VIII. L’Adorateur des femmes

Je ne saurais analyser les sensations que j’éprouvais pendant que la voiture me transportait chez le Major Fitz-David. Je doute même, en vérité, si j’éprouvais des sensations, si je pensais à quoi que ce soit dans le vrai sens du mot.

Depuis une heure, il me semblait que je n’étais plus moi, que j’avais perdu le sentiment de mon identité. En tout autre temps, mon tempérament était nerveux, inquiet, j’avais une tendance marquée à m’exagérer les difficultés et les risques de toutes choses. En tout autre temps, si j’avais eu en perspective une entrevue avec un étranger, j’aurais réfléchi en moi-même à ce qu’il serait sage de dire, à ce qu’il serait prudent de taire. Cette fois, je ne pensai pas un seul instant à ma démarche auprès du Major. Je sentais en moi une confiance inexpliquée, et j’avais en cet inconnu une foi aveugle. Cette fois, ni le passé ni l’avenir ne m’occupaient ; je vivais, sans y réfléchir, tout entière dans le présent. Je regardais les magasins devant lesquels nous passions, et les voitures qui croisaient la mienne. Je remarquais, et remarquais avec plaisir, les coups d’œil d’admiration qu’il arrivait aux piétons de jeter par hasard sur moi. Je me disais : C’est bon ! je viendrai à bout des scrupules du Major. Quand ma voiture s’arrêta devant sa porte, je n’avais qu’une seule crainte, c’est qu’il ne fût pas chez lui.

La porte fut ouverte par un domestique sans livrée, un vieux homme qui semblait avoir été soldat dans sa jeunesse. Il me regarda avec une attention grave, qui se transforma peu à peu en un air de fine approbation. Je demandai si le Major Fitz-David était chez lui. La réponse ne fut pas encourageante. Le domestique me dit qu’il ne savait pas bien si son maître était ou n’était pas sorti.

Je lui donnai une de mes cartes. Cette carte portait nécessairement mon faux nom : Madame Eustache Woodville. Le domestique m’introduisit dans une pièce au rez-de-chaussée, faisant face à la porte d’entrée, et disparut, ma carte à la main.

En portant les yeux autour de moi, je remarquai, dans le mur opposé à la fenêtre, une porte communiquant avec une pièce intérieure. Cette porte ne ressemblait pas aux portes ordinaires. Elle était à coulisses. En y regardant de plus près, je vis qu’elle n’avait pas été exactement close ; on y avait laissé, par mégarde, en la fermant, une étroite ouverture, suffisante pour qu’en s’approchant on pût entendre, dans la pièce où j’étais, ce qui se disait dans l’autre.

« Qu’avez-vous répondu, Olivier, quand elle vous a demandé si j’y étais ? dit une voix d’homme, qui se maintint tout le temps dans le ton bas.

– J’ai dit que je n’étais pas sûr si monsieur était à la maison, » répondit le domestique qui m’avait introduite.

Ici, il se fit un silence. Le premier interlocuteur était évidemment le Major Fitz-David lui-même. J’attendis, pour en entendre davantage.

« Je pense qu’il vaut mieux que je ne la reçoive pas, Olivier, reprit le Major.

– Très-bien, monsieur.

– Dites-lui que je suis sorti et que vous ne savez pas quand je serai de retour. Priez-la de m’écrire, si elle a quelque chose à me communiquer.

– Oui, monsieur.

– Attendez, Olivier. »

Olivier attendit. Il y eut encore un moment de silence, plus long que le premier. Puis le maître reprit ses questions.

« Est-elle jeune, Olivier ?

– Oui, monsieur.

– Et… jolie ?

– Mieux que jolie, monsieur, à mon avis.

– Oui da ! ce que vous appelez une belle femme, Olivier ?

– Certainement, monsieur.

– Grande ?

– Grande et bien faite, Major.

– Oui da ! oui da !… Une gracieuse tournure ?

– Souple comme un jonc, et droite comme un I.

– Toute réflexion faite, j’y suis, Olivier. Faites-la entrer ! faites-la entrer ! »

Jusqu’à présent, une chose au moins me parut claire, c’est que je n’avais pas eu tort de recourir au talent de la femme de chambre. Olivier n’aurait pas fait de moi ce portrait, si je m’étais présentée avec mes joues décolorées et mes cheveux en désordre.

Le domestique reparut et me conduisit dans le cabinet du Major Fitz-David, qui vint respectueusement au-devant de moi pour me recevoir. À quoi ressemblait le Major Fitz-David ?

Il ressemblait à un vieux gentleman bien conservé, âgé d’environ soixante ans ; petit et maigre, et principalement remarquable par l’extrême longueur de son nez. Après son nez, je notai successivement sa belle perruque brune, ses petits yeux gris étincelants, son teint coloré, ses favoris courts et teints d’une nuance qui se mariait avec sa perruque ; ses dents blanches et son sourire aimable ; son bel habit bleu orné d’un camélia à la boutonnière, et son petit doigt paré d’une magnifique bague, un rubis qui m’éblouit de ses feux, quand il me fit signe, avec courtoisie, de prendre un siège.

« Chère madame Woodville, combien vous êtes aimable de me faire cette visite ! Je désirais, depuis longtemps, avoir le bonheur de vous connaître. Eustache est un de mes anciens amis. Je l’ai félicité quand j’ai entendu parler de son mariage. Puis-je vous faire un aveu ?… Maintenant que j’ai vu sa femme, je l’envie. »

L’avenir de ma vie était peut-être dans les mains de cet homme. Je m’efforçai de lire son caractère dans les traits de sa figure.

Les petits yeux gris et brillants du Major s’adoucirent quand il les fixa sur moi ; sa voix forte et rude descendit à son diapason le plus doux et le plus tendre, quand il m’adressa la parole ; ses manières exprimèrent, dès que j’entrai, un heureux mélange d’admiration et de respect. Il approcha sa chaise de la mienne, comme si c’était le plus grand privilège du monde d’être près de moi. Il prit ma main et porta mon gant à ses lèvres, comme si ce gant exhalait le parfum le plus exquis que la terre pût produire.

« Chère madame Woodville, dit-il, en replaçant doucement ma main sur mes genoux, pardonnez cette liberté à un vieux garçon qui adore votre sexe enivrant. Votre présence illumine cette sombre demeure. C’est pour moi une ineffable joie de vous contempler ! »

Il n’était pas nécessaire que le vieux gentleman me fît cette confession. Les femmes, les enfants, les chiens, dit un commun adage, reconnaissent par instinct les gens qui les aiment réellement. Les femmes avaient un ami ardent… peut-être, à une certaine époque, un dangereux ami… dans la personne du Major Fitz-David. Je m’en étais aperçue parfaitement, avant que je me fusse assise, avant que j’eusse ouvert la bouche pour lui répondre.

« Je vous remercie, Major, de votre bienveillant accueil et de vos aimables compliments, lui dis-je, en mettant mon ton à l’unisson du sien, autant que le permettait la retenue que m’imposait mon sexe. Vous m’avez fait votre confession. Puis-je vous faire la mienne ? »

Le Major reprit ma main et rapprocha sa chaise de la mienne aussi près que possible. Je le regardai gravement et essayai de dégager ma main. Le Major ne consentit pas à la laisser aller, et me dit tout de suite pourquoi.

« Je viens de vous entendre parler pour la première fois, dit-il. Je suis sous le charme de votre voix. Chère madame Woodville, laissez-le goûter à un vieux garçon qu’il ravit. Ne lui enviez pas cet innocent plaisir. Prêtez-moi… je voudrais pouvoir dire donnez-moi votre jolie main. Je suis un si grand admirateur des jolies mains ! J’écoute bien mieux, quand je tiens une jolie main comme la vôtre dans la mienne. Les dames me passent cette faiblesse. Passez-la-moi aussi, je vous en prie. Vous me la passez, n’est-ce pas ?… À présent, qu’alliez-vous me dire ?

– J’allais vous dire, Major, que je suis d’autant plus touchée de votre bon accueil, que je viens réclamer de vous une faveur. »

Je sentais, en parlant, que j’abordais le sujet de ma visite un peu trop brusquement. Mais l’admiration que me témoignait le Major allait croissant de minute en minute dans une si rapide progression, qu’il me parut indispensable d’y mettre un frein. Je ne doutais pas que ces mots de fâcheux augure : J’ai une faveur à vous demander, n’atteignissent parfaitement mon but. Ma confiance ne fut pas trompée. Mon admirateur suranné laissa aller doucement ma main, et, avec la plus grande politesse du monde, changea de conversation.

« Cette faveur, naturellement, vous est accordée, dit-il. Mais d’abord… comment… comment va notre cher Eustache ?

– Il est inquiet et découragé, répondis-je.

– Inquiet et découragé ? répéta le Major. Comment ! l’homme digne d’envie qui vous a épousée est inquiet et découragé ! C’est monstrueux. Je ne suis pas content d’Eustache. Je le rayerai de la liste de mes amis.

– En ce cas, rayez-moi aussi de cette liste, Major. Je suis de même dans une triste disposition d’esprit. Vous êtes l’ancien ami de mon mari. Je puis vous avouer que notre vie commune, en ce moment, n’est pas du tout une vie heureuse. »

Le Major Fitz David haussa ses sourcils en signe d’étonnement.

« Déjà ! s’écria-t-il. Comment est donc fait Eustache ? Est-il incapable d’apprécier la beauté et la grâce ? Est-il le plus insensible des hommes ?

– Il est le meilleur et le plus aimant des hommes, répondis-je. Mais il y a dans son passé quelque terrible mystère. »

Je ne pus continuer ; le Major m’arrêta résolument. Il le fit avec la politesse la plus calme, en apparence. Mais je vis dans ses petits yeux étincelants un regard qui disait clairement : – Si vous voulez vous aventurer sur ce terrain glissant, madame, ne me demandez pas de vous y accompagner…

« Ma charmante amie ! s’écria-t-il… Puis-je vous appeler ma charmante amie ?… vous êtes douée, entre mille autres aimables qualités que j’ai pu remarquer déjà, d’une imagination des plus vives. Ne lui laissez pas prendre un trop grand empire sur vous. Croyez-en le conseil d’un vieil ami, ne lui laissez pas prendre trop d’empire ! Que puis-je vous offrir, chère madame Woodville ? Une tasse de thé ?

– Appelez-moi de mon vrai nom, monsieur, répondis-je hardiment. J’ai fait une découverte… Je sais, aussi bien que vous pouvez le savoir, que mon nom est Macallan. »

Le Major bondit sur sa chaise et me regarda fixement. Ses manières devinrent graves, et son ton ne fut plus ce qu’il était auparavant quand il ajouta :

« Puis-je vous demander si vous avez communiqué à votre mari la découverte dont vous venez de me faire part ?

– Certainement ! répondis-je. Ma conviction est que mon mari me doit, à ce sujet, une explication. Je lui ai demandé de me dire ce que signifie ce fait étrange. Il a refusé, en termes qui m’effrayent, de me l’expliquer. J’en ai appelé à sa mère ; elle m’a répondu par le même refus, en termes qui m’humilient. Cher Major Fitz-David, je n’ai aucun ami qui puisse prendre ma défense ; je n’ai aucun ami qui puisse venir à mon aide, si ce n’est vous. Rendez-moi le plus grand de tous les services, dites-moi pourquoi votre ami Eustache m’a épousée sous un faux nom ?

– Accordez-moi la plus grande de toutes les faveurs, répondit le Major : ne me demandez pas de vous dire un mot là-dessus. »

Il semblait, en dépit de sa réponse décourageante s’apitoyer réellement sur ma situation. Je résolus d’employer toutes les forces de mon éloquence à achever de le gagner à ma cause. Je ne me tins pas pour battue du premier coup.

« Je ne puis m’empêcher de vous interroger là-dessus cependant. Réfléchissez à ma position. Comment puis-je vivre sachant ce que je sais… et n’en sachant pas plus ? J’aimerais mieux apprendre je ne sais quoi, le plus terrible des secrets que vous puissiez me révéler, plutôt que de rester dans l’ignorance où je suis. J’aime mon mari de tout mon cœur, mais je ne puis vivre avec lui dans une situation pareille ; ce qu’elle me fait souffrir me conduirait à la folie. Je ne suis qu’une faible femme, Major. Je ne puis qu’implorer votre bonté. Je vous en prie…, oh ! je vous en supplie, ne me laissez pas plus longtemps plongée dans les ténèbres ! »

Je ne pus en dire davantage. Sous l’impulsion d’un premier mouvement, dont je ne fus pas maîtresse, je m’emparai d’une de ses mains, et la portai à mes lèvres. Le vieux gentleman tressaillit comme si je lui avais donné une secousse électrique.

« Ma chère… chère… chère dame ! s’écria-t-il, je ne puis vous dire combien je sympathise avec vous ! Vous me charmez, vous me subjuguez, vous remuez toutes les fibres de mon cœur. Que puis-je dire ? Que puis-je faire ?… Je ne puis qu’imiter votre admirable franchise, votre intrépide candeur. Vous m’avez fait connaître votre position. Permettez que je vous fasse à mon tour, connaître la mienne. Calmez-vous… je vous prie, calmez-vous. J’ai ici un flacon de sels au service des dames. Permettez-moi de vous l’offrir. »

Il m’apporta le flacon ; il plaça un petit tabouret sous mes pieds ; il me pria de prendre le temps de me remettre.

« Diable d’entêté ! dit-il entre ses dents en s’éloignant un moment de moi et paraissant réfléchir. Moi, à la place de son mari, je lui aurais dit la vérité… quoi qu’il pût en arriver ! »

Voulait-il parler d’Eustache ? Était-il disposé à faire ce qu’il aurait voulu faire à la place d’Eustache ? Allait-il réellement me dire la vérité ?

Cette idée avait eu à peine le temps de traverser mon cerveau, quand je tressaillis au bruit d’un violent coup de marteau donné à la porte de la rue. Le Major s’arrêta pour écouter. Bientôt après, la porte fut ouverte, et le frôlement d’une robe de femme se fit entendre. Le Major se précipita vers l’antichambre avec toute la vivacité d’un jeune homme. Il était trop tard, la porte s’ouvrit violemment du dehors, et une dame fit brusquement irruption dans la chambre.

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