IX. La défaite du major

La visiteuse était une jeune fille assez jolie, malgré sa toilette tapageuse, son embonpoint un peu trop marqué, son teint un peu trop florissant et la couleur jaune paille de ses cheveux. Après avoir jeté sur moi un long regard étonné, elle adressa ses excuses au Major pour nous avoir ainsi dérangés. Elle crut évidemment que j’étais la nouvelle et dernière conquête du vieux gentleman, et ne se donna pas la peine de déguiser le sentiment de jalousie qui la piquait en nous trouvant en tête-à-tête. Le Major arrangea l’affaire à l’aide de son procédé irrésistible : il baisa la main de la jeune fille avec autant de dévotion qu’il avait baisé la mienne, et lui dit qu’il la trouvait charmante. Puis, il la reconduisit, avec son heureux mélange de respect, et d’admiration, à la porte par laquelle elle était entrée, et qui donnait directement dans l’antichambre.

« Je n’ai pas besoin de vous faire mes excuses, ma chère, lui dit-il, cette dame est venue me voir pour affaires. Vous trouverez votre maître à chanter qui vous attend à l’étage supérieur. Commencez votre leçon, et j’irai vous rejoindre dans quelques minutes. Au revoir, ma charmante pupille… au revoir. »

La jeune dame répondit à ce petit discours par quelques mots qu’elle dit à voix basse, tout en fixant sur moi un regard de défiance. La porte se ferma sur elle. Le Major fut libre de me revenir, pour en finir aussi avec moi.

« J’appelle cette jeune personne une de mes plus heureuses trouvailles, dit avec complaisance le vieux gentleman. Elle possède, je n’hésite pas à le dire, la plus belle voix de soprano qu’on puisse entendre en Europe. Le croiriez-vous ? je l’ai rencontrée dans une station de chemin de fer. Elle était derrière le comptoir d’une salle de rafraîchissements, la pauvre enfant ! occupée à rincer des verres, et elle chantait pendant ce travail. Grand Dieu ! quelle voix ! Ses notes d’en haut m’électrisèrent. Je me dis à moi-même : « Voilà une prima-donna de naissance… Je la tirerai d’ici ! C’est la troisième que j’aurai, de mon vivant, mise en lumière. Je la conduirai en Italie, quand son éducation sera suffisamment avancée, et elle se perfectionnera à Milan. Dans cette jeune fille, véritable chef-d’œuvre de la nature, vous voyez, ma chère dame, une des futures reines du chant. Écoutez ! elle commence ses gammes. Quelle voix ! Brava ! Brava ! Bravissima ! »

Les notes élevées de la future reine du chant couraient à travers la maison pendant qu’il parlait ainsi. Il ne pouvait y avoir sur ce point le moindre doute, sa voix avait un énorme éclat. Quant à la douceur et à la pureté, on pouvait, selon moi grandement y redire.

Après quelques mots d’acquiescement poli, je me hasardai à ramener le Major Fitz-David sur le sujet en discussion entre nous, quand sa visiteuse avait fait si brusquement irruption dans sa chambre. Mais il montra une grande répugnance à reprendre cette question délicate. Il battit la mesure avec ses doigts sur la rampe de l’escalier, en écoutant la chanteuse ; il m’interrogea sur ma voix et me demanda si je chantais : il me dit qu’il ne saurait supporter la vie sans l’amour de l’art. Un homme, à ma place, aurait peut-être perdu toute patience et renoncé à la lutte par écœurement. Mais j’étais femme, et rien ne pouvait me détourner ou m’arrêter ; ma résolution était invincible. Je repris donc avec fermeté :

« Pardon, Major ; mais revenons, s’il vous plaît, au point où nous en étions, quand on nous a interrompus. Vous paraissiez dire que vous blâmiez Eustache de ses réticences, et qu’à sa place, vous auriez eu vis-à-vis de moi plus de sincérité ? »

Il hésita encore un moment ; puis il sembla prendre son parti.

« Allons, dit-il du ton le plus sérieux, je vois qu’il faut que je vous parle à cœur ouvert, et que je m’explique en toute franchise, non pas sur Eustache je ne le peux pas, mais sur moi-même. »

On pense si je l’écoutais !

« J’ai connu votre mari, reprit-il, à l’âge où il n’était encore qu’un enfant. À une certaine époque de sa vie passée, un terrible malheur l’a frappé. Le secret de ce malheur est connu de ses amis, et religieusement gardé par eux. C’est le secret qu’il cache. Il ne vous le dira jamais tant qu’il vivra. Et à moi, il m’a fait promettre sur l’honneur, de ne le révéler à personne. Vous tenez à savoir, chère madame Woodville, quelle est ma position vis-à-vis d’Eustache. La voilà.

– Vous persistez à m’appeler Mme Woodville ? dis-je.

– C’est le désir de votre mari, répondit le Major. Il a pris ce nom de Woodville parce qu’il n’osa pas donner son véritable nom la première fois qu’il se présenta chez votre oncle. Il ne veut plus maintenant se faire appeler autrement. Toutes les remontrances qu’on peut lui adresser à ce sujet sont inutiles. Il faut que vous fassiez ce que nous faisons ; il faut que vous cédiez à la volonté d’un homme déraisonnable. C’est le meilleur être du monde sous tous les autres rapports ; sous celui-là seul, il est aussi absolu et aussi tenace qu’on peut l’être.

– Vous lui donnez donc tort, et vous en convenez ?

– Oui, j’en conviens ; oui, il a eu tort de vous faire la cour et de vous épouser sous un faux nom. Il vous a confié son honneur et son bonheur en vous épousant ; pourquoi ne vous a-t-il pas confié aussi l’histoire de son malheur ? Sa mère partage complètement mon avis à ce sujet. Vous ne sauriez la blâmer d’avoir refusé de vous admettre dans sa confidence, après votre mariage ; il était trop tard. Avant votre mariage, elle fit tout ce qu’elle put, sans trahir des secrets qu’elle était tenue de garder, comme une bonne mère qu’elle est, pour amener son fils à agir avec vous de bonne foi. Je ne commets aucune indiscrétion en vous disant qu’elle a refusé son consentement à votre mariage, uniquement par la raison qu’Eustache n’a pas voulu suivre son avis, et vous dire quelle était réellement sa position. De mon côté, j’ai fait aussi tout ce que j’ai pu pour appuyer Mme Macallan dans ses instances auprès de son fils. Quand Eustache m’écrivit qu’il avait promis d’épouser une nièce de mon excellent ami, le Docteur Starkweather, et qu’il m’avait indiqué comme pouvant donner des renseignements sur son compte, je lui répondis en l’avertissant que je ne voulais me mêler en rien de cette affaire, à moins qu’il ne révélât à sa future l’entière vérité sur sa position. Il refusa de m’écouter, comme il avait refusé d’écouter sa mère, et insista en même temps pour que je tinsse ma promesse de garder son secret. Quand Starkweather m’écrivit, je n’avais que cette alternative : ou me rendre complice d’une déception, ou répondre d’une façon si réservée et si brève, qu’elle mit fin à la correspondance dès le début. Je pris ce dernier parti, et je crains bien d’avoir ainsi offensé mon vieil et excellent ami. Vous voyez que mes cruels embarras dans cette affaire n’ont pas commencé d’aujourd’hui. »

Le Major s’arrêta et leva sur moi des yeux inquiets ; mais je gardai le silence.

« Voulez-vous, reprit-il, que je vous dise tout, du moins ce que je puis vous dire ? Eh bien, sachez qu’Eustache est encore venu aujourd’hui même. Il m’a averti d’être sur mes gardes, pour le cas où vous viendriez m’adresser la demande que vous êtes précisément venue m’adresser. Il m’a dit que vous aviez rencontré sa mère par suite d’un fâcheux hasard, et que vous aviez découvert son nom de famille. Il m’a déclaré qu’il était venu à Londres tout exprès pour me parler directement de cette grave complication. « Je connais votre faiblesse vis-à-vis des femmes, » m’a-t-il dit. « Valéria sait que vous êtes mon vieil ami. Elle vous écrira certainement ; elle peut même être assez hardie pour venir vous faire une visite. Renouvelez-moi la promesse que vous m’avez faite, sur votre honneur et sur votre foi, de tenir secrète la plus grande calamité de ma vie. » Ce sont là ses propres paroles, aussi exactement que je puis me les rappeler. J’ai essayé de traiter la chose avec légèreté ; je me suis moqué de cette idée théâtrale du renouvellement de ma promesse. Ç’a été en vain. Il a refusé de me laisser avant d’avoir obtenu ce qu’il demandait ; il m’a rappelé, le pauvre garçon ! ses souffrances imméritées dans le passé. Il a fini par fondre en larmes. Vous l’aimez et je l’aime aussi. Vous étonnerez-vous que j’aie satisfait à sa demande ? Ce qu’il en résulte, vous le voyez. Je suis doublement engagé à ne vous rien dire, engagé par le serment le plus sacré qui puisse lier un homme. Ma chère dame ! je sympathise cordialement avec vous, en cette circonstance ; je ne demanderais pas mieux que de mettre un terme à vos anxiétés. Mais que puis-je faire ? »

Il s’arrêta, et attendit… il attendit, d’un air grave… que je lui répondisse.

Je l’avais écouté, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans l’interrompre. Eh bien, le dirai-je ? le changement extraordinaire qui s’était manifesté dans ses manières et dans le ton qu’il avait pris en parlant d’Eustache m’avait plus effrayée que tout ce qui avait pu m’épouvanter jusque-là.

« Combien, me disais-je, doit être terrible cette histoire qu’on persiste à tenir secrète, s’il suffit d’y penser pour que le Major Fitz-David, cet homme si léger, prenne un langage sérieux et triste, s’abstienne de sourire, ne m’adresse plus un seul compliment, et cesse même de songer à la jolie chanteuse, qui l’attend là-haut ! »

Comment exprimer ce qui se passait en moi ? J’éprouvais un découragement profond en voyant échouer ainsi mes efforts. Pour la première fois, depuis que j’étais entrée chez le Major, je me sentais à bout de ressources ; je ne savais plus que dire ni que faire.

Et cependant je ne bougeais pas de ma place ; et cependant ma volonté de découvrir le secret que me cachait mon mari n’avait jamais été plus ferme et plus ardente dans mon esprit. Explique qui voudra cette contradiction et cette confusion dans ma pensée ; je ne puis que raconter les choses comme elles sont.

Cependant, la chanteuse d’en haut continuait à faire retentir les airs, et le Major Fitz-David continuait à attendre, impénétrable, ma réponse.

Mais, avant que j’eusse pris un parti, un autre incident domestique se produisit. En termes plus clairs, un autre coup de marteau à la porte annonça une autre visite. Cette fois néanmoins le frôlement d’une robe de femme ne se fit pas entendre dans l’antichambre. Le vieux domestique du Major entra seul, tenant à la main un magnifique bouquet.

« Lady Clarinda se recommande au souvenir du Major Fitz-David, et lui rappelle le rendez-vous qu’il lui a donné. »

Encore une dame ! Cette fois, la dame avait un titre. C’était une grande dame, qui envoyait ses fleurs et ses messages, sans daigner en faire mystère.

Le Major, après s’être excusé près de moi, écrivit quelques lignes de remerciement et les fit remettre au messager. Quand la porte fut de nouveau fermée, il choisit avec soin une des plus belles fleurs dans le bouquet.

« Maintenant, me dit-il en me présentant cette fleur de la meilleure grâce du monde, maintenant, c’est à vous de parler. Oserai-je vous demander, chère madame, si vous comprenez la position délicate dans laquelle je suis placé, entre votre mari et vous ? »

La courte interruption causée par l’arrivée du bouquet avait donné une direction nouvelle à mes idées, et avait ainsi contribué jusqu’à un certain point à me rendre un peu plus maîtresse de moi-même.

« Je vous remercie très-sincèrement, Major, répondis-je. Vous m’avez convaincue. Non, je ne puis vous demander d’oublier en ma faveur la promesse que vous avez faite à mon mari. C’est une promesse sacrée que, moi-même, je suis obligée de respecter. Je comprends cela parfaitement. »

Le Major poussa un long soupir de soulagement, et, donnant de petits coups sur mon épaule en signe d’approbation :

« Admirablement conclu ! reprit-il, en recouvrant à la fois sa légèreté et son amabilité. Ah ! ma chère dame, vous avez le don de sympathie ! vous jugez ma situation à merveille. Tenez ! vous ressemblez à ma charmante Lady Clarinda ! Elle aussi a le don de sympathie, elle aussi juge à merveille ma situation. Que je serais heureux de vous présenter l’une à l’autre ! » ajouta le Major en plongeant avec délices son long nez dans les fleurs de Lady Clarinda.

Je l’écoutais vaguement ; mais je ne perdais pas de vue mon but un seul instant : on a pu s’apercevoir que j’étais une femme suffisamment obstinée.

« Je serai enchantée de me rencontrer avec Lady Clarinda, répliquai-je. En attendant…

– Je veux, reprit le Major, m’interrompant dans un accès d’enthousiasme, je veux arranger un petit dîner entre vous, Lady Clarinda, et moi ! Le soir, notre jeune prima-donna viendra se faire entendre. Supposons que nous en dressons le menu. Quelle est, je vous prie, votre soupe d’automne favorite ?

– … En attendant, continuai-je imperturbable, et pour en revenir au sujet dont nous parlions… »

Le sourire du Major s’évanouit. Sa main laissa tomber la plume destinée à immortaliser le nom de ma soupe favorite d’automne.

« Faut-il donc que nous y revenions, à ce malheureux sujet ? demanda-t-il d’un ton piteux.

– Seulement pour un instant » dis-je.

– Vous me rappelez, poursuivit le Major Fitz-David, en secouant tristement la tête, une autre de mes charmantes amies, une Française, Mme Mirliflore. Vous êtes une personne prodigieusement tenace dans vos projets. Mme Mirliflore n’est pas moins tenace dans les siens. Elle se trouve à Londres, en ce moment. Devons-nous l’inviter à notre petit dîner ? »

La figure du Major s’illumina à ce moment. Il reprit la plume.

« Dites-moi quelle est votre soupe favorite d’automne ?… répéta-t-il.

– Pardon, repris-je, nous parlions, il y a un moment…

– Oh ! chère ! s’écria le Major, nous revenons donc à ce sujet ?

– Oui… nous y revenons. »

Le major déposa sa plume pour la seconde fois, et écarta avec regret de sa pensée Mme Mirliflore et la soupe d’automne.

« Oui ? dit-il, en s’inclinant avec résignation et souriant d’un air soumis, vous alliez donc dire ?

– J’allai dire, repris-je, que votre promesse vous engage seulement à ne pas divulguer le secret que mon mari me cache. Mais vous n’avez pas promis de ne pas me répondre, si je vous adresse une ou deux questions. »

Le Major Fitz-David agita sa main comme pour repousser ce que j’allais dire, et me lança, de ses brillants petits yeux gris, un regard éploré.

« Arrêtez ! dit-il. Ma chère amie, arrêtez ! Je vois où vos questions me conduiront, et ce qui en résultera, si je commence une fois à y répondre. Votre mari, aujourd’hui même, m’a fort à propos rappelé que, dans les mains d’une jolie femme je suis aussi faible qu’un roseau. Il avait raison, complètement raison. Chère et admirable dame, n’abusez pas de votre influence ! Ne poussez pas un vieux soldat à trahir sa parole d’honneur.

– Un seul mot… » interrompis-je.

Le Major joignit ses mains d’un air suppliant.

« Pourquoi insister ? dit-il, je me livre à vous sans résistance. Je suis un agneau !… pourquoi me sacrifier ? Je reconnais votre pouvoir ; je m’abandonne à votre merci. Tous les malheurs de ma jeunesse et de mon âge mûr me sont venus par les femmes. Je ne suis pas plus sage à l’âge où je suis arrivé. Je suis précisément aussi épris des femmes et aussi disposé à me laisser égarer par elles que jamais. C’est absurde, n’est-ce pas ? Mais ce n’est que trop vrai. Tenez… »

Il souleva un coin de sa belle perruque et découvrit une terrible cicatrice près de l’une de ses tempes.

« Voyez ceci, dit-il : c’est une blessure, qu’on supposa dans le temps devoir être mortelle, et qui me fut faite par une balle de pistolet. Je n’ai pas reçu cette blessure au service de mon pays… non, chère dame, non ; je l’ai reçue au service d’une dame, victime d’un indigne traitement, et des mains de son scélérat de mari, dans un duel à l’étranger. La dame, du reste, en valait la peine ! »

Il baisa sa propre main, en souvenir de la dame défunte ou absente, dont il venait de parler. Puis, m’indiquant du doigt une aquarelle, accrochée au mur et qui représentait une superbe maison de campagne :

« Regardez un peu ce beau domaine, dit-il. Il m’a appartenu jadis. Je l’ai vendu, il y a bien des années. Et dans quelles mains en a passé le prix ? Dans les mains des femmes. Que Dieu les bénisse ! Je n’ai pas l’ombre d’un regret, si j’avais un autre domaine, il aurait le même sort. Votre adorable sexe a daigné prendre ainsi, pour jouets de ses mains mignonnes, ma vie, mon temps, ma fortune. Je l’en remercie. La seule chose que j’ai conservée intacte, c’est mon honneur. Et maintenant, le voilà en péril ! Oui, si vous m’adressez vos adroites questions avec ces beaux yeux, avec cette voix charmante, je prévois ce qui arrivera : vous me ravirez le dernier et le meilleur de tous mes biens. Ai-je mérité d’être ainsi traité… et cela par vous, ma charmante amie ! par vous seule entre toutes les femmes du monde ! oh !… fi… fi… fi !… ».

Il s’arrêta et me regarda, du même air qu’auparavant, véritable personnification de la prière, la tête légèrement penchée d’un côté, je tentai encore une fois de lui parler, à mon point de vue, du sujet en discussion entre nous ; il se mit aussitôt à ma merci avec plus d’insistance que jamais.

« Demandez-moi tout au monde, dit-il, mais ne me demandez pas de trahir mon ami. Épargnez-moi cela, et il n’est rien que je ne puisse faire pour vous contenter. Je sais ce que je dis, ajouta-t-il en s’approchant plus près de moi et me parlant plus sérieusement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Je crois que vous êtes victime du plus injuste traitement, il est monstrueux d’espérer qu’une femme placée dans votre situation consentira à y demeurer tout le reste de sa vie. Non ! non ! Si je vous voyais en ce moment sur le point de découvrir par vous-même ce qu’Eustache persiste à vous cacher, je me souviendrais que ma promesse, comme toutes les promesses a ses limites et ses réserves. Je me croirais obligé en honneur à ne pas vous aider dans cette découverte, mais je ne voudrais pas lever seulement un doigt pour vous empêcher de découvrir la vérité par vous-même. »

Il parlait, enfin, très-sérieusement. Il appuya fortement sur ses derniers mots. Je n’appuyai pas moins sur ceux que je prononçai en me levant subitement. J’obéis, en le faisant, à une impulsion irrésistible. Les paroles du Major m’avaient suggéré une nouvelle idée.

« Maintenant, nous nous entendons bien, lui dis-je. Je m’en tiendrai à vos propres termes, Major. Je ne demanderai de vous que ce que vous venez de m’offrir volontairement…

– Que vous ai-je offert ? demanda-t-il d’un air un peu alarmé.

– Rien dont vous ayez à vous repentir, répondis-je ; rien qu’il ne vous soit facile d’accorder. Puis-je vous faire une question hardie ? Supposez que cette maison est à moi, au lieu d’être à vous.

– Considérez-la comme à vous ! s’écria le galant vieillard, à vous depuis la cave jusqu’au grenier !

– Mille remerciements, Major ! je la considérerai comme m’appartenant, pour le moment. Maintenant, vous savez, et personne n’ignore, qu’une des nombreuses faiblesses de la femme est la curiosité. Supposez donc que la curiosité me pousse tout d’abord à examiner chaque chose dans ma propriété nouvelle. C’est mon droit, je présume ?

– Sans doute.

– Supposez, en conséquence, que j’aille de pièce en pièce, ouvrant les armoires, furetant les meubles, fouillant les tiroirs, enfin faisant à la fois acte de propriétaire et de femme curieuse, rien n’est plus naturel, n’est-il pas vrai ? Pensez-vous que j’aie la chance ?… »

L’esprit prompt du Major alla au-devant de la fin de ma question. Lui aussi se leva subitement, comme je l’avais fait, de son siège, avec une nouvelle idée dans l’esprit.

« Pensez-vous que j’aie la chance, repris-je, d’y trouver quelque chose qui me mette sur la piste du secret de mon mari ? Répondez-moi par un seul mot : oui ou non ?

– Calmez-vous ! s’écria le Major.

– Oui ou non ? répétai-je plus vivement encore.

– Eh ! bien !… Oui, » dit-il, après un moment de réflexion.

C’était la réponse que je souhaitais ; mais elle n’était pas suffisamment explicite pour me satisfaire. Je sentis la nécessité d’amener le Major, si c’était possible, à y ajouter quelques détails.

« Ce oui veut-il dire qu’il y a ici une sorte de fil d’Ariane qui conduise au mystère ? demandai-je. Une chose, par exemple, que mes yeux peuvent voir et mes mains peuvent toucher, si je peux seulement la trouver ? »

Il réfléchit encore. Je vis que j’avais réussi à l’intéresser, sans que je susse comment ; et j’attendis patiemment qu’il eût médité sa réponse.

« La chose à laquelle vous faites allusion, dit-il, ce fil d’Ariane, comme vous l’appelez, peut-être vu et peut-être touché, en supposant que vous parveniez à le trouver.

– Dans cette maison ? » dis-je.

Le Major fit un pas de plus vers moi, et répondit :

« Dans cette chambre. »

J’étais comme éperdue ; ma tête commençait à avoir le vertige ; mon cœur battait violemment. Je voulus continuer, achever ; cela me fut impossible ; mon effort pour y parvenir me fit mal. Il y eut un long silence. Pendant cette minute, je pus entendre la leçon de musique, allant son train dans la chambre au-dessus. La future prima-donna avait fini de vocaliser et essayait sa voix sur des morceaux d’opéra italien. Elle chantait l’air ravissant de la Sonnambula : Corne per me serene. Je n’ai jamais entendu depuis cette délicieuse mélodie sans être à l’instant transportée en imagination dans le fatal parloir de Vivian Place.

Le Major, très-ému, prit le premier la parole.

« Asseyez-vous, dit-il, mettez-vous dans ce fauteuil, je vous prie. Vous êtes très-agitée ; vous avez besoin de vous calmer. »

Il avait raison ; je ne pouvais plus rester debout. Je me laissai tomber dans le fauteuil. Le Major sonna, et alla dire quelques mots au domestique qui se présenta à la porte.

« Voilà bien longtemps que je suis ici ? dis-je d’une voix faible ; est-ce que je vous gêne ?

– Vous… me gêner !… répéta-t-il avec son irrésistible sourire, vous oubliez que vous êtes chez vous ! »

Le domestique rentra, apportant une bouteille de vin de champagne et un plateau de biscuits.

« J’ai fait mettre ce vin en bouteille exprès pour les dames, dit le Major. Les biscuits me viennent en droite ligne de Paris. Faites-moi le plaisir de prendre quelques rafraîchissements. Et ensuite… »

Il s’arrêta et me regarda attentivement.

« Et ensuite, reprit-il, puisqu’il est convenu que vous êtes chez vous, c’est peut-être moi qui vous gêne… Irai-je retrouver en haut ma prima-donna, et vous laisserai-je seule ici ? »

Pour toute réponse, je lui pris la main et la serrai de toutes mes forces.

« La tranquillité de toute ma vie à venir est en jeu, lui dis-je. Quand je serai seule ici, votre généreuse sympathie permet-elle que j’examine tout ce qu’il y a dans cette chambre ? »

Il me fit signe de boire le champagne et de goûter aux biscuits, avant de me répondre.

« Ceci est sérieux, dit-il. Je désire que vous rentriez en pleine possession de vous-même. Reprenez des forces… je vous parlerai ensuite.

Je fis ce qu’il désirait. Une minute après avoir bu de ce vin pétillant et exquis, je me sentis revivre.

« Est-ce votre vœu exprès, reprit-il, que je vous laisse seule ici procéder à votre perquisition dans cette chambre ?

– Oui, c’est mon vœu exprès, lui répondis-je.

– Je prends une grande responsabilité sur moi, en accédant à cette demande. Mais je le fais, parce que je crois sincèrement, comme vous le croyez vous-même, que la tranquillité de votre vie à venir dépend de la découverte de la vérité. »

En disant ces mots, il tira de sa poche deux clefs.

« Vous éprouverez naturellement quelques soupçons, continua-t-il, sur chaque porte fermée que vous trouverez ici. Il n’y en a que deux dans cette pièce, les portes des placards sous la grande bibliothèque, et celle du cabinet italien dans ce coin. La plus grosse clef ouvre le cabinet. »

Ce disant, il déposa les clefs sur la table.

« Jusqu’ici, reprit-il, j’ai strictement respecté la promesse que j’ai faite à votre mari. Je continuerai à y être fidèle, quel que puisse être le résultat de vos recherches dans cette chambre. Je suis engagé sur l’honneur à ne vous aider ni par parole ni par action. Je n’ai pas même la liberté de vous faire la plus légère allusion. C’est entendu ?

– Certainement !

– J’ai maintenant un dernier mot à vous dire. Je me retire ensuite. S’il vous arrive par hasard de mettre la main sur le fil d’Ariane, rappelez-vous ceci : La découverte qui s’en suivra sera terrible. Si vous doutez à l’avance de pouvoir soutenir un choc… qui vous frappera au cœur, pour l’amour de Dieu, abandonnez dès à présent et pour toujours votre dessein de chercher à découvrir le secret de votre mari !

– Je vous remercie de l’avertissement, Major. J’affronterai les conséquences de la découverte, quelles qu’elles puissent être.

– Vous y êtes absolument résolue ?

– Absolument.

– Prenez tout le temps qu’il vous conviendra de prendre. La maison et toutes les personnes qui s’y trouvent sont à votre disposition. Donnez un seul coup de sonnette, dès que vous aurez besoin du domestique. Donnez-en deux, si vous voulez appeler la femme de chambre. De temps en temps, je viendrai moi-même voir comment vous vous trouvez. Je suis responsable de votre bien-être et de votre sécurité tout le temps que vous me faites l’honneur de rester sous mon toit. »

Il éleva ma main jusqu’à ses lèvres et fixa un dernier et long regard sur moi.

« Je pense que je ne cours pas un trop grand risque, dit-il, en se parlant à lui-même plutôt qu’en s’adressant à moi. Les femmes m’ont entraîné, jadis, à plus d’un acte téméraire. M’auriez-vous entraîné dans le plus téméraire de tous ? »

En prononçant ces mots qui avaient l’obscurité d’un oracle, il me salua gravement et sortit. Je restai seule dans le parloir.

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