celui qui contient le faux diamant ; il regarde alors attentivement à l’intérieur ; puis il saisit la fausse pierre de sa main droite, de l’autre il reprend le flambeau posé sur le haut du meuble.

Il fait alors quelques pas jusqu’au milieu de la pièce, et là s’arrête de nouveau.

Jusqu’ici, il a agi exactement comme il avait dû le faire le soir du jour de naissance. Ses faits et gestes subséquents vont-ils de même répéter ceux de l’an passé ? Quittera-t-il la pièce ? Rentrera-t-il dans sa chambre, comme je crois qu’il a dû le faire autrefois ? Saurons-nous comment il a jadis disposé du diamant lorsqu’il est revenu chez lui ? La première chose que nous lui voyons faire, une fois sorti de son immobilité, est une chose qu’il n’a point faite dans la nuit du vol.

Il pose sa bougie sur la table, puis se promène encore du peu dans la pièce, à une des extrémités de laquelle se trouve un sopha ; là, il s’appuie lourdement sur ce meuble, et se secouant, s’efforce de regagner le milieu du salon ; je puis maintenant voir ses yeux ; ils deviennent troubles et lourds, et leur feu s’éteint rapidement.

C’est trop d’émotion pour miss Verinder : en dépit d’elle-même, son sang-froid l’abandonne ; elle fait quelques pas en avant et s’arrête. M. Bruff et Betteredge me regardent pour la première fois ; la prévision d’une déception se fait jour dans leur esprit, aussi bien que dans le mien. Cependant, tant que M. Blake paraît ainsi livré à ses réflexions, il reste de l’espoir ; nous attendons avec une cruelle angoisse ce qui va se passer.

Son premier mouvement est décisif ; il laisse échapper de ses mains le faux diamant, qui glisse sur le parquet et reste devant la porte, bien visible à ses yeux et à ceux de chacun de nous. M. Blake ne fait aucune tentative pour le ramasser, le regarde vaguement, et, pendant ce temps, sa tête s’affaisse sur sa poitrine. Il chancelle, se ranime encore par un effort violent, marche vers le canapé et s’y assied.

Il essaye encore de se relever, mais ses jambes refusent de le soutenir, et sa tête retombe sur les coussins du canapé. Il est alors une heure vingt-cinq minutes. Je n’ai pas remis ma montre dans mon gousset que, déjà, il est endormi.

Tout est fini ; l’influence narcotique a pris le dessus, et l’expérience est à son terme.

J’entre dans la pièce, et je dis à M. Bruff et à Betteredge qu’ils peuvent me suivre ; il n’y avait plus à craindre de le déranger ; nous étions libres de parler et d’agir.

« La première chose à régler, dis-je, est de savoir ce que nous allons faire de M. Blake ; il dormira au moins six ou sept heures, et, pour le porter dans sa chambre, la distance est encore assez grande. Lorsque j’étais plus jeune, je m’en fusse bien chargé, mais ma santé et mes forces ont tant décliné, que je crains de devoir vous prier de m’aider. »

Avant qu’ils aient pu répondre, miss Verinder m’appelle à voix basse ; elle me rejoint à la porte de sa chambre : je vois sur son bras un châle et un couvre-pieds.

« Comptez-vous le veiller pendant son sommeil ? dit-elle.

– Oui, je ne connais pas assez l’effet de l’opium sur son tempérament pour consentir à le laisser seul. »

Elle me tend le châle et le couvre-pieds.

« Pourquoi le déranger ? dit-elle tout bas. Faites-lui son lit sur le sofa ; je fermerai ma porte, et je resterai dans ma chambre. »

Certes, c’est là l’arrangement le plus simple et le meilleur. Je transmets la proposition à mes deux compagnons, qui y donnent leur assentiment. Au bout de cinq minutes, j’ai couché M. Blake sur le canapé ; le châle et le couvre-pieds le protégeront contre le froid de la nuit. Miss Verinder nous souhaite le bonsoir et rentre chez elle. Nous nous asseyons alors tous trois autour de la table sur laquelle brûle une bougie, et qui porte ce qu’il faut pour écrire.

Je prends la parole pour formuler la demande suivante :

« Avant de nous séparer, dis-je, j’ai un mot à dire au sujet de l’épreuve qui a été tentée cette nuit. Nous désirions atteindre deux buts bien distincts ; le premier était d’établir que, lorsque M. Blake entra l’année dernière dans cette chambre et prit le diamant, il était sous l’influence de l’opium, et qu’il n’avait ni la conscience ni la responsabilité de ses actes. Après ce que vous venez de voir, vous déclarez-vous tous deux convaincus et fixés sur ce point ? »

Ils me répondent affirmativement et sans un moment d’hésitation.

Je poursuis :

« Notre second espoir était de découvrir ce que M. Blake avait pu faire du diamant après que miss Verinder l’eut vu quitter le salon, tenant le diamant dans sa main. La réussite sur ce point dépendait naturellement de l’exacte répétition des faits de l’année dernière ; ici, nous avons échoué, et le but de l’épreuve est manqué. Je ne puis nier que je n’en ressente un vif désappointement, mais j’avoue franchement aussi en être peu surpris. J’ai dit dès le début à M. Blake que notre succès dans cette affaire dépendait de notre aptitude à le replacer plus ou moins complètement dans les mêmes conditions physiques et morales que celles de l’année dernière, et je l’ai prévenu en même temps que c’était demander presque l’impossible. Nous n’avons pu reproduire qu’une partie des conditions indispensables, et par conséquent l’épreuve n’a réussi qu’en partie. Il est possible que j’aie administré une trop forte dose de laudanum ; mais néanmoins j’ai, je crois, indiqué tout à l’heure la vraie raison du demi-résultat que nous venons d’obtenir. »

Après avoir ainsi parlé, je place devant M. Bruff du papier, une plume et de l’encre, et je lui demande si, avant que nous nous séparions, il a quelque objection à dresser et à signer une sorte de procès-verbal de ce qu’il a vu et entendu pendant cette nuit. Il prend aussitôt la plume et se met à l’œuvre avec la promptitude et le savoir-faire d’un homme habitué aux travaux de rédaction.

« Je vous dois bien cela, me dit-il en signant le papier, comme réparation de ce qui s’est passé auparavant entre nous. Je vous demande pardon, monsieur Jennings, d’avoir douté de vous ; vous avez rendu à Franklin Blake un inestimable service. Nous autres gens de loi, nous dirions que vous avez gagné votre cause. »

Quant à Betteredge, son originalité perce encore dans les excuses qu’il m’adresse.

« Monsieur Jennings, me dit il, lorsque vous relirez Robinson Crusoé, ce que je vous engage instamment à faire, vous y verrez qu’il n’hésite jamais à reconnaître ses torts lorsqu’il en a eu. Veuillez croire, monsieur, que dans la circonstance présente j’imite Robinson Crusoé. »

Sur ces mots, il signe à son tour le papier.

Au moment où nous nous levons, M. Bruff me prend à part.

« Un mot encore au sujet du diamant, dit-il. Vous supposez que Franklin Blake a caché le diamant dans sa chambre, et mon avis est que la Pierre se trouve entre les mains des banquiers de M. Luker ; nous ne nous disputerons pas à qui aura raison, nous nous demanderons seulement lequel de nous deux a le plus de chances pour arriver à découvrir la vérité.

– L’épreuve a été faite cette nuit de mon côté, dis-je, et elle a échoué.

– Celle que je me propose de tenter, répond M. Bruff, n’est encore qu’en préparation. J’ai fait surveiller pendant ces derniers jours les rapports de M. Luker avec la banque, et je continuerai ainsi jusqu’à la fin du mois. Je sais qu’il faut qu’il retire lui-même la Pierre de chez ses banquiers, et j’agis dans l’hypothèse que la personne qui a engagé le diamant à M. Luker le mettra en demeure de le retirer, en venant s’acquitter vis-à-vis de lui à la fin du présent mois. En ce cas, je pourrai peut-être mettre la main sur la personne en question ; nous avons là une chance de pénétrer le mystère qui défie tous nos efforts. Partagez-vous mon opinion jusqu’ici ? »

Je n’avais rien à objecter à son avis.

« Je retourne à la ville demain matin par le premier train, dit l’avoué ; je puis apprendre en arrivant qu’on a fait une découverte intéressante, et alors il serait de la plus grande importance que j’eusse Franklin Blake à ma portée, le cas échéant. J’ai l’intention de lui dire, aussitôt qu’il s’éveillera, qu’il doit revenir avec moi à Londres. Après tout ce qui vient de se passer, puis-je compter sur votre concours dans cette occasion ?

– Certainement ! » dis-je.

M. Bruff me serre la main et quitte la chambre ; Betteredge le suit.

Je m’approche du sofa, M. Blake n’a pas bougé depuis que je l’y ai déposé, et il dort du sommeil le plus paisible sur sa couchette improvisée. Pendant que je le regarde, j’entends qu’on ouvre doucement la porte de la chambre. Miss Verinder paraît sur le seuil dans son joli costume d’été.

« Rendez-moi un dernier service, me dit-elle à voix basse ; laissez-moi le veiller avec vous. »

J’hésite, non par un sentiment exagéré des convenances, mais dans l’intérêt de son repos. Elle s’approche tout près de moi et me prend la main.

« Je ne puis dormir, je ne peux même pas rester tranquille dans ma chambre, fait-elle. Oh ! monsieur Jennings, si vous étiez à ma place, songez donc combien vous désireriez être près de lui, ne fût-ce que pour le regarder. Dites donc Oui ! je vous en prie. »

Est-il bien nécessaire d’ajouter que je consens ? Elle va s’asseoir au pied du canapé, et se met à contempler M. Blake, absorbée dans l’ineffable sentiment de son bonheur ; les larmes la gagnent, elle se lève sous prétexte d’aller chercher son ouvrage ; elle l’apporte en effet, mais n’y fait pas un seul point, car elle ne peut quitter des yeux l’objet de sa contemplation, fût-ce seulement le temps nécessaire pour enfiler son aiguille. Je songe à ma jeunesse évanouie, aux yeux si tendres qui eux aussi m’avaient regardé avec amour. Dans la tristesse de mon cœur, je demande des consolations à mon journal, et j’y écris le présent récit.

Nous veillons ainsi en silence : l’un absorbé dans son travail, l’autre perdue dans ses rêves d’avenir.

Les heures se passent, et le sommeil persiste ; l’aube naissante se répand dans la chambre, il ne remue pas. Vers six heures, je pressens le retour de mon mal et, sous prétexte d’aller chercher un oreiller, je quitte miss Verinder. Cette fois mes douleurs ne sont pas de longue durée, et peu après je suis en état de revenir près d’elle.

Je la trouve au chevet du canapé ; elle posait ses lèvres sur le front du dormeur. Je secoue la tête d’un air aussi sérieux que possible, et je lui montre sa chaise ; elle me gratifie d’un charmant sourire, la figure colorée par l’émotion.

« Vous auriez fait de même, me dit-elle tout bas, si vous eussiez été à ma place ! »

Huit heures. – Il commence à s’étirer ; miss Verinder s’agenouille près du canapé ; elle s’est placée de façon à recevoir son premier regard, lorsque ses yeux s’ouvriront.

Dois-je les laisser seuls ?

Oui !

Onze heures. – La maison est redevenue silencieuse. Tous les arrangements sont faits entre eux ; ils sont partis pour Londres par le train de dix heures ; mon court rêve de bonheur s’est évanoui ; je renais aux réalités d’une vie solitaire et dépouillée d’affections.

J’ose à peine transcrire ici les témoignages d’amitié qui m’ont été prodigués, surtout par miss Verinder et M. Blake. Au surplus, c’est inutile ; ces souvenirs reviendront charmer mes heures d’isolement et adouciront ce qu’il me reste de jours à vivre. M. Blake doit m’instruire de ce qui se passera à Londres ; miss Verinder reviendra dans le Yorkshire à l’automne, pour son mariage, et on compte sur moi comme sur un hôte prenant chez eux ses vacances. Ah ! quelle joie j’ai éprouvée lorsque, les yeux rayonnants de bonheur et de gratitude, elle m’a pressé tendrement la main comme pour me dire : « Ceci est votre œuvre ! »

Mes pauvres malades m’attendent. Reprenons sans plus tarder notre collier de misère ! Dès ce soir, me voici forcé de choisir, hélas ! entre l’opium et la souffrance.

Dieu soit loué dans sa miséricorde ! il m’a accordé quelques rayons de soleil. J’ai passé des jours heureux !

Share on Twitter Share on Facebook